On cause pas mal en ce moment d’appropriation culturelle. Habituellement, ces questions de savoir s’il faut être noir pour parler de la condition des Noirs, de sexe féminin pour parler de celle des femmes, posséder trois yeux et des tentacules pour écrire de la SF ou être con pour publier un livre idiot, me dépassent. Moi, j’ai plutôt tendance à penser que l’auteur est ce qu’il est dans la vie, mais que dans ses fictions il devient tout le monde : ceux qu’il extrapole et ceux qu’il aurait pu devenir en d’autres circonstances aussi bien que ceux à qui il a fait les poches et dont les trésors sont venus nourrir sa grande et vaste – enfin, c’est comme ça qu’on l’imagine – connaissance de l’âme humaine.
Bon. Ceci étant posé, je possède comme tout le monde mes petites crispations. Je trouve dégueulasses les films de Kervern et Delépine, par exemple, parfaitement illégitimes, ils me mettent hors de moi et je me demande de quel droit on peut devenir touriste de la misère et des cas sociaux, de quel droit peut-on transformer les marginaux et les timbrés de toutes sortes en pensionnaires d’un petit zoo mental visitable à volonté. Ça m’écœure et puis, je passe à autre chose ; me rappelle qu’après tout, le cinéma n’a rien à voir avec la littérature, le livre propose une expérience intérieure là où le cinéma exprime une expérience extérieure et se résume au fond à un truc de voyeur – au mauvais sens du terme : une activité de gens riches et beaux, ou qui se croient riches et beaux, fascinés par les tares des autres. Ce qui me conduit à Sébastien Gayraud, écrivain que j’aime beaucoup et auteur d’une œuvre encore jeune, dont je parlerai la prochaine fois. Lui se fascine pour le cinéma et plus encore, les cinéastes, et parmi eux les plus désaxés et les plus tordus. Nous voilà donc avec un écrivain dont le voyeurisme s’exerce à l’égard d’autres voyeurs. Si comme moi vous aimez les serpents qui se mordent la queue, vous allez adorer Sébastien Gayraud – sauf que ce n’est pas de lui dont je vais parler aujourd’hui, mais de Jules Grant.
Et avant d’aborder Jules Grant et les questions de légitimité que son roman (déjà lu mille fois et pourtant passionnant) m’ont posées avant que je revienne à la raison, faudrait quand même que je vous explique ce que je fais ici.
« Le but de cette chronique, dresser le panorama des livres qui parlent de la défaite, de la marginalité, de l’échec – pas forcément avec misérabilisme, d’ailleurs : Fante ou Bukowski. »
Tout est parti d’un constat assez banal : certains individus ne jouent pas le jeu, et on ne les rencontre pas souvent dans la littérature mainstream. Les paumés, les marginaux, les tarés, les alcoolos, les criminels, ceux qui choisissent, avec la constance d’une boussole indiquant le sud, toujours le mauvais partenaire amoureux, ceux qui se jettent systématiquement dans les ennuis, ou les provoquent quoi qu’ils fassent – enfin, vous voyez. La grande population des Perdants. Voilà donc le but de cette chronique, dresser le panorama des livres qui parlent de la défaite, de la marginalité, de l’échec – pas forcément avec misérabilisme, d’ailleurs : Fante ou Bukowski (puisqu’on m’a collé en carte de visite le patronage du Vieux Dégueulasse), et ils ne sont pas les seuls, ont produit une littérature du ratage joyeuse et roborative – foirer dans un monde foiré peut constituer une preuve de réussite, et ceux qui se démènent pour ne pas faire fortune ou ne pas posséder de maison ont ma sympathie de toute façon. Même si je ne suis pas là pour expliquer qui a raison ou qui a tort, mais pour pointer les bons et les mauvais livres, à l’usage de ceux qui considèrent que la littérature doit parler de ce qui déconne et pas des problèmes de cœur de gens dépourvus de problèmes.
En effectuant mon petit tour d’horizon des éditeurs que je voulais contacter pour qu’ils m’envoient leurs bouquins, j’ai davantage pensé au Tripode ou à Allia qu’à Grasset et Gallimard. Rien contre Grasset ni Gallimard, d’ailleurs, et des fois j’achète même leurs publications, mais je me suis dit, quitte à parler de la marge en littérature, autant en profiter pour dresser une cartographie des éditeurs marginaux – pas tous des Perdants au sens où je l’entendais quelques lignes plus haut, d’ailleurs. Certains s’en sortent très bien. Quelques-uns vivotent. D’autres sont dans la merde. En tout cas, nous ne verrons pas ici les éditeurs dont le chiffre d’affaires se compte en centaines de millions d’euros et qui reçoivent leurs auteurs dans un château, mais plutôt ceux dont l’activité ressemble à celle du boulanger ou du plombier en bas de chez vous.
Pour résumer, les gens qui font la pluie et le beau temps ne m’intéressent pas, je préfère parler de ceux qui se demandent où est passé ce putain de parapluie, bordel.
