

Je suis entré dans Facebook par erreur, ou par tromperie, même si ce jour-là, personne ne voulait précisément me tromper ; si tromperie il y eut, elle fut structurelle.
Je n’y étais pas, et je reçus un courriel de T. : « Je viens de m’inscrire sur Facebook, inscris-toi et viens voir ce que je poste. » Je trouvais bizarre qu’il écrive si clair, lui si méfiant devant les inventions des ingénieurs sociaux. Mais je m’inscrivis, j’allai voir sa page, et rien. Il me confirma n’avoir jamais envoyé cette invitation, elle était partie tout seule. La machine serviable s’occupait de prévenir les contacts de chaque nouveau connecté, car ce que vend Facebook aux annonceurs, c’est de la connexion. Turing avait proposé un test pour déterminer l’intelligence d’une machine : si en échangeant des messages avec elle, on ne la différencie pas d’un être humain, alors elle est intelligente. Ou bien l’homme est bête. Mais précise Turing : « Par politesse, on admettra que tout le monde pense. » La machine s’était adressée à moi, j’avais cru que mon ami me parlait, la machine était donc artificiellement intelligente ; ou bien moi naturellement bête.
« Ce n’est pas désagréable ces dialogues entre fantômes, entre personnes si vont veux, mais en donnant au mot son acceptation latine, persona, le masque. »
T. ne postait rien sur sa page puisqu’il l’avait créée pour devenir ami virtuel de mon fils aîné dont il était parrain réel, pour regarder les photos qu’il publiait. Je m’y suis fait, je suis devenu ami avec mon fils, ce qui est étrange, j’ai regardé ses photos, et de mon côté, je parlais de mes livres. Je fis ami-ami, je connus du monde sans jamais les avoir vus, j’échangeais quelques bêtises. Ce n’est pas désagréable ces dialogues entre fantômes, entre personnes si vont veux, mais en donnant au mot son acceptation latine, persona, le masque. La machine continua de s’adresser à moi en se faisant passer pour un autre, en me prenant pour un autre, mais c’est la règle des réseaux.
Encore cette semaine elle m’a parlé, ornant son message d’étoiles et de ballons. Elle me rappela que c’était l’anniversaire de T., m’invitant à le lui souhaiter et à passer du temps avec lui. C’est en effet mon plus vieil ami, tout autant sur Facebook, premier contact, que dans la vie, car nous nous sommes rencontrés à quinze ans. Mais à la date où la machine m’enjoignait joyeusement de lui parler davantage, T. était mort depuis trois ans, et à chacun de ses anniversaires, elle me faisait le même coup. Et chaque fois j’hésite à pleurer de rire devant le ridicule de la situation, ou à pleurer toutes les larmes de mon corps en pensant à la disparition de mon plus vieil ami. Facebook s’en fout. Dans les cavernes du Zuckerberg, les gnomes qui agissent dans la machine n’ont aucune notion de la vie et de la mort. Aucune notion de l’amitié même s’ils utilisent le mot, et aucune notion de la vie humaine qu’ils se contentent de mimer. Ils font ce qu’on leur dit de faire en des lignes de code sibyllin, et ils nous disent ce que nous devrions faire, on appelle ça une intelligence artificielle. Le pire qui puisse nous arriver est d’avoir la faiblesse de leur faire confiance.