LE PITCH La science-fiction (« SF » pour les aficionados du genre) se décline à toutes les sauces, dans tous les décors et autres objets du cosmos. Au moment où la recherche scientifique détaille chaque jour davantage les maladies de notre planète et de nos sociétés, sa petite sœur, la dystopie, est en train de grandir à toute allure et n’annonce pas que des lendemains qui chantent.
Plus notre bonne vieille Terre est mise à mal par les humains, plus la dystopie inspire les auteurs de science-fiction. Le genre en lui-même porte les stigmates d’un mal-être de la société – de l’anglais dystopia, formé par l’association du préfixe dys- et du radical d’origine grecque, τόπος (topos : lieu) –, la dystopie s’oppose à l’utopie par sa négation. Peu satisfaits par les phantasmes transmis dans les utopies, certains auteurs se sont mis à décortiquer les valeurs de la civilisation – principalement occidentale – pour en faire des métaphores littéraires qui révèlent les faces cachées de réalités bien différentes du discours ambiant politiquement correct. Cependant, la dystopie ne décrit pas uniquement des tyrannies et autres dictatures. À nager dans le désespoir d’un avenir compromis pour le genre humain, quelques auteurs la poussent parfois/poussent parfois le genre dans ses retranchements, suggérant au lecteur des lendemains qui ne seront peut-être pas totalement sombres. Du moins, le doute existe-t-il, comme dans le récent roman la Survivante de la Chaux-de-Fonnière Julie Guinand, qui transcende par la littérature une affliction personnelle.
La dystopie ne s’intéresse ni au cosmos ni à ses aliens, mais reste ancrée dans la réalité des individus. Ainsi, chez Guinand, une jeune femme subit une panne d’électricité alors qu’elle est en train d’écrire un livre, isolée dans une maison au bord du Doubs – l’ancienne école, qui accueillit aussi un atelier de sculpteur. Fée électricité annonçant ici une éventuelle fin du monde, puisqu’elle demeure aux abonnés absents. Plus d’ordinateur, plus de machine à laver ni de machine à café, adieu l’aspirateur, la radio, le téléphone, l’eau chaude. Les frontaliers ont déserté la route proche, le silence est rendu aux oiseaux, les voisins partis ne reviennent pas. La Survivante doit s’organiser, se battre contre elle-même, isolée, seule. Un jour, elle décide de rejoindre la ville, en l’occurrence La Chaux-de-Fonds, à plus de deux heures de marche. Chemin faisant, elle imagine divers scénarios. Et alors, cette fin du monde ? Est-elle réellement l’unique citoyenne encore en vie ? Le lecteur reste sur sa faim. Conclusion affreusement dystopique !
Tout commence voilà cinq siècles
Les grands classiques du genre ne sont certes pas légion, mais le lecteur découvre que, depuis des siècles, les écrivains trouvent les moyens, via ce qu’on appellera la dystopie, de détourner la censure afin de s’interroger sur la condition humaine.
Tout commence avec L’Utopie de Thomas More en 1516, satire de l’Angleterre du 16ème siècle, à travers laquelle l’auteur, homme politique, humaniste, juriste, souhaite un monde plus juste et meilleur pour la population : un personnage, grand voyageur, décrit les mœurs et la politique défaillante de l’Angleterre, puis, par contraste, évoque l’Île d’Utopie et son parfait équilibre. Vu de plus près, ce bonheur est chargé de contraintes. Il n’empêche, Karl Marx va largement s’en inspirer. More a laissé entendre qu’il nourrissait peu d’espoirs sur une évolution possible.
Puis apparaissent Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, rédigés en 1721, publiés dans une version expurgée par l’éditeur en 1726. L’édition originale paraîtra en 1735, dévoilant une féroce satire sociale, mêlée de philosophie, fantastique et science-fiction, son personnage principal apparaissant comme une métaphore du krach de 1720, où Swift perdit une fortune.
Le terme dystopie apparaît pour la première fois dans un discours de l’Anglais John Stuart Mill de 1868 au Parlement britannique.
Les incontournables
Arrivent les incontournables, ceux que tout amateur de dystopie a dévorés. Ils démontent un appareil politique destructeur qui n’affiche qu’un but : empêcher l’homme de parvenir à la sérénité, ou, en le forçant à être heureux comme dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, provoque résistances, dépression, révolte. Ce récit terrifiant (1932), où les individus sont manipulés depuis leur conception en éprouvette – il y a bien entendu quelques ratés, les hérétiques – détaille le bonheur sous perfusion, pour la paix de la société. Il a sans nul doute été inspiré par le roman Nous autres (1920) du Russe Evguéni Zamiatine, l’histoire de D-503, un scientifique du futur, chargé de construire un engin spatial afin d’aller convertir les civilisations extra-terrestres de la félicité planifiée. Hélas, D-503 est attiré par l’imprévisible précarité du bonheur. Zamiatine s’attira les foudres de la censure stalinienne et s’exila à Paris.
