
Depuis quelque temps tout le monde hurle à la censure et ça me rend perplexe. Pareil m’étonnent les complaintes entonnées par tous ces gens qui souffrent d’avoir perdu leur droit à la liberté d’expression. Toutes ces victimes qui crient au loup ont-elles vraiment senti sur leurs fesses la traces des quenottes ?
La limite imposée à ma liberté d’écrire ce qui me chantait s’est manifestée en 2003 sous la forme d’une descente de flic, d’une perquisition, d’une garde à vue, de la confiscation et la fouille en règle de mon ordinateur (on ne me l’a jamais rendu), d’un passage obligatoire chez un psychiatre qui devait attester de ma santé mentale (en me posant des questions d’une puissance étonnante, telles que « croyez-vous que ce que vous écrivez existe ? » (sic)), d’un rappel à la loi après m’être fait humilier par un substitut du procureur qui semblait construit et animé par Jim Henson et de la menace qu’on me jetterait en prison s’il me venait la périlleuse idée de republier le texte pour lequel on m’incriminait.
Pour d’autres textes (de la poésie souvent mais aussi des trucs qui deviendront mon roman Nuit noire), je me suis fait virer de nombreux forums – c’est arrivé avant mes ennuis judiciaires, ça a continué après.
Ai-je eu l’impression de subir les foudres de la censure dans le premier cas ? Ma foi, je vous avouerai que quand le substitut du procureur, avant de me faire signer un document par lequel je reconnaissais avoir fait des bêtises et m’engageais à ne pas recommencer (c’est ça, un rappel à la loi : une non-condamnation qui fait suite à un non-procès), m’a expliqué qu’il l’avait lu, mon texte, et que pour lui je n’écrivais pas de la littérature mais des cochonneries (re-sic), j’avoue que la question m’est venue à l’esprit.
Et dans le second ? Bin, non, jamais de la vie.
« La fameuse liberté d’expression, cette douce et fraîche cascade sous quoi chacun se baigne aussi beau que dans une pub Obao, n’est pas du tout un droit mais le résultat d’un rapport de forces. »
Christophe Siébert
Ces deux leçons m’ont appris une chose : la fameuse liberté d’expression, cette douce et fraîche cascade sous quoi chacun se baigne aussi beau que dans une pub Obao, n’est pas du tout un droit mais le résultat d’un rapport de forces.
Aussi je me demande ce qu’ont dans le crâne tous ces ahuris (parmi lesquels certains sont mes copains – salut, les gars) se scandalisant quand JK Rowling reçoit une volée de gifles après avoir dit un truc qui déplaît à ses lecteurs – et je ne parle même pas du changement de titre d’un bouquin d’Agatha Christie décidé ni par l’éditeur (ce qui serait son droit) ni par la justice (ce qui serait pénible) mais par les ayant-droits ! C’est touchant, en tout cas, de foncer à la rescousse de deux auteures qui sont parmi les écrivains les plus vendus du siècle, toutes catégories confondues.
Et les mêmes s’effarouchent à grands cris d’orfraie chaque fois que sautent leurs comptes ou leurs posts sur Facebook ou d’autres plateformes détenues et gérées par des entreprises privées qui exercent avec enthousiasme leur droit à la liberté de s’enrichir comme des morpions alcooliques accrochés au pubis de Bukowski. On muselle le peuple ! gueulent-ils. Vous n’avez pas peur de nager dans le délire, les amis ? Et de prêter à un organisme privé plus de pouvoir qu’il n’en possède ? À moins de vouloir le beurre et l’argent du beurre, bien content de l’audience qu’apporte Facebook et vexé tel un dissident professionnel quand ce même Facebook en prive qui les chante pour des raisons qui regardent les cupides et bigots imbéciles aux commandes de cette crapulerie.
Un soir j’ai voulu dîner à l’Hippopotamus de la rue de la Roquette. Le type à l’entrée, après avoir jeté un œil torve à mon look de semi-clodo (mais je ne faisais pas exprès : j’étais pauvre), a déclaré qu’il ne restait plus aucune table disponible, tout était réservé. Facebook n’existait pas encore. Dommage. J’aurais pu dénoncer l’odieuse censure gastronomique dont je venais de faire l’objet à moins de cent mètres de la place de la Bastille, symbole de nos libertés durementaquizes.
