Lors d’une conversation avec des connaissances, des amis ou des gens que je rencontre pour la première fois dans un salon, un bar à champagne ou un compartiment de train, il m’arrive (c’est assez rare) d’évoquer les romans du marquis de Sade qui m’ont, en vérité, fasciné dès le début. Or c’est précisément ce «dès le début» qu’il me faut considérer aujourd’hui, écrivais-tu dans la fièvre qu’un directeur de revue prestigieuse avait déclenchée en te proposant d’écrire quelque chose sur la découverte d’un de tes auteurs préférés… Sans trop craindre les insultes et les invectives, tu décidas de poser aux lectrices une question qui méritait qu’on la prît en considération: «Quand et où ai-je, pour la première fois, pris connaissance du texte sadien?»
Tu devais avoir quatorze ou quinze ans. Oui, c’est ça, quatorze ou quinze ans. Peut-être même seize. Effectivement, plutôt seize… Et si les lectrices allaient trouver étrange que tu fusses incapable, ou plutôt, sois incapable de préciser avec certitude l’âge que tu avais à ce moment-là? On ne peut tout se rappeler, leur répondrais-tu avec cet élan qui te caractérise. Rien ne m’oblige à évoquer ces détails devant vous, qui prenez la peine de me lire et à qui je ne veux rien cacher, écrivais-tu en serrant le Caran d’Ache entre le pouce, l’index et le majeur, mais vous pourriez également vous demander un jour, sait-on jamais, quel genre de mémoire vous permettrait de retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui vous est arrivé au cours de votre existence.
En attendant de trouver une réponse à cette question oiseuse, disons que tu fréquentais alors ce qu’on appelait le Collège de Vevey en compagnie des enfants de notaires, de médecins, de fondés de pouvoir, de fiduciaires, de vendeurs de tondeuses à gazon ou de voitures sportives, de directeurs chez Nestlé et autres pointures qui auront marqué l’histoire d’un lieu où «une grande variété de boutiques et d’artisans situés dans les étroites ruelles mettent leur savoir-faire à disposition», pour reprendre la prose hasardeuse du prospectus que les touristes du monde entier déplient soigneusement en traînant leurs doubles semelles en caoutchouc… J’ai très vite ressenti, à l’égard de mes camarades bien peignés fleurant le musc ou le santal, une sourde révolte qui pouvait se transformer en désir de blesser verbalement ou physiquement.
C’est alors que, pour payer un voyage que je voulais entreprendre en Crète, en Anatolie et au Kurdistan irakien notamment, je trouvai un travail rémunéré dans l’entreprise des PTT (Réd.: La Poste suisse) jouxtant la gare ferroviaire de Lausanne. Je revois nettement l’immense salle au milieu de laquelle se dressaient, en cercle, de profonds paniers dans lesquels je devais, avec un bossu aux jambes torses, lancer les enveloppes qui poursuivraient leur route vers les différentes régions de Suisse romande. Activité peu excitante qui, permettez-moi de le préciser, me poussa à faire d’interminables séjours sur la lunette des w-c réservés aux employés de l’entreprise.
Oui, je restais là de très longs moments, me plongeant dans une prose qui était un bloc d’abîme dans lequel je me perdais, vue et ouïe. Le bossu au menton fourchu se demandait si je souffrais d’une maladie quelconque. Or je lisais, le feu aux joues, sur la lunette des w-c, un livre que j’avais déniché ou dérobé je ne sais où… peut-être sur le rayon d’une librairie dès que la vendeuse eut détourné les yeux pour répondre aimablement aux demandes formulées par une gracieuse personne aux ongles bien entretenus… Le regard collé aux lignes, je ne sautais ni phrase ni paragraphe ni page ni chapitre. Ce que je lisais provoquait, m’en souviens-je avec exactitude, un trouble proprement sexuel puisque… comment le dire sans détours? Puisque j’ai l’honneur de m’adresser directement à vous… Ou presque…
Oui, j’y suis, à peu de chose près: une pulsion irrésistible me poussait, chaque jour, à rejoindre la cabine, à m’y enfermer à double tour afin de poursuivre la lecture dans des relents de vinaigre ou de bicarbonate de soude et dans la faible lumière qu’une lucarne donnant sur les voies ferrées laissait entrer, une lucarne que je peux revoir à volonté dans le silence tout relatif de ma chambre d’échos, lucarne assez grande, allongée, avec un bord recouvert d’une laque verte, craquelé par endroits, sur lequel on avait oublié un coupe-ongles de poche…
Masse de cire en état de fusion, je me laissais couler dans l’exploration d’une terra incognita. Domaine interdit où les liens, les chaînes, les martinets et l’esclavage forment le décor d’un jardin de singuliers délices, où des individus ne cessent de faire souffrir une victime qui ne semble jamais leur être plus attachée que lorsqu’ils la font souffrir davantage, où des personnages masculins ne peuvent aimer une femme que meurtrie, avilie, violentée, torturée, saignée. Dans ce domaine interdit, souvent figuré par un château inaccessible, la pratique de la débauche conduit les libertins sur une cime où les excès délivrés de toute retenue deviennent effectivement sans limites. L’entrée d’un jeune personnage féminin, vif, espiègle et narquois (héroïne du roman) dans une association criminelle, je la vivais comme un rite de passage qui obnubilait l’ado n’aspirant qu’à ça: subir de véritables épreuves pour accéder à un statut plus enviable.
Cet ado devait se demander si le monde qu’il découvrait, assis sur la lunette des w-c réservés aux employés de l’entreprise postale, il devait se demander si ce monde plein de manies exquises, de tortures épouvantables, de mélimélos jusqu’à plus soif, de pieuvres hurlant de désir et de houles à l’assaut des récifs avait quelque chose à voir avec le monde dans lequel vivait le béjaune peu apte à canaliser les forces obscures qui lui mettaient le feu aux joues…
Les exagérations, qu’elles soient d’ordre alimentaire, sexuel ou criminel, quand le plaisir ressenti par les personnages est sans cesse relancé, augmenté, varié, affiné pour préciser, dans une langue divinement ciselée, les nuances d’une pensée radicale qui échappait au garçon dont les mains tournaient compulsivement les pages de l’étrange roman, ces exagérations médusaient le jeune insoumis au point où il se demanda si les lois de l’univers fictif, contenu dans le livre, avaient quelque chose à voir avec celles du monde dans lequel évoluaient les filles et fils de notaires, de médecins, de fiduciaires et autres directeurs de Nestlé?
Il y avait là un point d’interrogation dont l’ado fantasque devait vite abandonner l’examen pour rejoindre le bossu aux dents ébréchées qui, décidément, l’avait à la bonne, car il n’engueulait jamais le miston. Il lui rappelait cependant qu’il ne fallait pas oublier son devoir, imaginant que le jeune employé au regard en coin souffrait de dyspepsie, écrivais-tu de plus en plus lentement depuis qu’une question se posait avec de plus en plus d’insistance: comment le directeur de revue prestigieuse, self-made man né dans une famille d’agriculteurs de l’arrière-pays, comment cet homme toujours tiré à quatre épingles et qui s’était aimablement adressé à toi pour te proposer ce genre d’exercice, comment cet homme à la fois distant et attentif réagira-t-il en prenant connaissance de ta rédaction?