LE PITCH Elle est cash, trash et ne s’en cache pas. Prix Edouard Rod, l’écrivaine et grande voyageuse aux trente bouquins raconte la vie sans concession et avec les mots qui tranchent là où ça fait mal. Rencontre avec une dame qui n’a jamais hésité à s’engager : comme féministe militante, dans l’humanitaire ou en faveur de la condition animale. Son dernier opus L’Horizon et après sort cette semaine aux Éditions Torticolis et frères.
Bernadette Richard déteste cuisiner presque autant que de mâcher ses mots. Elle m’emmène au chinois du coin. La dame de 69 ans a toujours été comme ça. Elle n’a pas la langue dans sa poche et le revendique. À douze ans, elle affirme pour la première fois ce caractère publiquement quand elle prend la plume pour rédiger un courrier des lecteurs à « L’Impartial », le canard de la Chaux-de-Fonds, la ville où elle a grandi, celle où elle s’est officiellement réinstallée pour ses vieux jours en 2015… La municipalité avait alors érigé la statue d’un homme nu, devant l’École d’Art, à deux rues de chez elle. Un scandale dans le quartier, qu’elle n’entend pas laisser sans réponse ! Dans son papier, elle défend la sculpture en même temps que la liberté artistique. Le rédacteur en chef remarque son texte et lui propose de s’exprimer quand elle le souhaite dans ses colonnes. Un déclencheur, certes, mais cette passion des mots remonte à plus jeune encore : quand elle apprend à lire.
Sur le chemin qui nous ramène à son appartement, elle gambade à mes côtés. Me raconte comment elle a connu l’âge d’or du journalisme. « Une époque où, lorsqu’on perdait un travail, on en retrouvait un le lendemain… Et dans son métier ! » Mais une fois la porte de chez elle refermée, après la présentation des cinq chats qui hantent les bibliothèques et les paniers dans chaque pièce, installée à sa table, elle devient quelques instants plus sombre. Parce que son enfance a été difficile. Que la lecture, dit-elle, l’a sauvée de ce quotidien violent en lui offrant un univers entier auquel sa mère bigote, brutale et intrusive n’avait pas accès. En même temps qu’elle a développé sa curiosité pour le monde.
À Katmandou en stop
À seize ans, elle participe à un concours de nouvelles organisé par « L’Impartial », encore. Son texte est retenu parmi les douze finalistes, mais finit septième. Déçue du résultat, elle exige de voir le nouveau rédacteur en chef. Ce dernier la reçoit et reconnaît les qualités de son texte. Il lui propose en consolation de publier régulièrement des fictions dans ses pages. Elle poursuit ainsi son entrée dans la presse, à travers son talent littéraire cette fois.
De cette adolescence, elle retient aussi les quelques voyages dans lesquels son père chauffeur poids lourd l’a entraînée. Elle y prend goût. Si bien qu’à dix-neuf ans, après avoir raté son bac, elle s’en va, seule, en stop, en camion, à travers la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan pour rejoindre l’Inde et Katmandou. Ce jour-là, elle choisit d’abréger cet épisode, mais une fois rentrée dans mes montagnes, je découvre dans le magazine « Génération » qu’à son retour, elle a annoncé à ses parents qu’elle avait « connu le sexe et que c’était bien. » « Je leur ai parlé de ma rencontre avec les bouddhistes. J’ai dit à ma mère qu’elle s’était bien foutue de nous avec sa religion catholique. Alors, elle s’est levée de table et, cette fois, elle s’est jetée par la fenêtre pour de bon. Elle en est morte. » Ses deux frères sont plus jeunes. Son père, effondré. Elle doit s’en occuper.
