Un collègue écrivain, et néanmoins ami, se trouve avoir un métier que l’on ne peut ni téléporter ni exercer en temps d’épidémie (je n’en dirai pas plus). On le renvoya donc chez lui pour un mois. Chic, dit-il en tournant la clé qui refermait la porte sur lui : j’ai un balcon qui donne sur le Mont-Blanc, et un mois pour écrire.
Je comprends.
Alors moi, pareil ? Hélas non.
Une autre anecdote : une connaissance, ni collègue ni amie, revint du Sahara où elle était montée jusqu’à l’ermitage du Père de Foucault. « Et là on fait face aux pics du Hoggar, c’est sublime. Là tu pourrais écrire, ça t’inspirerait. »
Je comprends. Mais non.
Une autre écrivaine, Leïla Slimani que l’on peut nommer puisqu’elle s’expose, publie son journal de confinement dans sa maison de campagne, avec vigne vierge sur les murs, dépendances à colombages, pommiers. C’est Marie-Antoinette qui élève ses moutons à petits rubans au Trianon. Mais elle « n’arrive pas à penser ni à écrire », elle ne parvient pas à se concentrer. Elle en fait le résultat d’une sidération, du coup de poing de la terrible situation, même si le camélia a fleuri sur le mur qui lui fait face.
Je comprends. Un peu. Pas pour les mêmes raisons.
Comment se fait-il que je ne me reconnaisse dans aucune de ces situations ? C’est qu’écrire est une tâche par principe impossible, tout en nous y résiste, notre âme refuse par tous les moyens d’être dévoilée, sans que notre conscience en soit mise au courant. Alors on ruse, avec sa conscience, avec son corps, avec son inconscient, pour écrire quand même, pour parcourir le chemin en travers duquel nous mettons nous-mêmes tant d’obstacles.
Il n’y a que dans la perte de concentration de Leïla Slimani que je me reconnaisse, même s’il y a malentendu quant à la cause : elle l’attribue à son empathie mondiale, je l’attribue modestement à mon agitation, que ma chambre ne sait pas contenir.
J’ai tout, pourtant : une chambre, un bureau, du calme ; pas de paysage sublime par la fenêtre pour me distraire. Et là je m’agite, mon attention est une mouche enfermée qui zonzonne, vole partout sans rien toucher, ne se pose nulle part plus de vingt secondes, impossible à attraper. Je ne commence pas. Les heures passées en chambre sont passées à me battre contre moi-même pour écrire, pas à écrire.
C’est que j’écris dans les cafés, d’habitude. Au matin je sors de chez moi, je marche dans la rue jusqu’à mon lieu de travail, je m’installe dans la salle commune, et entouré du brouhaha de la présence humaine, avec une extraordinaire concentration, je travaille sans interruption. Je relève la tête, je regarde distraitement qui est là, qui passe, et je reviens à ma tâche sans que jamais rien ne m’en distraie, ni l’agitation des autres, ni la mienne, qui sans doute se compensent et créent à elles deux le calme intérieur qui me permet d’écrire.
Alors quand les cafés ont été déclarés superflus à la marche de la Nation et fermés, je me suis confiné dans ma chambre si calme, si bien installée, et je ne fais rien. Mon attention volette çà et là, je mets des jours à lire ce qui m’aurait pris trois heures, j’écris par fragments quelques pages que j’aurais remplies d’un trait, je me lève pour observer par la fenêtre ce que je n’avais jamais détaillé.
Je suis au chômage technique. Le seul écrivain peut-être qui le soit, parce que je n’écris pas confiné dans ma chambre mais dans ce grand dehors plein de bruits qui m’est maintenant interdit.
Devant la fenêtre, regardant les pigeons comme le chat, je patiente.