Je ne compte plus mes Jeux olympiques ou mes championnats du monde. J’ai été chef des sports de deux grands quotidiens, spécialiste de l’olympisme durant quinze ans et j’ai eu la chance d’interviewer les plus grands athlètes : le basketteur Michael Jordan, le hockeyeur Wayne Gretzky, les légendes du vélo Merckx ou Poulidor, les patineurs Katarina Witt ou Klimova et Ponomarenko, les dieux du ballon Pelé ou Platini, le cavalier Pierre Durand et son Jappeloup en or, John McEnroe, le Salvador Dali du tennis, et tant d’autres dans tant de disciplines, sur pistes, stades, neiges, mers ou montagnes. J’ai pu aussi fréquenter au plus près des dirigeants aussi puissants que Juan Antonio Samaranch (le mythique parrain du CIO qui m’a même invité chez lui dans son appartement de Barcelone), Dick Pound (1er président de l’Agence mondiale antidopage), David Stern (NBA) ou Gary Bettman (NHL). Bref, le journalisme de sport, ce fut jadis ma vie et je suis tombé dedans comme Obélix dans la potion magique.
Mais il n’y aurait sans doute jamais eu ce « Bec de plume » sans l’Antoine, le Blondin. Le romancier mythique de L’humeur vagabonde et d’Un singe en hiver (éd. La Table Ronde), prolongé à l’écran par l’éternel duo de poivrots divins, Gabin et Belmondo. Quand il est mort, l’homme des plus belles chroniques jamais écrites sur le Tour de France, le rugbyman Jean-Pierre « Casque d’or » Rives a dit simplement : « Il y a désormais un peu plus de lumière chez Dieu ! » Et c’était tellement vrai ! Une plume géniale et incomparable, l’ivresse perpétuelle des vins de pays, voilà comment Antoine Blondin a inspiré tous les journalistes de talent qui s’immergeaient dans le sport.
La mythologie Blondin
Je ne résiste pas à vous conter une de ces anecdotes qui ont fait la mythologie Blondin, celle de l’encrier. Au terme d’une étape du Tour, dans une petite école transformée en salle de presse, l’Antoine s’installe à un pupitre d’enfant, avise un encrier et le boit d’une traite sous l’œil médusé de son boss Jacques Goddet, directeur de « L’Équipe ».
– Mais vous buvez de l’encre, s’égosille celui-ci.
– C’est pour mieux vous pisser de la copie, chef ! lui répond du tac au tac l’auteur de 524 chroniques de légende sur le Tour (qu’on retrouve éditées à La Table Ronde).
Les grandes plumes du sport ont toujours fréquenté de près la littérature. Je pense ici à l’éternel Louis Nucéra, ami de Cocteau, Romain Gary, Picasso, Cioran, Kessel, Marcel Aymé, Léon Bloy, Borges, Brassens, Devos, mais aussi Blondin (une évidence), sans oublier Anquetil ou Fausto Coppi. Jeune chef de rubrique sportive, j’ai noté dans mes carnets d’écrivain débutant ce coup de gueule sublime de Nucéra que je partage avec bonheur trente ans plus tard : « Ce n’est pas que les deuils de grand apparat me bouleversent. L’humble vermisseau que je suis est plus ému par la mort de ses pareils, le petit peuple d’où je viens : la vieille dame du quartier qui n’a jamais soufflé mot de sa misère parce qu’il y a des choses qu’on garde pour soit, la mère qui, lasse de voir son fils crever de drogue, s’éteint sans avoir la force de hurler leur fait aux sociologues branchés et aux rejetons médiatiques sortis de leur braguette. Bref, ces gens qui mettent leur chagrin dans leur poche sans faire de la pauvreté une arme. Ils ne sont pas à la page. Discrétion et vertu se démodent. On leur mesure tout. Sauf les pleurs, les vrais, qui viennent du plus profond de l’être. »
« Blondin, Nucéra, chers amis intellectuels allergiques au sport, ce furent bien davantage que des conteurs d’exploits : des écrivains immenses qui continueront d’inspirer des générations de journalistes à leur premier Tour de France ou à leur première finale de foot. »
Blondin, Nucéra, chers amis intellectuels allergiques au sport, ce furent bien davantage que des conteurs d’exploits : des écrivains immenses qui continueront d’inspirer des générations de journalistes à leur premier Tour de France ou à leur première finale de foot. Avec en eux ce je-ne-sais-quoi d’irrationnel qui fait les plus grandes plumes. « Les fous littéraires, sourit Nucéra, n’ont pas le rendement commercial d’un chanteur, d’un signataire effréné de pétitions, d’un bateleur politique, lesquels, le plus souvent d’ailleurs, rendent à leur éditeur une bouillie qu’il convient de réécrire… » Tout est dit, non ?
Ces artistes de l’écriture mise au service de l’exploit physique et mental, j’ai en ai croisés des dizaines qui mériteraient mention. Jeune stagiaire, je revois le géant Serge Lang, l’inventeur de la Coupe du monde de ski alpin, capable de dicter un texte parfait au téléphone sans redite ni faute de grammaire. Denis Lalanne, le romancier de Dieu ramasse les copies (éd. Atlantica, 2019), l’héritier de Blondin, Prix de l’Académie française, peu avant sa mort. Un regard si chaleureux qu’il m’a même fait aimer le rugby. « On commençait à parler aussi d’un auteur qui s’appelait Antoine Blondin, témoigna-t-il un jour. Il écrivait des phrases de velours sur le duvet des choses… » Comme Pierre Chany, l’homme aux 49 Tours, et sa fabuleuse Histoire du Tour de France (éd. La Martinière, avec Thierry Cazeneuve).
Un ami, un citoyen d’honneur de LPBP
Je pourrais écrire un livre sur ces mecs extraordinaires croisés au détour d’un cassoulet ou de centaines d’estaminets. J’aurais tant de noms à partager. Mais je vais finir par un seul, un ami de « LPBP – Les plus belles plumes », un ami tout court : Roger Jaunin, 72 ans, maître d’édition du magazine satirique « Vigousse ».
Dans notre rubrique « L’original », vous découvrirez le texte unique qu’il nous offre, consacré à son ami romancier, poète, chanteur et rebelle, Monsieur Michel Bühler. Les deux hommes sont du même bois que Blondin, Nucéra et tous ces adeptes de la plume en liberté, toujours à la recherche de la belle image et du bel humain. Jaunin – il jurera le contraire – c’est un peu la star du journalisme tennistique. Federer et les autres, il les a tous connus, vus grandir et suivis aux quatre coins du monde. Il nous les a racontés avec ses mots coupants et parfois rugueux, ceux-là mêmes qu’on retrouve dans Julien de L’Essert, son roman qui lui ressemble tant (éd. du Cadratin). Jaunin, il aime toutes les balles de tous les terrains, l’océan, les chevaux, les belles femmes, les copains d’abord, les bons vins et la gastronomie joyeuse. Nous le faisons citoyen d’honneur des « Plus belles plumes », car depuis des lustres, il a fait du sport une littérature conquérante !