Héros romantiques et antihéros romanesques
Malgré l’obstination des manuels scolaires à traiter Balzac en « auteur réaliste », les grands héros balzaciens sont d’indécrottables romantiques : c’est Rastignac, pâle à la lueur de la lune, jetant un défi au Faubourg Saint-Germain, c’est-à-dire à Paris, c’est-à-dire au monde entier ; c’est Lucien de Rubempré, crayeux d’amour et de désespoir, possédé par le génie, sauvé in extremis par la main providentielle d’un criminel notoire ; c’est Vautrin, ce criminel notoire, ce chef de bande impavide à la force extraordinaire. Ces héros puissants jusque dans leurs faiblesses, racés jusque dans leur déclassement, sublimes jusque dans leur corruption, sont assoiffés de conquêtes ou d’amour ou de gloire. Leur mode d’existence est celui de la lutte pour la maîtrise, c’est-à-dire la tentative de transformer les êtres en leviers, en outils, en une collection d’objets personnels destinés à leur usage privé. Ce mode d’existence est dangereux, semé de précipices en forme de suicides et d’assassinats ; la maîtrise ne s’acquiert qu’à la force du poignet, qu’au fil de l’épée – ne serait-ce que symboliquement – et parfois l’épée se retourne contre ceux qui la brandissent. Quand Rastignac jette son fameux défi au monde, il doit d’abord enjamber la dépouille fumante et lourde de reproches du Père Goriot ; alors le combat peut véritablement commencer. Nous appelons ces personnages des héros romantiques.
« Quand Rastignac jette son fameux défi au monde, il doit d’abord enjamber la dépouille fumante et lourde de reproches du Père Goriot ; alors le combat peut véritablement commencer. »
Quentin Mouron
À côté de ces héros romantiques se trouvent des êtres qui ne provoquent aucune crainte, qui ne suscitent aucune admiration, qui provoquent au contraire épigrammes et rires perfides, qui sont les victimes des plus odieuses bassesses, qui abritent en eux des désespoirs irréparables – irréparables, car risibles, car méprisables, car indignes d’estime. Ce sont les personnages à idée fixe, ce sont les monomanes. C’est le cousin Pons, collectionneur maladif, accumulateur de bibelots et de peintures. C’est l’abbé Birotteau, obsédé par les meubles de l’abbé Chapeloud, son supérieur. C’est le Père Goriot, chez qui la passion maniaque pour ses filles tue en même temps l’intelligence et la dignité. Balzac écrit, dans La recherche de l’absolu : « Il avait déjà cinquante-neuf ans. À cet âge, l’idée qui le dominait contracta l’âpre fixité par laquelle commencent les monomanies. » Cette âpre fixité, c’est le désir devenu exclusif et immobile, c’est l’absolu réifié et réduit aux proportions d’un dé à coudre. Les personnages qui portent de tels désirs nous sont à la fois étrangers et familiers. Ils sont marqués au coin de la folie singulière, et pourtant ils parlent de tous les hommes en tant qu’ils souffrent d’une souffrance humaine, en tant que cette souffrance est compréhensible par le lecteur – et cette souffrance est infiniment plus sensible au lecteur que les tourments abstraits des grands héros de Balzac. Nous appelons ces personnages des antihéros romanesques. Ce sont les hommes moyens que la vie a détraqués. Ce sont, depuis toujours, les sujets privilégiés du roman occidental.
Le désir balzacien ou la réduction de l’absolu
Le monde balzacien est un monde de désirs, un monde profondément charnel où les passions s’allument aux passions. Héros ou antihéros, les personnages de Balzac sont les foyers de désirs immenses et incomblés. Mais là où les premiers tournent leurs désirs vers le monde entier, ou le monde entier est appelé à les satisfaire, les seconds désirent dans des bornes étroites, de plus en plus étroites. L’abbé Birotteau convoite les meubles et l’appartement de l’abbé Chapeloud. Cette convoitise devient une passion : « Ce sentiment minime aux yeux des gens du monde, avait été pour lui toute une passion, passion pleine d’obstacles et, comme les plus criminelles passions, pleine d’espérances, de plaisirs et de remords. » Ce sentiment minime pour un objet minime – un minuscule appartement, quelques meubles, quelques livres – devient une passion comparable aux plus grandes implications criminelles, et dont l’objet occupe toutes les pensées de l’abbé Birotteau. Cette « concupiscence mobilière », selon les mots de l’auteur, condamne l’abbé Birotteau à n’exister plus que sur le mode de la convoitise, qui finit par voisiner avec la folie. Le génie de Balzac consiste à conserver l’immensité du désir, sur le modèle du désir de ses héros romantiques, mais à les diriger sur des objets infiniment petits. Réduisant l’absolu, Balzac réduit en même temps le champ de l’existence. Quand l’abbé Chapeloud meurt, Birotteau est trop bon pour ne pas être triste, est trop possédé par son idée fixe pour ne pas se réjouir : « Il ne l’aurait peut-être pas ressuscité, mais il le pleura. » Enfin satisfaite, la passion de Birotteau se transforme en une passion plus haute, plus ample, celle d’un canonicat.
