La littérature romande a longtemps sommeillé dans un ennui très… littéraire. À tel point qu’aujourd’hui encore, innombrables sont les lecteurs qui, l’estimant chiante, lui préfèrent les plumes françaises, belges, africaines ou québécoises. Pourtant, depuis un bon quart de siècle, les écrivains suisses à croix blanche francisée se révèlent des forts en thèmes parmi les plus échevelés. Après les états d’âme et le spleen de bon ton, chers à nos ancêtres tous un brin ramuziens, l’écriture s’est épanouie tous azimuts, révélant des imaginaires illimités. Sujets féministes, politiques, biographiques, érotiques, animaliers, exotiques, comiques, historiques, récits d’horreur, science-fiction, tous les genres ont été explorés, y compris le polar dont, hélas, la plupart des représentants sont affligés de mal-écriture comme on dirait malbouffe.
Sur le mode grinçant, le Valaisan Philippe Lamon s’est fait un nom avec trois récits, Baba au rhum, Comment j’ai vengé ma ville – qui séduit tout particulièrement les Loclois, arrivés vilains derniers au classement des villes suisses où il fait bon vivre ! Et aujourd’hui, Le Casting, chronique sociologique décrivant à coups de détails aussi drôles que féroces les bobos et demi-bobos aux prises avec leurs moutards, âgés de zéro à trois ans ou, quand le ridicule ne tue pas… et c’est bien dommage.
Deux couples : Many, femme au foyer qui rêve de retravailler et Sylvain, obsédé par son travail, branchés, dépensiers, racés, et leur petite Zia, adorable bambine bien élevée, jolie comme un cœur, obéissante, en très bonne santé ; Maude, employée dans le social et Florent, libraire à temps très partiel, et leur fille Chloé, un ouragan toujours malade. Insortable, reine de la boulette, désobéissante, violente. Vieilles copines dès l’adolescence, la sylphide Many et la complexée Maude, restée très marquée par sa grossesse, vont présenter leur progéniture au grand casting organisé par le magazine « Top Baby Kids Fashion », dont les dix gagnants passeront une semaine avec leurs parents dans un palace de luxe à Djerba, tous frais payés, et shootés par des professionnels. Simplicité demandée, pas de rivalité entre les adultes, pas de maquillage pour les chérubins défilant devant le jury, lors de la finale à la Foire du Valais, entre fromage, saucisses, alcools, outrances en tous genres, ambiance familiale et conviviale garantie… à la Breughel.
Cette fête annoncée réveillera pourtant les aigreurs des parents « individus potentiellement dangereux », les attentes des uns et des autres, l’arrogance des nantis, le malaise d’un papa récalcitrant à un tel événement, les regrets, les espoirs de reconnaissance via les gosses, la mauvaise foi, menant les deux couples au bord de la rupture. Et révélera l’effervescence d’activités futiles au fief des toquantes, du fric et du chocolat, via les sacro-saints réseaux sociaux qui rythment la vie de chacun. Pipi, caca, vomis, crises, nuits sans sommeil, jalousie, petites infidélités, dépenses et apparences, mensonges, le tout enrobé d’un ton sarcastique qui devrait alerter les adultes : vous n’êtes ni les premiers ni les derniers à avoir pondu, un peu de relativité que diable. Vos mioches n’ont rien d’exceptionnel et vous-mêmes faites partie de la masse anonyme des citoyens de ce pays de cocagne, qui se moque complètement du reste du monde. Une lecture joyeuse vivifiante.
Information sur le livre :
Le Casting, Lamon Philippe, Cousu Mouche éditeur,
229 pages, ISBN 9782940576500