Avec le meurtrier de Ceausescu
Le café est servi. Bentley, le siamois de la maisonnée, saute sur la table et joue avec mon stylo. Elle redevient légère quand elle le regarde faire ses bêtises… Elle entreprendra ensuite une nouvelle formation, celle de bibliothécaire, un métier qu’elle exerce en Suisse pendant sept ans. En 1987, elle organise la Bibliothèque de Poussepin, le Centre culturel suisse. Durant ce laps de temps, elle se marie. « Après trois mois, j’ai ressenti les premiers regrets. Je voulais toujours voyager. Lui non. » Malgré l’enfant qu’elle a eu, elle part un an en Amérique du Sud avec un ami médecin. À son retour, elle n’a plus de mari mais décroche un stage au sein de la rédaction de « Tout va bien », un nouveau magazine de gauche qui voulait « casser la gueule au vieux papier avec de l’imprimé glacé et un design trash ».
Elle se souvient de sa première enquête dans les cinémas pornos de Suisse romande. « Les photos qui accompagnaient l’article étaient sans équivoque ! On ne pourrait plus faire ça aujourd’hui ! » regrette-t-elle. Elle doit terminer sa formation en journaliste libre après la fermeture brutale de la publication, qui ne résiste pas à la concurrence du jeune Hebdo « qui apportait un souffle plus clean, avec des photos en couleurs, sur du beau papier ».
Elle poursuit sa carrière indépendante durant 38 ans. Tantôt pour la presse suisse, tantôt pour l’étrangère, dans « Le Monde » notamment. Les hasard de la vie la placent même sur cinq lieux de prises de pouvoir et d’attentats. Parmi ses faits d’arme, son journal en mails, rédigé à New York, dans la foulée des attaques du 11 septembre, publiés sous le titre Ondes de choc (éd. L’Age d’Homme, 2003). Elle a aussi rencontré le meurtrier de Nicolae Ceaușescu. Un ingénieur qui n’avait aucune vocation pour la violence, n’avait rien d’un extrémiste, mais qui, dans ce moment particulier, s’est retrouvé face au dictateur avec sa faction et a tiré le premier.
« À Tchernobyl, si le corium se mettait à creuser la roche pour atteindre l’eau, il rayerait toute l’Europe ! »
Bernadette Richard
Son dernier combat en date : dire la vérité sur ce qui se passe aujourd’hui à Tchernobyl, sur ce fameux « pied d’éléphant » dont personne ne veut parler : « L’Europe a glissé en grande pompe un nouveau sarcophage au-dessus du réacteur numéro 4 afin de palier à la désagrégation de l’ancien qui, après près de trente ans, présentait une fissure largement ouverte, sur six mètres de long. Mais cette arche, si elle leur donne bonne conscience, ne sert à rien. Tout le problème, c’est le corium qu’elle cache en-dessous, soit « le magma métallique et minéral constitué d’éléments fondus du cœur d’un réacteur nucléaire ». Pour l’instant, il est stable. Mais s’il se mettait à creuser la roche pour atteindre l’eau, il rayerait toute l’Europe ! »
Pour réaliser son enquête, elle se rend sur place. Elle établit des liens avec les plus grands spécialistes du nucléaire qu’elle poursuit à son retour pour vérifier jusqu’au dernier détail. Aucun journal ni magazine ne souhaite la publier. « Je vais trouver une maison d’édition pour la sortir sous forme de livre. Au pire, si elles aussi refusent d’aborder le sujet, je la transformerai en roman, et le message passera d’une autre façon. »
« L’écrivaine la plus machiste de Suisse romande »
C’est à 32 ans qu’elle épouse véritablement la carrière d’écrivain avec la sortie d’un premier roman aux Éditions Favre, Quelque part… une femme. L’histoire d’une femme forte comme il y en a dans tous ses romans. Vision qui lui vaudra, dans une critique de son ouvrage Quêteur de vent (réédité chez Favre, fin 2019), l’étiquette « d’écrivaine la plus machiste de Suisse romande », selon son souvenir amusé. « Je ne veux pas montrer, dit-elle, des femmes fragiles. Elles le sont déjà suffisamment, fragilisées, dans la société. » Sa façon à elle, donc, de militer pour nos droits. Combat qu’elle prolonge avec passion par la défense de la cause animale. Son livre SOS chat (éd. L’Age d’Homme, 2012), en particulier, allie ces deux aspects puisqu’il raconte l’histoire quotidienne du refuge jurassien-neuchâtelois du même nom, qui sauve des milliers de félins de la maltraitance, tenu de main ferme par Tomi Tomek et Élisabeth Djordjevic, deux femmes de conviction qui opèrent depuis les années 1980 sans aucun soutien officiel.
