En chaque écrivain sommeille un flic. En chaque écrivain gît l’envie de se mettre à son tour au polar, le seul genre qui passionne encore vaguement les masses, le seul genre qui provoque encore des succès de librairie, le seul genre qui puisse assurer à l’auteur – encore que cela tienne de l’exception plutôt que de la règle – de « vivre de sa plume ». Voilà pour la grandeur du genre. Pour la misère notons l’indigence générale de l’écriture, le lieu commun éculé que l’on remet encore et toujours sur le métier, le cynisme d’emprunt, les personnages stéréotypés et les intrigues cousues du fil blanc par les milliers d’auteur qui sont passés par là (quand certains écrivains défrichent des voies nouvelles, les auteurs de polars s’engagent, quant à eux, sur une autoroute parfaitement goudronnée). Parmi les polars qui paraissent, beaucoup sont d’immenses daubes, des nanars intégraux, des merdes en tube qui non seulement ne garantiront à leurs auteurs aucun succès commercial, mais leur fera honte jusqu’à la fin de leurs jours.
J’ai lu des dizaines, des centaines de polars. J’ai aimé leurs auteurs et je les ai haïs. Je me suis recueilli devant leur talent de conteurs et d’illusionniste, j’ai tempêté contre leur manque d’audace, contre leur conformisme. J’ai écrit un polar, Trois goutte de sang et un nuage de coke : c’est mon plus grand succès commercial, c’est aussi le seul de mes livres que je n’aime pas. J’aurais aimé lire plus tôt ce genre de recommandations. Je ne les ai trouvées nulle part. Alors je les ai écrites.
1. L’enquêteur alcoolique
Celui qui lirait trop rapidement les millions de pages qui paraissent chaque année sous le label « polar » pourrait facilement avoir l’impression qu’il n’y a guère qu’un seul protagoniste chargé de résoudre toutes les enquêtes : l’inspecteur alcoolique (de préférence amateur de whisky), divorcé (de préférence luttant contre son ex-femme pour la garde de sa fille), en bisbille avec sa hiérarchie (de préférence en raison de son impulsivité, ou de son refus « d’entrer dans les clous »), en proie à ses démons intérieurs (de préférence suite à une affaire non-résolue à base de fillette déchiquetée), humaniste néanmoins (sinon on ne comprendrait pas pourquoi il ne se fout pas tout de suite en bas d’un pont), en quête de justice (pomper de la gnôle toute la journée, ça fait un peu mince comme trame de bouquin, sauf pour Faulkner et McCarthy). J’entends que le héros cabossé des polars s’est construit contre le héros romantique traditionnel des romans d’aventure, contre les excès de perfection, et il ne s’agit pas de le transformer en cycliste locavore buveur de smoothies aux épinards (1), seulement de changer une fois de pathologie, de schéma familial, de motivations profondes. Les lecteurs ont bien compris que quand on était triste, on tirait un peu trop sur la gnôle, ils dégustent peut-être eux-mêmes, ils sont peut-être aussi pochards que votre flic aux cernes noirs et à l’haleine d’égout. Faites-le un peu moins picoler, faites-le célibataire heureux, n’ayez pas le mauvais goût de lui donner les sautes d’humeur d’un gamin de huit ans : cela sera tout à fait iconoclaste, et les lecteurs vous remercieront.
(1)Les écrivains sont en retard sur les scénaristes. Les héros des nouvelles séries à grand public inaugurent ce qui risque fort de devenir le nouveau lieu commun : ils font du jogging et mangent sainement. Je prédis que cela sera encore plus chiant que les darons ravagés par la picrate.
