LE PITCH Les libraires sont à l’agonie, la presse écrite aussi, et même les géants de la vente en ligne peinent à atteindre leurs objectifs commerciaux. Pourtant, en plein marasme, un secteur tire encore et toujours son épingle du jeu : le roman d’espionnage. « LPBP-Les plus belles plumes » en parle avec deux experts internationaux. À ma droite, Jacques Pitteloud, 57 ans, ambassadeur de Suisse à Washington, homme de culture, photographe animalier de grand talent et, surtout, ancien patron du renseignement suisse. À ma gauche, Mark Zellweger, 60 ans, diplômé d’histoire romaine de la Sorbonne, spécialiste du marketing, ancien consultant de services secrets et désormais auteur à succès avec, notamment, sa série vedette Les Espionnes du Salève. Entretiens croisés sans langue de bois.
En 1989, au moment de la chute du Mur de Berlin, beaucoup d’amateurs de romans d’espionnage se sont posé la question qui tue : Adieu les taupes cachées au sein du FBI ou de la CIA ? Au revoir les traîtres cruels du KGB ? Fini le bal des langages codés ? La réponse, le druide de Cornouailles, John le Carré himself, fut le premier à la donner en se jetant comme un mort de faim sur de nouvelles thématiques : Irak, trafic d’armes, terrorisme international… Est-ce que depuis, selon vous, on a épuisé tous les thèmes, où en voyez-vous poindre de nouveaux ?
Jacques Pitteloud : Rien de nouveau sous le soleil. Les romans d’espionnage ont porté alternativement leur accent sur l’une ou l’autre des facettes du renseignement, mais c’était avant tout un effet de mode. Pour les professionnels, les thèmes restent toujours les mêmes : les services du Cardinal de Richelieu se consacraient aux mêmes sujets (sauf la cybercriminalité, évidemment) : appréciation des moyens et des intentions des rivaux extérieurs, lutte contre l’ennemi intérieur, protection des secrets de l’État, bref, toute la palette que l’on retrouve aujourd’hui.
Mark Zellweger : Déjà, la chute du Mur de Berlin n’a pas eu pour conséquence la fin de la guerre froide. Elle n’a jamais été aussi forte, en particulier en coulisse. La menace d’attaque nucléaire semble moins présente, mais la guerre à l’espionnage est en pleine expansion, et nos amis russes sont très doués ! Les guerres chimiques, bactériologies sont aussi d’actualité. Et in fine, le genre se nourrit des mêmes faits, recuisinés par un chef différent !
Comment expliquez-vous, en pleine crise du livre et de la presse, le succès jamais démenti du roman d’espionnage ? Un succès qui se traduit notamment pour une explosion des séries télévisées basées sur les mêmes recettes…
Jacques Pitteloud : L’agent de renseignement (largement mythifié) représente l’archétype du héros solitaire évoluant dans un monde dangereux et mystérieux, deux ingrédients essentiels pour captiver un public avide de sensations. Le roman d’espionnage est aussi un véhicule idéal pour promouvoir des théories de la conspiration dont l’être humain a désespérément besoin pour trouver des explications simples à un monde complexe et cruel.
Mark Zellweger : Le roman d’espionnage a connu un coup de mou au moment de la disparition de Tom Clancy et de Gérard De Villiers en 2015. Aujourd’hui, le genre brille de mille feux, et de nombreux nouveaux auteurs apparaissent. Les séries télé aident indiscutablement. Le côté action apporte sa touche exotique. Et la partie opaque du secret d’État dévoile toujours tous ses charmes.
Qu’est-ce qui fait selon vous un bon roman d’espionnage ? Et un espion littéraire idéal – par forcément le grand Russe blond au regard et aux poings d’acier ?
Jacques Pitteloud : Un bon roman d’espionnage doit se rapprocher le plus possible de la réalité, laquelle est suffisamment passionnante pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rajouter. Je préfère les œuvres qui montrent le renseignement pour ce qu’il est : un système faillible peuplé de gens normaux et donc faillibles eux aussi.
Mark Zellweger : Honnêtement, quand on lit James Bond de Ian Flemming, on ne trouve pas du tout ce type de personnage. Je considère même cette littérature comme fade. Ce sont en fait les productions Broccoli qui ont apporté ces images en créant le mythe James Bond au cinéma.