Les combats, elle ne les mène pas seulement dans les livres. Elle s’engage sur le terrain aussi. La dame a déménagé 58 fois, vécu sur trois continents. La misère du monde, son injustice, elle la combat et la dénonce partout où elle est passe. Elle s’est d’ailleurs investie dans plusieurs missions humanitaires. Lors de son dernier voyage, elle accompagne un convoi de matériel médical et scolaire, redistribué dans des quartiers de Bagdad. « Quand nous sommes rentrés, nous avons perdu contact avec la jeune femme qui nous guidait là-bas. Elle appartenait aux pro-Saddam. Quelques temps plus tard, nous avons appris que ses parents avaient reçu sa tête dans un colis. »
« Je suis l’auteure de 27 romans, quatre pièces de théâtre, des essais sur les arts plastiques, des manifestes pro animaux, des livres pour enfants. »
Bernadette Richard
Le chat balaie à nouveau la tristesse sur son visage quand il se frotte à son menton en quête de croquettes. Elle se lève. Le sert. Puis m’entraîne dans son bureau. La bibliothèque est scrupuleusement rangée en dessous de dizaines de peintures originales qu’elle a accumulées au fil de ses rencontres artistiques. Il y a même des étagères estampillées « Livres à donner ». Elle en tire une dizaine d’ouvrages. De quoi m’imprégner de son style. Certains font désormais défaut. Son œuvre entière se constitue d’une trentaine de titres. « 27 romans, quatre pièces de théâtre, des essais sur les arts plastiques, des manifestes pro animaux, des livres pour enfants. » Mais c’est en 2019, avec la sortie de son premier polar animalier – Du sang sous les acacias, écrit au retour d’un voyage en Tanzanie – qu’elle se sent enfin véritablement écrivain.
Le déclic du polar
« J’ai toujours pensé que je serai un vrai auteur le jour où je me serais essayée au genre policier » – et ce, même après avoir reçu en 2018 le Prix Édouard Rod pour son roman Heureux qui comme. S’essayer peut-être, mais avec tout le sérieux de la journaliste. Avant d’écrire, elle mène sa propre enquête. Elle se renseigne auprès de vétérinaires, de spécialistes de sciences forensiques, mais aussi, puisqu’elle place l’intrigue en Afrique, sur la terminologie indigène. Le public reçoit son roman avec enthousiasme. Alors que l’année d’avant, elle avait reçu le Prix.
Depuis cette rencontre, Bernadette Richard est partie s’installer pour trois mois dans les Vosges. Peut-être plus désormais, selon les exigences du confinement hexagonal. Elle vit dans un refuge pour animaux, pour chats en particuliers. Elle s’y lance un nouveau défi : terminer ce roman de science-fiction qu’elle a débuté, il y a des années. Aux dernières nouvelles, elle se sentait peu inspirée, mais l’ambiance actuelle devrait changer la donne. Car l’auteure n’en aura jamais fini avec les mots. Qu’ils soient façonnés pour nous divertir, nous informer ou défendre la cause animale, ils incarnent la seule constante de sa vie. Mieux : ses rails. Si l’on excepte, peut-être, son fils, le comédien de rue, qui lui a toujours donné la force de lutter, et ce, malgré les difficultés d’une vie d’indépendante et de bohème. Un chemin sur lequel elle n’a jamais rien concédé au destin.