Le livre d’Huxley annonce lui-même le 1984 d’Orwell, publié en 1949. Nul besoin d’être fin lettré pour comprendre que ce roman est une parfaite métaphore de notre société contemporaine : Big Brother, le personnage principal, est un archétype souvent cité de nos jours, figure la réduction des libertés et des régimes ultra policés. Dans 1984, on pratique aussi la manipulation des mots et la réécriture de l’Histoire, suivez mon regard… Un roman apocalyptique que notre XXIe siècle met joyeusement à profit.
À propos de mots et de culture, savamment tués chez Huxley et Orwell, évoquons Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, sorti aux États-Unis en 1953, où le langage n’a plus besoin d’être trituré, puisque désormais, un service de pompiers brûle les livres. Mais ici également, le doute s’insinue sur le bien-fondé de cette société fadasse, recouverte d’écrans télé gigantesques. Le pompier Montag finira par rejoindre les hommes livres qui, chacun, ont appris un ouvrage par cœur afin de sauver les chefs-d’œuvre de la littérature.
Avec La Grève, paru en 1957, Ayn Rand se glisse à son tour dans le genre dystopique. L’auteure est une inconditionnelle de l’accomplissement égoïste de soi. Devenue philosophe, prônant son mouvement réaliste, l’objectivisme, elle s’est fait d’innombrables adeptes. Reagan l’admirait. Moins connue, La Kallocaïne de la Suédoise Karin Boye, sorti en 1940, dépeint un monde post-capitaliste hanté par la dénonciation, le crime de la pensée puni de la peine de mort, la surveillance policière jusque dans les chambres à coucher, une société qui n’a de cesse de broyer les personnalités. L’auteure entrevit-elle l’avenir de la société dans son récit? Elle se suicida en 1941.
En 1970, Ira Levin, auteur du célèbre Rosemary’s baby, publie Un Bonheur insoutenable. Ici, la violence et l’égoïsme ont disparu. L’humanité, nommée la Famille, est soumise à un ordinateur qui planifie la vie de chacun. Mais… car il y a toujours un mais et donc, des révoltés… Le roman de Levin rappelle furieusement le politiquement correct qui sévit aujourd’hui : discours lénifiants et sécuritaires abreuvant des masses conditionnées. Une terrifiante prophétie.
John Brunner, le désespéré
Paru en 1972, Le Troupeau aveugle, de John Brunner, apparaît à certains lecteurs comme le plus désespéré des romans dystopiques. Il joue à la perfection le miroir des innombrables problèmes qui endeuillent la planète (pollution à outrance, résistance aux antibiotiques, pluie transformée en acide, sols tués par les pesticides, Méditerranée transformée en cloaque, eau non potable au robinet, empoisonnements de la population à grande échelle, gouvernement américain dirigé par des entreprises, etc). La fracture entre très riches – vivant dans des quartiers fortifiés gardés par des mercenaires armés – et citoyens crevotant dans une totale indigence – manque de nourriture, de soins, intoxications intentionnelles induites par une société américaine – est profonde et sans espoir d’amélioration. La seule réponse possible de la part des activistes menés par l’universitaire Austin Train, dont personne n’a écouté les avertissements, est la lutte terroriste. Le livre se termine par l’incendie de tout l’Est des États-Unis, visible jusqu’en Europe. En comparaison, 1984 est un roman à l’eau de rose !
Après 1984, 2084 La fin du monde, clin d’œil référentiel de Boualem Sansal, Grand Prix du roman de l’Académie française, est assurément LE livre qui tombe au bon moment au bon endroit. Rares sont les auteurs si bien inspirés par l’actualité. L’Abistan est un immense empire où règne la tyrannie islamique. Si le nazisme et le stalinisme avaient inspiré Orwell, Sansal fait allusion au fanatisme religieux, Daech en tête. Ici, la population doit se plier à neuf prières par jour, tandis que lapidation, fouet, exécutions sommaires sont courants. Une langue unique, l’abilang, a remplacé toutes les autres. Fabriquée en laboratoire, elle efface la curiosité de celui qui la pratique. Mais… eh oui, une fois encore il y a un mais, et toujours un résistant. Ce roman cauchemardesque suggère aux Occidentaux qu’ils sous-estiment gravement le problème de l’islamisation pure et dure qui se met en place en Europe. Chargé d’émotion, 2084 est un peu fouillis avec des personnages qui manquent d’envergure. Par contre, le radicalisme religieux, lui, est très clairement décrit et expliqué.