(Heureusement le bien triomphe toujours : récemment, sapé comme un prince, je suis retourné laver l’affront sur les lieux de mon ancienne défaite : l’infâme hippopotame avait disparu. J’en ris encore.)
Tiens, puisqu’on cause censure, pourquoi ne pas aussi parler de conflit d’intérêt ? Je suis auteur pour les éditions au Diable vauvert*. Au moment où je rédige cette chronique je me trouve en résidence d’auteur au-dessus de leurs bureaux. Et voilà que je vais vous parler d’un roman édité où ça ? Bonne réponse, bravo – oui mais voilà : ce roman magnifique, quasi personne à part moi ne l’évoquera. Pensez ce que vous voulez, que l’auteur couche avec moi (pas encore mais j’y compte), que notre éditrice m’a filé du fric pour parler de lui (hélas non, au contraire du webzine où vous me lisez), que la responsable des relations avec la presse m’appâte en jetant des tranches de viande crue au pied de mon lit (Nathalie, si tu me lis…), mais ça n’empêchera pas ce bouquin d’être très bon.
Son auteur, Christophe Carpentier, est un cas : écrivain de SF chez P.O.L., je ne savais même pas que ça existait – bon, vu les ventes de ses livres là-bas, je ne devais pas être le seul dans l’ignorance. Paru en juillet 2020, Cela aussi sera réinventé est donc, après cinq romans édités chez P.O.L. et, avant ça, deux autres chez Denoël, sa première publication au Diable – dédicacée d’ailleurs à feu son ancien éditeur.
Titre énigmatique, couverture typographique sur fond abstrait, quatrième de couverture peu éclairante, diablotin chelou : voilà un bouquin dans lequel on s’aventure à l’aveugle. Il commence d’ailleurs in media res – comme on dit au théâtre, et je n’emploie pas cette locution uniquement pour faire le malin – et au cœur d’une monstrueuse tempête de sable portant le doux nom de « Vent Obscurcissant numéro 7 ». Un maréchal démoralisé, à la tête de troupes désemparées, décide d’outrepasser les consignes et rencontre la représentante d’un groupe dénommé « nomades décontextualisés ». Vous ne pigez pas grand-chose ? C’est normal et c’est aussi la force et le charme de ce court roman énigmatique, qui nous jette dans l’action sans nous tenir la main et nous immerge dans un monde bizarre, inhospitalier, post-apocalyptique et poétique (l’« accablement climatique », ça de la gueule, non ?) – mais sans oublier de disséminer assez d’indices pour que nous puissions relier tous les fils.
La première partie expose une situation dont les causes et les enjeux nous sont complètement inconnus. Les deux suivantes, opérant un retour en arrière de plusieurs décennies – jusqu’à une période non datée mais que j’ai située en 2030, pas très loin de nous mais avec une ou deux bizarreries quand même –, vont nous fournir une partie des explications nécessaires. Quant à la dernière partie, elle introduit un nouvel élément de surprise et nous offre un tour gratuit de grand-huit narratif et philosophique dont je vous laisse la surprise.
Bon, c’est donc un roman post-apo ? Hum, presque. Il s’agit plutôt d’un objet hybride entre l’anticipation climato-politique, la fable et le roman philosophique, qui dialectise comme un fou entre utopie, contre-utopie et dystopie, et dont la langue en déroutera plus d’un. L’écriture très maîtrisée (on sent l’école P.O.L.), très théâtrale (les dialogues, carrément introduits par le nom des locuteurs, sont anti-naturels au possible et occupent la majeure partie du texte), très inventive sur les plans poétique et langagier, fait preuve d’une liberté très grande. Elle me paraît en tout cas inédite dans ce que je peux lire en SF – et fichez-moi la paix avec Damasio, je m’endors devant ses poussives inventions lexicales et bande des deux mains (hein ?) pour les trouvailles de Carpentier.
