Entre les flocons qui me brouillent la vue, j’aperçois Scotty. Il court, oreilles au vent, il aboie, il m’appelle. Je n’y arriverai pas, Scotty, laisse-moi partir dans ce linceul étoilé.
Comment en suis-je arrivé là ? Tout avait pourtant bien commencé : après avoir obtenu mon diplôme de policier, applaudi par ma mère qui adore les uniformes, j’avais entamé une carrière prometteuse. En mon âme et conscience, je tenais à protéger la veuve et l’orphelin, à mettre sous les verrous la racaille en tout genre. J’avais une haute opinion de la justice. Je ne comptais pas mes heures, toujours présent, comme les scouts. L’un de mes vieux collègues, relégué au bureau et à l’accueil du public, parce que trop imbibé, m’avait pourtant averti : « mon p’tit, il avait dit, fais-en pas trop, tu vas y perdre ta vie ! »
Je ne l’ai pas écouté, mais je compatissais à sa fatigue. Tous les jours sur le terrain, ça use. En plus du travail parfois très éprouvant, nous devons affronter la haine des citoyens qui nous détestent, alors qu’ils adorent les séries polar à la télé. Allez comprendre.
Sous le ciel où s’affrontent les guirlandes des flocons qui semblent sautiller, monter, descendre filer en tous sens, désordonnés et joyeux, Scotty s’acharne, il est près de moi, me lèche, me tire, me houspille. Brave chien, je l’entoure de mes bras.
Après quelques années de fidèles services à la société – malgré le mépris de mes concitoyens –, je me suis marié. Myriem me soutenait dans mon besoin d’aider les autres. L’arrivée du bébé, une petite fille, m’avait filé la pêche. Je rendrais le monde meilleur, au moins pour elle. Et puis, il y a eu ce meurtre, une famille décimée par le père dans l’une des barres en béton, à la sortie de la ville. Trois gosses et la femme démantelés dans le salon, du sang partout, plafond, meubles, sol, les tapis ne suffisant plus à absorber le surplus dégoulinant des membres tronçonnés à la hache. Lui, en pleurs à la cuisine, en train de se tirer un café. Quelque chose a vacillé en moi, mais j’ai tenu bon, j’ai fait mon job.
J’ai honte de me voir ainsi allongé dans la neige. Scotty a été si courageux, lui, quand il était torturé dans les laboratoires qui martyrisent grâce au fric du cruel Téléthon, qu’on nous vend comme une action de bienfaisance. Un ami journaliste avait suivi une équipe de « terroristes » qui libèrent et soignent les animaux massacrés par les barbares de la recherche médicale. En plus de son reportage, il avait ramené un bébé beagle couvert de blessures à vif, terrifié, chancelant. Les autres avaient été sauvés par les « protecteurs des animaux » que les gendarmes envoyés sur place n’avaient pas eu le temps d’arrêter. Cet épisode de la police au service de la barbarie m’avait une fois de plus ébranlé. Quand Scotty m’a vu, deux jours après son arrivée chez mon pote, et malgré sa souffrance, il m’a sauté dans les bras, je l’ai adopté. Il adore Myriem et ma fille qui le couvrent de câlins.
– Rentre Scotty, laisse-moi là.
Et à nouveau les images défilent dans mon regard glacé. Les mois, les années se succèdent, toujours plus oppressants, plus exigeants. Le boulot de flic est une drogue dure, t’y touches, t’es mort socialement et moralement. Alors nous restons entre poulets, à nous répéter en boucle que nous nous dépensons pour le bien-être de la société : matraquer des manifestants qui défilent en chantant, coller des amendes pour cinq minutes de zone bleue dépassée, emmener un ado au commissariat pour quelques grammes de shit, écouter d’une oreille distraite une femme terrorisée, si maltraitée par son mec que son corps est couvert d’hématomes, passer son temps à guetter de petites infractions au Code de la route et infliger au conducteur dix minutes de morale, tandis que le collègue remplit la paperasse de la contredanse, tel est notre labeur quotidien « au service du peuple ». L’ordre, c’est l’ordre. Pendant ce temps, les mafias se portent bien, les politicards volent le peuple, les curés violent, les actionnaires encaissent des bénéfices indécents.