« Dans les états de droit, les agents du renseignement sont avant tout des serviteurs de l’État, plus ou moins courageux et plus ou moins efficaces. »
Jacques Pitteloud
Pour les vrais experts des services secrets que vous êtes tous deux, quels sont les auteurs les plus crédibles, les plus proches de la réalité quotidienne des espions ? (Quelques exemples…)
Jacques Pitteloud : John le Carré et ses personnages de tâcherons parfois un peu minables mais totalement immergés dans le grand jeu. Frederick Forsyth pour la minutie de ses scenarii. Vladimir Volkoff et le monde fascinant des opérations d’influence. Mais je dois vous avouer que je lis peu de romans d’espionnage. Les livres d’histoire me suffisent.
Mark Zellweger : Personnellement, j’ai un penchant pour Robert Ludlum, qui reste proche de la vérité. John Le Carré aussi connaît bien le job, mais le style britannique ne me convient pas !
Il y a un tournant historique dans la littérature : avant 14-18, l’espion est présenté comme un être vil, lâche, maléfique ; et puis, on commence à lui prêter des talents utiles à la société, et on finit même par en faire un héros décoré ! Où est la vérité entre ces deux extrêmes ?
Jacques Pitteloud : Dans ce métier, j’ai rencontré les deux extrêmes mais, comme dans toute les sociétés humaines, c’est la courbe de Gauss qui illustre le mieux la répartition des différents types. Dans les états de droit (dans lesquels les services ne sont pas des instruments de terreur et d’extermination), les agents du renseignement sont avant tout des serviteurs de l’État, plus ou moins courageux et plus ou moins efficaces.
Mark Zellweger : J’ai une admiration sans borne tant pour les agents infiltrés que pour ceux qui partent dans le monde entier sauver des compatriotes ou éviter que certains conflits ne s’exportent, par exemple en neutralisant des terroristes. Ce sont des gens bien. Les moyens utilisés sont ceux qui sont nécessaires au combat qu’ils livrent. Face à un cobra, il faut être pire encore pour réussir. Après, la vraie question, ce sont les motivations de ceux qui donnent les ordres, les politiques, et ce n’est pas terrible.
Quel est votre livre d’espionnage préféré, et pour quelle raison ?
Jacques Pitteloud : Peut-être Les gens de Smiley de John le Carré. Un livre sombre et déprimant, à la fin duquel tout le monde est perdant.
Mark Zellweger : J’en ai deux : La Compagnie de Robert Littell et Des services très secrets de Constantin Melnik. Le premier est un récit critique de la CIA, de sa création à nos jours. C’est très pertinent, et comme je suis assez sur sa longueur d’onde par rapport aux politiques, j’aime cette réécriture de l’histoire de la CIA. Le second est une aventure d’agent du SDECE français (Réd. : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) qui est très proche de la réalité de tous les jours : il met en évidence le combat qu’il peut y avoir sur le terrain entre conviction personnelle et mission.
« Le MI6, après des errements, et le Mossad sont pour moi les Rolls du renseignement. La DGSE, qui brillait, fait très pâle figure aujourd’hui. »
Mark Zellweger
Qui est le plus grand espion de tous les temps ? Dans la réalité et dans la fiction…
Jacques Pitteloud : Dans la réalité, Oleg Gordievski, taupe haut placée du SIS et de la CIA au KGB dont l’évasion d’URSS restera une légende. Et puis Alan Turing, l’homme qui perça les secrets d’Enigma durant la Seconde Guerre mondiale. Dans la fiction, je ne sais pas vraiment…
Mark Zellweger : Dans la réalité, c’est celui dont on ne parle jamais ! Ou éventuellement après sa mort. Un de mes préférés – que peu de fans connaissent – est Albert Meyer. Il a espionné la France sous occupation de 1940 à 1945. Il accomplissait des missions de deux mois, débriefait en Suisse et revenait en France. Il est mort avec le grade de général, mais n’a jamais été considéré comme un héros, hélas.
Les fans du genre se bagarrent régulièrement pour savoir qui est le meilleur service de renseignements du monde ? CIA ? NSA ? FSB ? GRU ? MI5 ? MI6 ? Mossad ? Shin Beth ? BND ? DGSE ? ISI ?
Jacques Pitteloud : Je ne saurais exprimer un jugement sans vexer d’anciens collègues. Dans le domaine des opérations type identification-recherche-élimination, les pays en état de guerre permanente comme Israël ou les USA ont évidemment le plus d’expérience, mais dans le domaine de la qualité des analyses, les Anglo-saxons sont très, très impressionnants. Les services de pays dictatoriaux ou autoritaires sont en général bons sur les opérations « humides » ( pas vraiment compliqué d’éliminer des opposants si l’on a le soutien du pouvoir ) et mauvais sur l’analyse car ils doivent s’habituer à ne dire que les vérités qui plaisent au gouvernement.