« La littérature se résume à un tout petit milieu auquel j’appartiens, je suis auteur et éditeur. Ça pourrait poser des problèmes d’éthique, mais je préfère m’asseoir dessus. »
Autre chose : la littérature se résume à un tout petit milieu auquel j’appartiens, je suis auteur et éditeur. Ça pourrait poser des problèmes d’éthique, mais je préfère m’asseoir dessus. Je ne vais pas m’abstenir, par exemple, de chroniquer des ouvrages publiés par des maisons dont je suis proche ou écrits par des auteurs avec qui je suis copain. Ce serait d’autant plus idiot que je deviens copain avec un auteur parce que j’ai aimé son travail, pas l’inverse. Donc, si des gens que j’aime et que je connais pondent un bon livre, je ne m’interdirai pas d’en parler ici pour des raisons superfétatoires (j’aime ce mot) de collusion possible. À l’inverse, s’ils commettent un bouquin tellement mauvais que je trouve nécessaire, afin de le signaler, de gaspiller une partie des 15000 signes qui me sont octroyés deux fois par mois, je compte sur eux pour ne point trop me faire la gueule.
Ceci étant posé, revenons à nos moutons. Et mon premier ovidé sera donc Nous errons dans la nuit dévorées par le feu, de Jules Grant.
Au passage, superbe titre. Il reprend littéralement le titre original, comme lui un alexandrin un peu lyrique, mais qui en jette, et dont le site de l’éditeur anglais (Myriad Editions) précise qu’il s’agit d’un graffiti aperçu à Manchester par Jules Grant et que la phrase est la traduction d’un palindrome latin. Chapeau les tagueurs british, c’est autre chose que les conneries marquées sur les murs en bas de chez moi !
La version latine de cette phrase (attribuée de façon incertaine à ce bon vieux Virgile) est paradoxalement la plus connue en France, puisqu’utilisée par ce cher Guy Debord comme titre d’un de ses films : In girum imus nocte et consumimur igni. Quel rapport entre Virgile, Debord, un taggueur anglais anonyme et ce roman ? Mystère, mystère, que la lecture du livre n’éclaircira pas. Car si cette histoire de papillons de nuit attirés par la lumière jusqu’à en crever peut effectivement s’appliquer aux personnages habités par la passion de Nous errons dans la nuit dévorées par le feu, pour être honnête (et pour peu qu’on soit d’humeur taquine), ce titre s’applique aussi bien aux idiots qui parcourent hébétés les romans d’Alexandre Jardin, et nous voilà bien avancés.
Très beau titre, en tout cas, on ne dira pas le contraire.
Il s’agit d’un premier roman écrit en 2016, traduit par Maxime Berrée et paru chez Inculte en juin dernier (2020, donc, pour ceux qui découvrent ces chroniques depuis une capsule de secours quelque part dans l’espace après que la Terre est enfin devenue inhabitable), et c’est ce mouton-là qui m’a fait penser aux questions d’appropriation culturelle dont je causais en préambule.
Ça se passe à Manchester, dans les années 2000 nous dit la quatrième de couverture, et nous allons suivre les aventures d’un gang dans la plus pure tradition du genre : bagarres territoriales, business et trafics de toutes sortes, histoires sentimentales et de cul, embrouilles qui tourneront fort mal, tout ça écrit dans une langue orale à la fois très efficace et – tout comme pour l’histoire – déjà lue mille fois. Pourquoi, alors, marchent-elles si bien, ces aventures que nous connaissons par cœur, racontées d’une manière que nous connaissons par cœur – réalisme social très apparent sans être pesant, narration interne, sèche oralité de bon aloi ponctuée de dialogues vifs comme au cinéma, vocabulaire familier et syntaxe de bistrot, impression générale de se trouver au cœur de l’action, personnages secondaires à la fois pittoresques, crédibles et vivants ?
« La principale touche d’originalité du livre m’a d’abord gêné – pour de mauvaises raisons ou plus exactement parce que je suis un peu con, ou inattentif : le gang en question est un gang de filles. »
La principale touche d’originalité du livre m’a d’abord gêné – pour de mauvaises raisons ou plus exactement parce que je suis un peu con, ou inattentif : le gang en question est un gang de filles, certaines de leurs problématiques sont plutôt considérées comme des problématiques féminines, et les personnages principaux sont des lesbiennes. Vu le nom de l’auteur, mon radar à embrouille s’est déclenché aussitôt : holala – me suis-je dit, méfiant et finaud – ce bon vieux Jules Grant veut nous raconter un énième roman noir de rebels whithout a cause, et pour tirer son épingle du jeu, remplace les jeunes mecs à blouson noir par de canons goudous, alerte, alerte, putasserie en vue !