C’est d’ailleurs de cette liberté très grande que naît dans ce livre le fameux dépaysement propre à la SF. Sauf que pour une fois il découle non pas des situations, plutôt classiques, mais du comportement et des attitudes des personnages. Ils nous paraissent étranges, lointains, déroutants, dérangeants même. Mais nous semblent pourtant cohérents – sauf que leur référentiel n’est pas le nôtre. Ajoutez à ça une forme déconstruite mixant conversations, allocutions officielles, passages narratifs et procès-verbaux policiers, et vous obtiendrez un roman qui déconcerte autant son lecteur qu’un bouquin de Ballard découvert par un type des années vingt au pied d’une porte temporelle mal refermée.
C’est bigrement agréable, à condition d’aimer être secoué dans tous les sens – et ça n’est pas tous les jours que la secousse arrive par la langue même, par les idées et rien d’autre. Même si le récit nous offre son lot d’exotisme macabre, en énumérant les catastrophes climatiques ou naturelles complètement aberrantes qui nous attendent, en nous présentant quelques innovations technologiques au réalisme assez bancal pour qu’on y croie, tout ne repose ici que sur les idées, leur critique, leur mise en pratique.
J’ai cru comprendre que ce roman n’a pas plu à certains amateurs purs et durs de SF. Eh bin ils ont tort – quant à moi, je démontre une nouvelle fois mes brillantes capacités à argumenter.
« On part avec un seul jeu d’affaires de rechanges, on se munit d’une batterie VN 04, on ne prend ni vivres ni eau, afin de provoquer la nécessité métabolique d’aborder les autres, et on par droit devant soi sans possibilité de communiquer avec celles et ceux qui sont restés au camp de base de Janville. Ces immersions nomades ne sont pas tenues d’avoir une durée, ni minimale ni maximale, ce critère étant laissé à la libre appréciation de chacun en fonction de ses capacités à endurer les refus, les méfiances comme les vertiges sensoriels nés d’une fusion émotionnelle avec des hôtes en demande de Décontextualisation. Il ne faut toutefois refluer vers le camp de base qu’en cas d’extrême nécessité. »
« Odette Minau secoue la tête d’une façon studieuse. Elle hésite, amorce des gestes de tendresse qu’elle annule, puis se penche sur le berceau, saisir délicatement l’enfant et le tend de force à Raphaël Mevel.
Odette. — Ma réponse est contenue dans la colère très brève que vous venez de ressentir à l’instant où je vous ai obligé à prendre Dacia, et dans le bien-être que vous ressentez à présent que s’est enclenché en vous un début d’attachement pour elle. »
C’est publié en grand format et lire ces 256 pages vous coûtera 18 euros.
Toujours au rayon SF mais beaucoup moins intello – et, dans son genre, très réussi malgré quelques longueurs –, Esther, d’Olivier Bruneau, est paru en février de cette année aux souvent excellentes éditions du Tripode. Il nous raconte l’histoire d’un couple qui bat de l’aile et dont la vie plan-plan est bouleversée par l’irruption d’un robot sexuel plus vrai que nature. Piloté par une intelligence artificielle de haut vol, l’objet, soumis par nature et fonction aux désirs (y compris les plus déviants) de ses propriétaires, imite les émotions humaines d’une manière troublante – c’est d’ailleurs l’un des axes de ce roman très cul (enfin de la SF où les gens baisent et où la libido constitue le cœur de l’intrigue !) : quelle différence entre une émotion parfaitement simulée et une émotion authentique ? Et, partant de là : peut-on tomber amoureux d’une machine ? Celle-ci peut-elle subir un traumatisme ? Vous avez quatre heures, à vos stylos. Sans oublier quelques autres mignardises d’ordre socio-critique, oscillant joyeusement entre la chronique d’un futur qui déconne et la satire d’un présent que l’auteur regarde avec une gourmandise goguenarde – difficile, par exemple, de ne pas reconnaître en la personne de Frank Yalda un décapant mélange de Steve Jobs, Elon Musk et quelques autres farfelus génies du transhumanisme.