Mark Zellweger : Déjà là, on a un souci avec des services d’espionnage extérieurs et des services de contre-espionnage ! Dans le monde des services extérieurs, en 2020, le FSB est très efficace. Il a beaucoup de moyens, et même si parfois ses méthodes ne sont pas des plus fines, cela fait des dégâts. Sans oublier qu’il a également une cohérence politique. Le MI6, après des errements, et le Mossad sont pour moi les Rolls du renseignement. La DGSE, qui brillait, fait très pâle figure aujourd’hui.
Je note quatre éléments clés dans le succès du genre : la violence, les armes, l’exotisme et l’érotisme. Bref, tout ce qui a fait la grande du Prince Malko Linge, le héros de la mythique série SAS de Gérard de Villiers… Vrai ou Faux ? Comment compléteriez-vous ce menu ?
Jacques Pitteloud : La violence et l’usage des armes sont en réalité très rares (ils sont un constat d’échec, sauf dans les opérations d’élimination), l’exotisme est souvent réel, quant à l’érotisme, il est sans doute une composante indispensable d’un bon roman de kiosque de gare, mais il a peu de place dans le monde réel du renseignement. C’est pour cela que j’échangerais toute ma collection (virtuelle) de SAS contre un seul livre de Le Carré.
Mark Zellweger : L’érotisme n’est pas une garantie de succès. Clancy ou Ludlum ne l’utilisent guère, ce qui ne les a pas empêchés de vendre plus de 100 millions d’exemplaires. Moi, je rajoute systématiquement à mes romans la géopolitique et les enjeux étatiques. Par ailleurs, j’essaie de rester le plus possible dans le vraisemblable. Enfin, c’est la clé, l’action en continu est indispensable pour garder le lecteur éveillé !
Ils nous présentent des personnages exceptionnels et des situations folles. Ils allient mystères et coups de théâtre. Ils conjuguent suspense et aventures. Qu’est-ce qui distingue selon vous le roman policier et le roman d’espionnage ?
Jacques Pitteloud : Le héros de roman policier travaille en grande partie dans un environnement dit permissif et à découvert. Le héros de roman d’espionnage est derrière les lignes ennemies. Les deux genres s’entremêlent bien sûr assez souvent.
Mark Zellweger : Indiscutablement, trois ingrédients font que la sauce prend… Le secret, l’agent secret qui est aussi dans la réalité un héros, et le suspense. Un roman d’espionnage réussi doit tenir ses lecteurs en haleine jusqu’à la dernière page. Est-ce que le héros va réussir ?
« Les meilleurs auteurs de fiction s’appuient toujours sur un minutieux travail de recherche pour coller le plus possible à la réalité… La lecture d’Octobre Rouge de Tom Clancy permet par exemple au non initié de découvrir beaucoup d’aspects ignorés de la dissuasion nucléaire. »
Jacques Pitteloud
Les scénaristes voient souvent leurs personnages comme des révélateurs de données occultes. Mais apprend-on parfois de vrais secrets d’État dans les romans d’espionnage ? Avez-vous repéré quelques exemples de vérités politico-stratégiques chez vos auteurs préférés ?
Jacques Pitteloud : Les meilleurs auteurs de fiction s’appuient toujours sur un minutieux travail de recherche pour coller le plus possible à la réalité. Un excellent exemple est Tom Clancy (avant qu’il ne tombe dans la production de masse), qui construisait ses scénarii au plus près de planifications des militaires et des officiers de renseignement américain. La lecture de son roman Octobre Rouge permettait par exemple au non initié de découvrir beaucoup d’aspects ignorés de la dissuasion nucléaire.
Mark Zellweger : Les vrais secrets d’État ne sont jamais révélés. Les modes de fonctionnement, la description des attitudes politiques, les modes de pensées sont en revanche réalistes.
L’espionnage aujourd’hui est-il toujours autant militaire, ou devient-il chaque jour davantage une quête économique ?
Jacques Pitteloud : L’espionnage n’a jamais été à prédominance militaire. Il couvre (comme toujours dans l’Histoire) toutes les facettes des sociétés, dont la force militaire n’est qu’un pan.