2. Les dialogues triviaux
Puisqu’un vrai auteur de vrai polar doit, dit-on, donner l’illusion de la réalité, on ne s’étonne pas que l’on recommande parfois de multiplier les détails vrais censés camper leur personnage. D’où la prolifération de ces dialogues interminables où il est question tantôt de la brique de lait dont on ne sait pas si elle a été jetée par l’amante ou la femme de ménage, tantôt des notes de géographie du petit dernier qui laissent franchement à désirer (je me souviens distinctement d’une scène d’une vingtaine de page retraçant l’entretien entre le papa-flic et le directeur de l’école du fiston, au sujet de quelque chose d’aussi passionnant que le vol d’un stylo-plume). Personne n’a envie de lire des banalités pareilles et je souhaite que personne n’ait envie d’en écrire. Il n’y a nul besoin de faire vrai à tout prix, et si cela doit passer par des dizaines de pages sur les presse-agrumes électriques et les bouchons de radiateur, autant dire qu’il vaut mieux que votre personnage ait des reflets d’irréalités, des hoquets de romantisme.
Le drame du roman policier tient pour partie à sa sujétion au réalisme. Si le réalisme littéraire des années 1850 consistait en une véritable mise en question de la manière de créer des personnages, de décrire des objets et d’élaborer des dialogues, le roman policier donne l’impression d’accueillir les principes de leurs ainés sans la moindre restriction, sans la moindre question, comme s’il avait été décidé une fois pour toutes que la seule manière d’écrire un polar était d’être trivial de bout en bout, de pousser le réalisme jusqu’à la caricature. Car il s’agit bel et bien d’une caricature du réalisme.
3. La pédagogie
Les auteurs de polar adorent enseigner, et le lecteur se doit d’être l’élève docile qui tourne lentement les pages d’un roman devenu manuel d’histoire, de géographie, de criminologie, de biologie. Vingt pages sur l’histoire de la ville, trente sur le fonctionnement de la justice, dix sur les sols, dix sur le réchauffement climatique, on baille terriblement, on s’emmerde, on tourne mollement les pages, l’auteur-professeur continue son cours, imperturbable, pénétré de sa mission, certain que notre désir le plus cher est d’apprendre. Le leitmotiv du dix-septième siècle, « plaire et instruire », est la devise d’un nombre conséquent d’auteurs contemporains. Seulement, à force d’instruire, et d’instruire encore, ils ne plaisent plus, ils ennuient. Nous vivons à l’époque des encyclopédies en ligne, de la démocratisation des livres, des cours à l’université populaire : autant de raisons pour que les auteurs ne se transforment pas systématiquement en pédagogues laborieux, qu’ils ne nous les brisent pas sur des dizaines de pages avec leurs pseudo-cours mal ficelés. En manque de légitimité par rapport aux auteurs de littérature dite « blanche » ou « sérieuse », il semble que les auteurs de romans policiers se sentent obligés de montrer au monde qu’ils sont sérieux, qu’ils sont utiles, qu’ils ont fait correctement leurs recherches, leurs devoirs – si bien que le bon instituteur est aussi un bon élève.
4. Le pessimisme de PMU
Les auteurs réalistes ont toujours dû répondre aux accusations de « bas-fondmanie » venues des critiques réactionnaires. On les accusait de ne mettre en scène que des prostituées, des souteneurs, des voyous. Maupassant, dans un article célèbre, écrit : « La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n’est qu’une réaction trop violente contre l’idéalisme exagéré qui précéda. (2) » Or, l’idéalisme exagéré est mort depuis longtemps. Il aurait également été souhaitable que meure avec lui le pessimisme de bistrot qui s’empare de beaucoup d’auteurs estampillés « polar » ou « noir », pessimisme souvent factice, adopté pour la circonstance, adopté pour « faire noir ». Le lecteur titube sous les assertions définitives concernant la nature humaine, car les auteurs de mauvais polars adorent croire que les hommes ont une nature et que cette nature est atrocement mauvaise ; quand ils deviennent parfaitement séniles, ils se mettent à préférer les animaux, réputés gentils, ils se retirent à la campagne et taquinent le brochet. Ils écrivent alors des enquêtes champêtres où les renards sont des héros et les hommes des monstres génocidaires, qui ne rêvent que de viols et d’incendies. Ils ne sont pas tout à fait fous, ils ont seulement eu la faiblesse de croire à leur propre bêtise. Ils jouaient à être pessimistes et ils le sont devenus, le masque a dévoré le visage : c’est au fond extrêmement commun. Pour être excusable, pareille faiblesse n’en est pas moins consternante pour le lecteur qui doit se farcir des sentences de PMU au kilomètre…
((2) Maupassant, « Les Bas-fonds », paru dans Le Gaulois le 28 juillet 1882.