Contrairement au livre de Carpentier, celui d’Olivier Bruneau n’est ni un roman philosophique ni une fable, mais un thriller où l’action ne faiblit guère et où l’intrigue, respectueuse des conventions du genre, galope tambour battant – mis à part quelques péripéties dont nous nous serions passé, les cinq cent pages de ce roman-fleuve s’avalent d’un coup d’un seul sans provoquer la moindre indigestion.
Aussi bien la langue que les personnages et la mécanique narrative témoignent d’un solide artisanat. Rien de subtil ni de très original et que ce soit les situations ou les enjeux, le trait est appuyé. Le méchant est un pervers caractériel ; les flics sont coriaces et cyniques ; le geek de service est un romantique transi d’amour pour les Lovebots, qu’il est seul à comprendre et à ne pas aimer seulement pour leurs corps ; les ados semblent tous sortir d’un teen-movie ricain et tout le reste baigne dans le même pastis déjà bu cent fois, mais que celui qui rechigne à un bon apéro me jette le premier glaçon. Cette tendance à la caricature ne pose aucun problème car l’ensemble est plus qu’honnêtement ficelé, avec pour seul but le plaisir du lecteur, qui est atteint.
Pour résumer, Olivier Bruneau avance avec de gros sabots mais ils sont finement fabriqués et nous jouissons de son feuilleton – en tout cas ceux d’entre nous qui apprécient la série B quand elle a conscience de ses limites et voient dans Blade Runner un bon polar d’action avant tout (même si Blade Runner est tout sauf une série B, évidemment, arrêtez cinq minutes de m’embrouiller, je tente de développer un raisonnement esthétique, l’artiste travaille sans filet et chaque jour risque sa vie pour l’amour du spectacle, un peu silence s’il vous plaît, laissez-le se concentrer).
En fait, si je ne craignais pas de me prendre sur le crâne des coups de cannes administrés par tous les pisse-froid qui dégainent leurs ciseaux à couper les couilles sitôt qu’on veut faire bouffer à nos jeunes lecteurs du stupre et de la violence (tiens, moi aussi je hurle, c’est du propre, que vont penser mes amis ?), je dirais que voilà enfin de la très bonne littérature pour ados, qui ne déparerait pas au rayon young adult de nos librairies et en relèverait le niveau.
« Dès qu’il franchit la porte du Lovebot store, il se sentit agressé par le volume de la musique, la chaleur, les couleurs criardes, l’agitation. Il y avait là quelques rares femmes seules, beaucoup d’hommes seuls, mais aussi des couples, des trios, des groupes d’amis qui parcouraient les allées comme celles de n’importe quel magasin, avec un entrain toutefois plus net que devant un rayon d’autocuiseurs. Partout sur l’immense surface de vente étaient disséminés des dizaines de robots de fausse chair et de faux sang, […]. Ces anthropomorphes, stupéfiants calques de leurs modèles humains, étaient des femmes pour la plupart, figées sur des présentoirs ou parquées dans de petits espaces tels des dioramas, où elles donnaient à voir aux acheteurs potentiels la fluidité et la variété des mouvements dont elles étaient capables, à l’air libre ou, pour les plus onéreuses, dans des volumes de plexiglas. Elles étaient alignées dans des rayons qui semblaient agencés selon le degré de sexualisation de la panoplie, entre vêtements à porter en milieu professionnel, au foyer, au supermarché ou encore pour les sorties et les galas, de façon caricaturale ou raffinée, entre chic bourgeois et banalité domestique, punk délurée, fashion victim excentrique ou lolita faussement sage. L’un des rayons, le plus richement doté, exposait ces femmes dans leur nudité la plus élémentaire, à l’exception d’un string à l’étendue toute symbolique. »
C’est publié en grand format, sous une couverture plutôt moche et un peu trop manga à mon goût et ces 510 pages vous coûteront 19 euros.
*Deux livres super, que des bonnes critiques, en toute impartialité je vous les conseille.