Mark Zellweger : Les deux, mon Commandant ! Cela fait longtemps. Personnellement, le second ne m’intéresse pas : je ne traite que de la sécurité d’État au sens large.
Le roman d’espionnage plonge souvent ses racines dans de grandes pages de notre histoire contemporaine, comme 39-45 ou la guerre froide. Il décrit souvent les mécanismes vertueux ou maléfiques de l’homme social. Alors n’a-t-il pas également, au-delà du divertissement, un effet miroir qui nous confronte à nos sociétés ?
Jacques Pitteloud : Évidemment, Le Carré décrit à merveille les psychoses sociales d’un Empire britannique sur le déclin, Volkoff en fait de même avec la fascination du microcosme parisien pour les régimes autoritaires, et ainsi de suite… Un bon roman d’espionnage est, à mes yeux, celui qui utilise ce sujet un peu bateau pour plonger dans les entrailles de la société qu’il décrit.
Mark Zellweger : Effet miroir, je ne sais pas, mais il révèle certainement des parties de notre société.
John Le Carré dit souvent qu’il doit partager certaines convictions de ses héros pour les rendre crédibles… Les espions seraient donc des hommes d’action avec une conviction et des valeurs, ce qui expliquerait peut-être leur popularité dans le grand public ?
Jacques Pitteloud : Un agent de renseignement sans un système de valeurs est tout juste bon à servir de tortionnaire dans les caves d’un régime dictatorial. Tous les combattants (y compris ceux de l’ombre) prennent des risques au nom de valeurs qu’ils entendent défendre (même si celles-ci sont parfois détestables).
Mark Zellweger : Je partage ce point de vue. C’est tellement vrai que mes héros sont tous d’anciens espions de nations phares dans le domaine : Israël, USA, GB, France. Mais, en raison de certaines décisions politiciennes, ils souhaitent souvent s’engager autrement, au service de la paix.
Faut-il avoir travaillé ou au moins collaboré avec certains services secrets pour devenir un bon auteur de romans d’espionnage ?
Jacques Pitteloud : Je ne sais pas, je n’ai jamais écrit de roman, mais j’imagine que cela doit aider.
Mark Zellweger : Pas forcément, mais ça aide sacrément ! Quand on a collaboré avec les services actions ou les divisions actions de certains pays mentionnés plus haut, on maîtrise la technique de l’agent infiltré ou des opérations clandestines. On évite alors les erreurs de débutant, et l’action est bien plus crédible.
Comment voyez-vous l’avenir du roman d’espionnage ? Que lui reste-t-il à explorer ou quels futurs peut-il encore nous imaginer ? Y a-t-il partant un avenir pour l’espionnage-fiction ?
Jacques Pitteloud : Le roman d’espionnage est éternel. Comme le roman d’amour. Le thème ne changera pas, mais le cadre et la manière de traiter le sujet évoluent avec le temps.
Mark Zellweger : Après neuf romans et un dixième en cours de finition, je dirais surtout qu’il a un présent. Depuis 2019, le roman d’espionnage se renouvelle, de nouvelles plumes arrivent, pour mon plus grand bonheur. Me battant avec ce cher John Le Carré dans les classements des meilleures ventes, j’ai d’ailleurs désormais l’impression d’être un dinosaure !
Et le roman d’espionnage politique, n’est-ce pas une des pistes de développement pour ce genre qu’on dit souvent trop traditionnel ? Je pense ici au dernier John Le Carré, qui voit les services de Trump et de Grande-Bretagne s’unir pour discréditer l’Europe de Bruxelles ?
Jacques Pitteloud : Ce n’est pas du tout un genre nouveau. Edgar J Hoover était un maître (pervers) de l’espionnage politique. Mieux qu’une fiction.
Mark Zellweger : Là, on est dans mon rayon, monsieur l’intervieweur ! Tous mes romans reposent sur un fond d’actualité, de situation géopolitique du moment, avec ses enjeux. Et en fait, les espions sont là pour tirer les ficelles de ceux qui veulent assurer une certaine domination, militaire ou économique.
Si on vous demandait un jour de redevenir espion, céderiez-vous à la tentation ?
Jacques Pitteloud : L’adrénaline est une drogue aussi puissante que bien des psychotropes…
Mark Zellweger : Jamais, je m’amuse trop dans mon travail d’écriture et surtout, je suis libre ! En tant qu’écrivain de roman d’espionnage, tout est permis. C’est le paradis, non ?