Une nuit, alertés par un coup de fil anonyme, nous débarquons dans une maison de maître. Personne, mais les hurlements d’un gosse nous entraînent dans les sous-sols. Près de la piscine, recroquevillée dans un coin et baignant dans son sang, son urine, ses excréments, une fillette hurle, les yeux révulsés. Je n’ai jamais vu pareille terreur sur un visage recouvert de ce qui apparaîtra des larmes mêlées de sperme. Après avoir vomi tripes et boyaux, alors que mes deux collègues préviennent la hiérarchie et l’ambulance, je m’approche d’elle. Elle cherche à s’échapper, animal sauvagement blessé qui d’instinct veut survivre. La scène me retourne la tête, j’ai envie de tuer. Je parviens à prendre la petite dans mes bras, et malgré ses hurlements de douleur, elle pleure, tremble et se détend. Les urgentistes, très pros, la prennent en charge, lui filent anxiolytiques et calmants, l’emmènent. Les médecins parleront de saccage des sphincters anal et périnéal, fistules de l’urètre, déchirures au niveau du côlon. Le tout mâtiné de plusieurs types de liquide séminal, y compris celui d’un chien.
La petite, six ans, survivra, physiquement parlant. Et encore, reconstruite, recousue, quelle sera sa vie ? Comment l’horreur subie sera-t-elle vécue dans le temps ? Le chirurgien qui l’a opérée me confia qu’il aurait mieux valu pour elle qu’elle ne s’en sorte pas. Cette gosse n’avait pas de parents, pas d’identité. Elle parlait ukrainien. Comment arriva-t-elle dans la piscine privée d’un riche urbaniste qui ne passait qu’un mois par an dans la villa ? Il était en Nouvelle-Zélande au moment de l’immonde boucherie. Les ADN restèrent fantomatiques, les recherches vaines. L’enquête s’enlisa. Très choquée par l’affaire, Myriem décida que nous devions nous séparer, elle craignait qu’un jour, on s’en prenne à elle ou à notre fille. Mes tentatives pour la rassurer demeurèrent vaines. Moi-même, je doutais. Elle trouva du travail à l’autre bout du pays et demanda le divorce, à l’amiable, jurant qu’elle était attachée à moi, la douceur de ses mains sur ma peau en témoignait. Mais l’épouvante, comme un poison mortel s’était répandu en elle, elle sursautait au moindre bruit venu de l’extérieur. Elle consentit à me laisser Scotty, que notre fille reverrait lors de ses visites, car alors, je ne la quitterais pas d’une semelle.
Après deux ans, l’affaire n’était toujours pas résolue, j’entrai alors dans une sorte de cercle infernal de dépression, alcool, reprise en main, sport et à nouveau trou noir. Seul, Scotty était fidèle à mes côtés. Durant la journée, il jouait avec les chevaux de mon voisin, le soir, le matin, les jours de congé, nous les passions ensemble dans la nature où je tentais de récupérer. Et je continuais, comme mes collègues, à chercher des poux dans la tonsure des petites gens, tandis que j’assistais, impuissant, à des injustices flagrantes du côté du pouvoir politico-économique.
L’homme de la rue est si habitué aux atrocités commises par ses contemporains, savamment entretenues et jetées en pâture par des médias avides de sauvagerie, que l’actualité finit par chasser le souvenir de la gamine, martyre inconnue. Encore une victime qui rejoignait les « dossiers classés sans suite ».
Elle avait été placée dans une famille qui se dévoua entièrement à elle, pour tenter de la ramener à la vie. Amour, tendresse, elle fut entourée, choyée, protégée. On la retrouva néanmoins un matin de décembre au pied d’un pont, son ours en peluche serré contre son petit corps fracassé.
Était-elle la marque de mon destin ? Le vieux flic me l’avait pourtant dit et répété : « Cesse de t’impliquer ». Cette image me consuma définitivement. J’avais tout perdu, je m’en voulais de ces illusions que le destin avait semé tout au long de mes tristes jours de flicard appliqué à défendre une société pourrie jusqu’à l’os. Je sortis un soir du commissariat et marchai, marchai. Une tempête de neige balayait la région, je me dirigeais instinctivement vers mon havre, près de mon chien, mon ultime lien avec l’affection. Je m’égarai, je ne voulais pas vraiment mourir – j’étais trop lâche –, mais disparaître. Or, Scotty ne l’entendait pas de cette oreille. Il m’avait entendu avancer dans la neige et s’était précipité à ma rencontre. En ce moment, il me mordillait une main, puis un bras, une jambe : « Lève-toi, feignasse ». C’est ce que je lisais dans son franc et fidèle regard.
Alors l’idée s’imposa :
– Je te suis Scotty, je vends la maison et nous partons tous les deux. N’importe où, nous suivrons le vent, il nous emmènera où bon lui semble, distillant pour nous un peu de bonheur à cueillir le long des chemins buissonniers. Toi et moi, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Comme s’il avait lu dans mes neurones, Scotty se mit à trépigner de joie. Je me levai péniblement et le suivis… jusqu’au bout du monde.