

Toujours, quand j’annonçais avoir trois fils, cela me valait une petite moue de condoléances, et puis le même geste. « Ah oui ! Et ça… », on laissait la phrase en suspens, et d’un air entendu, poing fermé, on agitait le bras comme si on passait le fer à repasser, pour figurer un vroum vroum d’agitation. Je comprenais, ils comprenaient, les garçons ont mauvaise presse parce qu’ils débordent. Les filles gentiment s’adaptent, et les garçons sont tout ce qu’on ne voudrait ne plus voir dans notre société d’harmonie un peu floue, où plus rien n’irait mal. On peut en arriver à les bourrer de cachets pour qu’ils se calment.
Mais à quoi pensaient-ils de si affreux, les gens ? Au vacarme, sûrement, à l’agitation qui fait trembler les planchers, à l’effondrement des lits utilisés comme trampolines, à la violence des mâles toujours prête à surgir, à l’odeur prenante des chambres de garçons jamais aérées. Ils sont loin du compte, les gens, le pire d’une fratrie de trois garçons c’est d’être trois, et que les crèmes dessert se vendent par quatre.
Je comprends la logique industrielle qui attache les petits pots par quatre, c’est plus facile à produire, plus facile à ranger, mais ça ne m’arrange pas du tout. D’autant plus que le dessert est un moment de folie douce, le moment des désirs fous qui, au moindre accroc, se transforment en déchaînements de haine. Je ne sais pas ce qu’ils mettent dans ces petits pots, mais c’est dangereux.
Un été au jardin chez mamie, les crèmes à la vanille arrivèrent sur la table, liées par quatre dans une logique qui ne sait pas ce qu’elle fait ; à moins qu’elle n’obéisse à cette molle habitude de penser les familles par quatre, papa et maman, fils et fille, comme dans le jeux des sept familles. Mais là, c’étaient des garçons, un de trop, et la grand-mère en plus.
Très vite, je sentis que le dessert tournerait mal, j’en avais l’instinct, et l’expérience. Tout s’était bien passé jusque-là, et puis l’aîné demanda : « Je peux prendre mon dessert ? » Mon, tout le malheur à venir était dans ce pronom. Cela ne tarda pas. Il y eut des framboises du jardin, dont les trois adultes se servirent, et les trois enfants se jetèrent sur le petit paquet, rompirent les attaches, ouvrirent les pots. Chacun dévora le sien très vite, surveillant celui en trop, le reste de la division, regardant du coin de l’œil où les autres en étaient. Je regardais moi aussi ce pot tout seul, qui amènerait le malheur à notre table. La règle de trois est une loi d’airain qui brise les familles les mieux disposées.
– Je peux avoir le dernier ? demanda l’aîné, pot vide et cuillère en l’air, la main tendue.
– Noooon ! hurlèrent les cadets. Il n’y a pas de raison…
Ils n’avaient pas tort. Des framboises étaient disponibles.
– Je n’aime pas les framboises, dit l’aîné. Mes frères si. Alors ils prennent les framboises, et moi, le pot qui reste.
– Noooon ! hurlèrent les cadets, serrés l’un contre l’autre.
Je pris le pot
– On pourrait la garder pour ce soir, suggérai-je.
La solution semblait juste, elle permettait de gagner du temps, je n’y croyais pas vraiment.
– Oui. Je la prendrai ce soir, et eux des framboises, dit l’aîné.
– Noooon ! hurlèrent les frères.
Ils refusaient en bloc sans s’être concertés sur le fait que leur frère mange deux crèmes dans la journée, et pas eux. Ils exigèrent qu’il se contente d’un yaourt nature dont il y avait un frigo plein, et dont on ne savait pas quoi faire tant que le sucré, le coloré, l’aromatisé, n’ait été épuisé. C’était la dinguerie du dessert, l’avidité folle qu’elle déclenche pour cent grammes de gélatine. Il fallait résoudre le problème du pot en plus, le garder ne ferait que reposer le problème dans quelques heures. Le ton montait. L’aîné revendiquait le petit pot de crème pour lui seul, selon un partage équitable basé sur le goût ; les cadets refusaient, exigeaient qu’il se contente d’un yaourt, ou de rien, selon un partage égalitaire basé sur le nombre. Une question de philosophie politique se posait sûrement ce jour-là au jardin de mamie, mais j’avais surtout une émeute à maîtriser, pas le temps de penser. Il refusait ; ils refusaient. Il s’ensuivit des hurlements, des menaces de coups, et le benjamin jaillit de sa chaise et se jeta à terre en trépignant, frappant le sol de ses poings, menaçant de pisser par terre et de s’y rouler. La mère, perdue dans la complexité des divisions par trois et par quatre, ne disait rien et me laissait faire, entre délégation à l’homme et incompétence dans les opérations à virgules ; la grand-mère affolée cherchait une solution morale, toujours inefficace quand la guerre est déclenchée. Elle en appela au sacrifice, les hurlements redoublèrent. « Quand ils sont comme ça, gémit-elle, ils ne sont plus accessibles à la raison. » En effet. Merci.
L’aîné observerait le dépit de ses frères d’un air gourmand, plus gourmand encore que le regard qu’il portait sur le pot de crème. Cela pouvait durer, tant que le pot existait. Le ranger d’où il venait aurait seulement provoqué, dans l’après-midi ou la nuit, l’attaque du frigo.
Alors, je pris en main le pot maléfique, et le silence se fit. J’examinai l’étiquette, je parcourus la liste des ingrédients, cherchant celui qui rendait fou. Tout était banal, rien que du connu, ou alors c’était codé. Je le décapsulai avec soin, posai sagement l’opercule sur le bord de mon assiette, et je me le renversai sur la tête. J’écrasai bien, que la crème gicle. Je restai ainsi, sentant le gel de lait glisser sur mon front, autour mes oreilles, dans le silence revenu, je les regardai tous un par un, fixement, sans sourire. Le benjamin, à terre, s’était redressé. Dans la stupeur, tous les cris s’étaient engloutis dans un grand trou sans fond ni bords.
– Tu aurais pu le manger, dit enfin l’aîné.
– J’en ai horreur.
– Tu aurais pu le partager en trois, dirent les cadets.
– Et puis quoi encore ? Qui aurait léché la cuillère, et puis le pot ?
– Mais… moi j’aime bien la crème à la vanille, murmura la grand-mère, confuse.
– Fallait le dire avant, mamie ! Dirent-ils tous en chœur.
Heureusement, c’était l’été au jardin, j’enlevai ma chemise et déroulai le tuyau d’arrosage jusqu’au centre de la pelouse. « Vous venez ? » Ils se précipitèrent et m’arrosèrent au jet, et puis tous se déshabillèrent et s’éclaboussèrent, ils jouèrent un grand moment tout mouillés sur la pelouse au soleil. Parfois, toute la raison du monde est moins utile qu’un simple jet d’eau.