5. Du foutre, du sang et du vomi
Les séries policières nous ont habitué aux interminables scènes de médecine légale, où un croque-mort fataliste et désinvolte découpe voluptueusement qui l’intestin, qui la gorge, qui les seins d’une malheureuse victime figée, mutilée, offerte dans sa vérité de morceau de viande. À peu près identiques, ces scènes qui se répètent d’une production à l’autre donnent l’impression d’avoir été filmées par un seul et même caméraman, d’avoir été scénarisées par la même personne. Les auteurs de romans policiers sombrent parfois dans le même travers lorsqu’ils détaillent sur plusieurs pages toute l’anatomie tourmentée des victimes, données dans leur sanglante réalité à coups d’exagérations glauques. Le sang s’écoule par rivières, les tripes sont à l’air, on ne se prive pas de nous faire respirer de fortes odeurs d’excréments, on ajoute quelques traces de sperme, on fait vomir l’un des jeunes policiers qui se trouve sur la scène du crime (non pas l’enquêteur principal, bien entendu, lui a le cuir solide et l’habitude de regarder la mort en face, et de toute façon, il est bourré) et l’on obtient le cocktail parfait, composé de tous les fluides humains et dont l’effet, loin d’enivrer, est de faire frissonner le bourgeois. Seulement le bourgeois ne frissonne plus beaucoup, habitué à lire des polars où les scènes morbides – trash – se succèdent sans plus guère étonner. Les fillettes sont démembrées, les femmes, éviscérées, un prêtre a ses propres couilles dans la bouche, il y a des effusions de sang et de foutre et cela nous lasse autant que la description de l’intérieur d’une famille catholique par Mauriac ou Jouhandeau.
6. La peine de mort
Un bon polar se termine d’une balle dans la tête, parfois administrée par l’enquêteur, à bout de nerfs, possédé par la vengeance, excusé d’avance par le public. On imagine mal un démembreur de fillettes conduit gentiment en prison. Il faut que le sang soit payé par le sang, que les flots de fluides humains soient payés par des flots de fluides humains, il faut que le salaud, le monstre, le loup pour l’homme soit définitivement arrêté – en d’autres termes, il faut que le romancier applique la peine de mort. C’est au fond la plus grande curiosité du polar, en termes de philosophie : comment des romanciers globalement situés au centre-gauche de l’échiquier politique, créant des personnages situés eux-mêmes centristes, en viennent-ils à tuer froidement « leurs » assassins d’une balle dans la tête ou d’un coup de couteau ? Est-ce dû à une pondération soigneuse entre les convictions et les impératifs du divertissement ? Est-ce simplement un code de genre, comme c’est le cas pour les tragédies classiques ? Est-ce un compromis romantique, après des centaines de pages de réalisme indigeste ? Toujours est-il que le méchant, le monstre, le hideux, finit généralement sans surprise avec une balle entre les deux yeux – et la cervelle qui s’écoule sur le trottoir, les glaires, quelques improbables gouttes de sperme, un coup de vomi pour cocher toutes les cases – quelques pages avant que le livre ne se referme sur l’inspecteur alcoolique, ouvrant une bouteille de whisky, l’esprit à jamais hanté par son face à face avec la Bête. On en vient à rêver à des assassins qui s’échappent, qui se convertissent au Christ, qui tressent des paniers d’osier jusqu’à la fin de leur vie en prison, tandis que l’enquêtrice se fait un rail de coke joyeux, sans pathos, sans dépendance, juste pour le plaisir de s’électriser le soir. On en vient à rêver à toutes sortes d’issues pastorales, pour le simple plaisir de ne pas relire pour la centième fois la même scène, clôturant la même intrigue portée par le même enquêteur. Amis auteurs, écrivez des polars, devenez le flic que vous êtes, mais de grâce, réservez-nous quelques surprises.