Avec Globalia, Jean-Christophe Rufin invente enfin le monde parfait, une généreuse démocratie, la prospérité pour tous, et même une certaine liberté, sans parler de la jeunesse éternelle. Le paradis, entretenu par des canons à… beau temps! Les Globaliens vivent heureux, ne parlent de rien ou par euphémismes. Ils sont tous politiquement corrects, littéralement abrutis par la désinformation et la publicité. Mais, comme nous vivons dans l’univers de la dualité, il faut bien qu’il y ait un méchant et du malheur, afin que les heureux élus de Globalia réalisent à quel point ils sont bénis des dieux. Un bon ennemi est la clé d’une société équilibrée, tout politicien qui se respecte vous le rappellera. Ici, terroristes, mafieux, et une ribambelle de pauvres bougres vivent hors zone. Alors, pourquoi donc un jour, Baïkal décide que sa liberté à lui est d’aller voir de l’autre côté ? Globalia raconte une société très proche de la nôtre, nivelée par le bas, dirigée par des politiciens fantoches et une économie toute puissante. La médiocrité absolue.
Des Brigades rouges à la Servante écarlate
Paris sur l’avenir de Nathaniel Rich met en scène un génie en maths, Mitchell Zukor, engagé par une entreprise assez obscure, FutureWorld, pour calculer les pires scénarios qui pourraient endeuiller la civilisation, de la crise économique aux catastrophes naturelles, en passant par des attaques terroristes, des maladies, etc. afin que les grandes sociétés puissent s’assurer avant les drames. Traumatisé par un grave tremblement de terre à Seattle, Mitchell travaille en solitaire dans un bureau de l’Empire State Building. Grâce à lui, les affaires sont florissantes, mais peu à peu, il perd le sens de la réalité, et le jour où Manhattan est victime de l’une de ses prédictions, il est le seul à pouvoir en profiter. Le récit est lent, les personnages un peu fades, mais l’auteur décrit plutôt bien l’atmosphère de catastrophe qui baigne le monde, celle-là même que notre époque veut obsédante depuis le 11 septembre.
Dans Ah! Ça ira…, Denis Lachaud imagine Paris en 2037, quand son personnage principal, surnommé Saint-Just, sort de prison. Il a participé à l’assassinat du président de la République à la manière des Brigades Rouges des années de plomb italiennes : criblé de balles et abandonné dans le coffre d’une voiture. Son comparse Robespierre a lui aussi été arrêté, il est devenu fou et Marat, assassiné. La violence était la seule solution envisageable pour le groupe terroriste Ventôse. Vingt ans plus tard, la société a changé. À la violence de l’État, qui a réduit les populations à la misère et qui utilise pour le travail ordinaire des migrants sous-payés, les habitants tentent de répondre par des actions citoyennes. Un roman désabusé, sombre à souhait, qui caricature à peine l’Occident actuel. Néanmoins, si les humains prennent conscience de leur force par leur nombre, un espoir est permis, semble affirmer l’auteur.
La Canadienne Margaret Atwood a dédié aux questions féminines son roman La Servante écarlate, où la religion domine la politique dans un régime totalitaire. Les femmes sont totalement asservies et divisées en classes : les Épouses, qui dominent la maison – elles jouissent d’une illusion de pouvoir — les Marthas, bonniches et cuisinières, les Éconofemmes, épouses des pauvres, et les Tantes, qui forment les Servantes habillées de robes écarlates, destinées à la reproduction. Toutes les autres femmes (âgées, infertiles, etc.) sont déportées dans les Colonies, où elles manipulent des déchets toxiques. Renommée Defred, l’héroïne est désormais une servante, elle raconte son parcours. À contempler la situation actuelle des femmes qui n’évolue quasi pas, régressant même dans plusieurs régions du monde, le récit de Margaret Atwood résonne comme un avertissement.
Utopie ou dystopie ?
Un dossier pédagogique de La Maison d’ailleurs, à Yverdon-les-Bains (CH), analyse assez finement la différence de l’utopie et de la dystopie : « L’utopie est une société close sur elle-même, avec un régime politique suprême et idéal : tous ses habitants vivent en paix et en harmonie. Mais parfois, elle peut devenir effrayante, surtout quand elle est perçue de l’intérieur : elle possède alors une ressemblance troublante avec la dystopie. Quelquefois, dans le langage courant, le mot utopie désigne une chose impossible, un mirage, une illusion… La dystopie est un monde utopique – c’est-à-dire clos et régi par une loi immuable – dans lequel le pire est arrivé, où les hommes sont soumis à une autorité suprême qui les prive de leurs libertés. Mais l’utopie des uns peut être la dystopie des autres. »
En effet, « la terminologie critique de la dystopie ne fait l’objet d’aucun consensus. Les termes dystopie, contre-utopie et anti-utopie sont souvent utilisés de façon interchangeable. Toutefois, dans le milieu de la critique de la sf, le terme dystopie fait à peu près l’unanimité ».
Enfin, un mystère demeure, aucune réponse satisfaisante n’ayant été émise sur la question de savoir pourquoi la « SF », et à plus forte raison la dystopie, sont des genres littéraires qui plaisent davantage aux lecteurs masculins. Idem pour les films. Quant à ceux qui considèrent la science-fiction comme un sous-genre, qu’ils prennent le temps de se plonger dans la bibliographie qui accompagne ces notes. Ils y trouveront matière à réflexion !