Bon, en lisant la quatrième de couverture – mais à ma décharge, Inculte m’a filé un PDF sur lequel elle ne figurait pas – j’aurais vu que ce cher Jules est une autrice, pas un auteur. Après avoir découvert ça, je me suis senti d’abord soulagé et puis vachement contrarié de l’être. Alors quoi, seule une autrice pourrait parler d’un gang de meufs ? Un auteur serait forcément suspect ? Je n’ai pas aimé penser ça, mais je l’ai pensé quand même, tant pis. Si, dans un roman qui n’offre rien de plus qu’une variation distrayante sur des topos vieux comme le monde, le seul élément saillant, original – qui donne donc l’angle principal de lecture – explore une thématique totalement étrangère à l’écrivain.e, j’aurais quand même, ouais, l’impression qu’on essaie de me fourguer une voiture d’occasion repeinte en rouge vif la veille pour que je ne voie pas qu’il manque le moteur.
En tout cas, ce premier roman d’une autrice qui auparavant fut avocate (pendant vingt ans, quand même) et qui est diplômée en creative writing – ce qui me donne envie de me lancer dans une autre digression, mais ai-je la place, en avez-vous envie – s’avère vif, touchant, émouvant souvent et empreint de cette sorte de romantisme terre à terre et lucide qu’on trouve beaucoup dans la littérature anglaise, je pense à Welsh, par exemple, même si je ne compare pas les deux, et qui sur moi fonctionne à tous les coups.
Voilà sans doute la principale qualité de ce livre : des héroïnes hautes en couleur, vivantes, bourrées de contradictions et très attachantes en dépit des (ou grâce aux) nombreuses conneries qu’elles commettent, pas toujours sympathiques. Et qui font, comme de juste, avancer une narration plus proche de la chronique des bas-fonds, dégénérant parfois en fait-divers violent (nous sommes quand même dans un roman noir, on ne peut pas dire que ça rigole franchement à chaque page) que de l’intrigue alambiquée.
L’autre excellente idée de Jules Grant est d’avoir, à quelques reprises, troué la narration principale (menée par Donna, la boss du gang) de chapitres racontés par Aurora, la gamine adoptée par cette dernière, et dont le point de vue sur les individus chelous qui l’entourent, sur le monde, sur les péripéties, est particulièrement bien rendu, entre naïveté et humour noir – et dans une langue, pour le coup, assez originale même si elle manque de puissance.
Un extrait (c’est Aurora qui parle, on est au chapitre 19, vers le milieu du bouquin) :
« Le Truc revient dans mon bide, et si jamais je revois cette femme, je devrais me venger. Salement. J’espère qu’elle perdra son bébé et qu’il finira dans un foyer, comme la femme que j’ai vue aux informations. Ça lui apprendra.
Au moins, j’ai encore l’argent. Je vais à l’épicerie au coin de Ship Street et trouve tout ce qu’il me faut là-bas. En rentrant chez Mamie, j’aperçois la vieille Mrs Watson sur le trottoir d’en face. Je baisse la tête et accélère le pas.
En entrant dans la rue de Mamie, je relève la tête et c’est là que je les repère, les voitures. Une petite Micra pourrie, Donna dit toujours que personne ne peut vouloir une caisse pareille, et une autre, verte et blanche. Des flics.
Devant chez Mamie, il y a deux femmes, dont l’une avec un attaché-case, et trois policiers, deux hommes et une femme. Je vois la policière frapper à la porte.
Je traverse la rue en gardant un œil sur ce qu’ils font et en me dirigeant vers la ruelle. Personne ne m’a vue. J’espère juste que Mamie se souviendra de ne pas ouvrir la porte. Au coin, je m’enfonce entre les immeubles et me retourne pour observer. Je prie en silence : Ne réponds pas à la porte, Mamie, s’il te plaît.
Mamie m’entend sans doute, parce qu’au bout d’un moment ils finissent par tous remonter dans leurs voitures et s’en aller. Alors je rebrousse chemin et m’approche de la porte. »
Du petit lait !
Beaucoup de plaisir, donc, et si Jules Grant fait preuve d’un poil plus d’ambition (dans le fond comme dans la forme) pour ses romans suivants, voilà une autrice qu’il faudra surveiller de près.
Bon, nous voici à la fin de la chronique et je n’ai parlé que d’un seul bouquin, c’est emmerdant. En attendant la prochaine quinzaine qui sera consacrée aux éditions Rivière Blanche (et plus particulièrement à Claire Von Corda et à Sébastien Gayraud), à Méfiez-vous du chien qui dort (de Nancy Kress, chez Hélios) et à Walter Kurtz était à pied (d’Emmanuel Brault, chez Mu), je vous laisse avec ces deux amusants aphorismes qui ouvrent le recueil de Guillaume Poutrain Autopsie des songes : « Dieu a créé la femme pour éviter aux hommes de sombrer dans la poésie », et « Toute femme mérite d’être belle. La poésie double ses chances ». Si vous aimez ce genre de mignardises (tiens, c’est une anagramme presque parfaite de « ringardise ») inconsciemment sexistes, vous les trouverez au Cactus Inébranlable, éditeur wallon souvent de qualité (dont nous reparlerons dans une chronique plus spécifiquement consacrée à la poésie), mais on ne gagne pas à tous les coups.
Information sur le livre :
Nous errons dans la nuit dévorées par le feu, Grant Jules, Inculte,
288 pages, ISBN 2360840517