D’autres passions sont inextinguibles. Le Cousin Pons, musicien déchu, compositeur boudé du public, cristallise son désir dans l’accumulation de chefs-d’œuvre, censés rehausser la bassesse de son existence : « La vie était toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était créé. » Le bonheur – fugace, fragile, sans cesse menacé – de Pons est tout entier du côté de l’accumulation et de l’idée fixe d’accumulation : « Aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie ». La manie de Pons lui tient lieu d’intelligence, de bonheur et de vie. Ce musicien qui, jadis, s’était rêvé glorieux, jette toutes ses forces dans l’accumulation d’objets marchandés à vil prix. Il ne connaît pas l’amour : « Quand il avait rendu quelque service à quelque belle dame, il s’entendit appeler quelques fois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin que cette parole. » C’est que toute la sensualité de cet homme, tout son amour, ne sont dirigés que vers les objets qu’il accumule dans son appartement. La passion est immense, supérieure à celle de Rastignac, comparable à celle de Rubempré, mais les femmes et la conquête du monde – et la conquête des femmes – sont remplacées par cet objet de convoitise infime : un bric-à-brac, une collection d’objets. L’absolu existe encore. Mais l’absolu a été réduit. Il tient désormais dans une boîte de sardines.
De la monomanie à la névrose : Balzac annonciateur de la décadence
La concupiscence mobilière de Birotteau, la rage de collection de Pons, font partie des grandes leçons balzaciennes que retiendront les romanciers des dernières décennies du dix-neuvième siècle, à l’instar de Lorrain ou de Huysmans. Ce dernier emprunte à Balzac non seulement son aversion mêlée de fascination pour les célibataires, mais il transforme les monomanes bonasses et grotesques de Balzac en névrosés irrémédiables, parfois en assassins. Sous sa plume, le monde se désenchante, les passions se dessèchent : de la crucifixion, Huysmans ne conserve que les stigmates. Dans À Rebours, le duc des Esseintes, prototype de l’aristocrate décadent, fin-de-siècle et fin-de-race, cuve son dégoût du monde dans une luxueuse propriété, dans une thébaïde d’élection censée protéger le malade des agressions du monde. Là où les monomanes balzaciens étaient mus par une passion comparable à la passion amoureuse, des Esseintes est un homme éteint, foutu d’avance : « Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée. […] Quoiqu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. » Dans sa propriété, dans cette « thébaïde raffinée », dans ce « désert immobile », il accumule sans passion les chefs-d’œuvre de l’art occidental dans une quête désespérée de l’objet rare, précieux, de l’objet qui le distinguerait des objets manufacturés mis en circulation par les grands magasins et destinés à la masse des autres hommes. Il s’agit d’une fuite impossible hors du monde. Les monomanes de Balzac étaient lourds d’un absolu minuscule et concentré. Huysmans reprend à son compte l’étroitesse de perspectives, mais il transforme la manie en névrose. Chez Huysmans, il reste la boîte de sardines. Mais l’absolu a disparu.
« L’ambition des héros romantiques de Balzac tendait à transformer tous les êtres en outils. »
Quentin Mouron
L’ambition des héros romantiques de Balzac tendait à transformer tous les êtres en outils. La réification qu’ils opéraient autour d’eux était l’effet de leur trop-plein de vie. Devant leur imposante volonté de puissance, les êtres tendaient à devenir des choses. À l’autre bout du siècle, le désir s’est transformé radicalement, la volonté de puissance s’est muée en volonté d’impuissance, le processus de domination s’est inversé : des Esseintes se change en une machine à accumuler des objets rares qui semblent plus vivants que lui. Le génie de Balzac, c’est d’être l’observateur impitoyable et intéressé de la passion moderne, grotesque, ridicule. Celui de Huysmans, c’est de tirer toutes les conséquences des passions balzaciennes et d’en montrer les dangers, tant il est vrai qu’il n’y a qu’un pas entre le désir et la folie. Le voyage qui va de Balzac à Huysmans est une épuisante traversée du désert, une épuisante traversée du désir. On y lit en filigrane nos propres passions étroites, nos propres dessèchements, notre propre désenchantement. Les fins de siècle sont des vases communicants.