J’ai aperçu pour la première fois Élisa Shua Dusapin en 2016 au Livre sur les Quais. Elle traversait une allée bondée pour rejoindre sa table de dédicace. Toute petite, plus jeune que tous les autres auteurs ou presque, sous son grand chapeau noir, c’était la cohue autour d’elle. On l’interpellait, mais on se bousculait dans le même temps pour la laisser passer. Elle avançait ainsi, jamais empêchée, comme portée par la foule, plus qu’élégante, dame déjà.
Son premier roman, Hiver à Sokcho, avait reçu le Prix Walzer, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires suisses, avant même sa parution aux Éditions Zoé, sur la base de ses épreuves. Ce qui l’avait immédiatement hissée au rang de phénomène dans le milieu littéraire, alors que la presse francophone, dès sa sortie, avait pris le relais en se laissant séduire par son style « dépouillé », « sensuel », digne héritier de celui de l’incontournable Marguerite Duras.
Confinement oblige la rencontre se fait par Skype. Elle se trouve à Porrentruy quand elle répond à mon appel – ce qui n’est jamais une évidence, la dame voyage si souvent… La vidéo ne fonctionne pas. Il ne me reste donc que sa voix, douce, claire, précise, fidèle à celle qui parcourt ses romans, et cette image de ses débuts, dans la foule, l’exact opposé de ce moment. Nous sommes quatre ans plus tard et après un deuxième roman, Les billes du Pachinko (Zoé, 2018), la jeune Franco-suisse de 28 ans poursuit sa carrière d’écrivain professionnel et les périples qui l’accompagnent. « Normalement, fin mars, je me serais envolée pour Shanghai et Hong Kong, puis, à la mi-avril, pour New York où je devais participer à un salon francophone. » L’auteure reste rarement plus de six mois au même endroit.
« J’aime le train »
Son pied-à-terre dans le Jura suisse, où elle a grandi dès ses sept ans, elle y tient pourtant. « J’ai vécu dans des mégapoles, Séoul, la Grande Pomme, je m’y sens mal physiquement. Ici, je marche tous les jours en forêt. Je préfère mille fois la nature. » Elle ne connaît pas les voyages de plaisance. « Je pars toujours pour des recherches, des rencontres, pour le travail. J’aime le train. Paris n’est qu’à deux heures, j’y vais souvent. »
« La quête identitaire de mes premiers écrits ne me hante pas. C’est la fiction qui m’intéresse en réalité. »
Durant ces escales, elle écrit peu. Elle prend des notes. Exception faite de son « épisode transsibérien », comme elle l’appelle, en 2018, quand elle a rejoint Tokyo par le rail en partant de Porrentruy. Plusieurs mois de transhumance. « L’extrême lenteur de ce voyage m’a permis de commencer à rédiger mon troisième roman, Vladivostok Circus, qui sortira en août chez Zoé. Il relate la trajectoire d’un trio qui s’entraîne à la barre russe (Réd.: barre flexible pour deux porteurs sur laquelle évolue un acrobate) pour le concours international d’Oulan-Oude, en Russie. » Après deux romans sur l’Extrême-Orient, l’Europe de l’Est l’inspire et surprend : « La quête identitaire de mes premiers écrits ne me hante pas. C’est la fiction qui m’intéresse en réalité. »
Les journalistes voudraient souvent la rapprocher de grands écrivains voyageurs comme Nicolas Bouvier, mais elle s’en distingue aussi. « Si j’écrivais tous les jours, j’aurais l’impression de tenir un journal. Pour écrire mes romans, je bloque six mois et je m’enferme pour travailler sans relâche. » Quitte à ignorer ses proches. « Parfois, il faut quinze jours pour qu’un ami obtienne une réponse à un texto. Je ne suis pas certaine qu’ils comprennent, mais ils ne s’en offusquent plus. Pour ma part, j’ai conscience que ces moments particuliers ne se reproduiront peut-être pas. Je connais la précarité de ce milieu. Je m’adapterai. » Comme elle l’a toujours fait.
La lecture d’abord
Sa passion pour la littérature commence dans l’enfance, quand elle se met à dévorer les livres que sa mère, ancienne étudiante en lettres, très curieuse, entreposait partout dans la maison. Ses goûts s’affirment entre dix-huit et vingt ans, où elle se tourne vers Duras, Sarraute, Woolf, Sylvia Plath, Marie NDiaye . « Le regard que posent les femmes sur le monde se distingue nettement de celui des hommes. La sensibilité n’est pas la même selon les genres. »
L’écriture en revanche ne vient qu’à 13 ans, après un premier voyage en Corée du Sud, le pays de sa mère. Ses grands-parents se sont installés dans le Jura suisse pour ouvrir un orphelinat dans les années 1970, précise-t-elle. « De par mon physique métissé, je m’étais toujours sentie en décalage, en Suisse comme en France, la patrie de mon père, où j’ai passé mes sept premières années. Quand je suis arrivée là-bas, je me suis retrouvée pour la première fois entourée de la physionomie maternelle… Un autre décalage, mais tout me fascinait. La danse. Le théâtre. La musique. La nourriture. La langue. J’ai eu l’intuition que je trouverais l’écho le plus fort à ces émotions dans les mots seulement. Je n’avais pas l’ambition de publier. Je ne le sentais ni comme une vocation ni comme un rêve. J’avais simplement ce besoin d’exprimer ce que j’avais ressenti. »
Les allers-retours avec la Corée du Sud se succèdent en même temps que ses écrits se multiplient. À la fin du lycée, quand elle doit choisir la branche de son travail de maturité, trouvant son prof de français merveilleux, elle se dirige tout naturellement vers un projet littéraire. En ressort une série de nouvelles qui se révéleront être les prémices de son premier roman Hiver à Sokcho. « On m’a encouragée à aller plus loin, alors je suis rentrée à l’institut littéraire suisse de Bienne, qui m’a clairement aidée à catalyser mes propres particularités. Je n’ai jamais terminé mon Master. J’ai envoyé mon manuscrit aux Éditions Zoé qui l’ont accepté, puis tout s’est enchaîné… »
Le Prix Walzer
Le prix Walzer, l’engouement de la presse, du public, mais ce n’est pas tout. La traduction coréenne, sa nomination en tant qu’ambassadrice du canton du Jura, le tout cette même année 2016. Le prix Alpha en 2017, un deuxième roman et l’adaptation du premier au théâtre en 2018. En 2019, sa traduction anglaise, que « Le Guardian » qualifie de « percutante » et classe dans son top 10 des meilleurs livres traduits étrangers de l’année…
Depuis, de grands médias anglophones l’appellent pour intervenir sur différents thèmes de société en lien avec la Corée du Sud. Comme le recours à la chirurgie esthétique parmi les jeunes filles pour s’occidentaliser, sujet abordé dans son Hiver à Sokcho. « Mon discours n’a rien de politique. Il n’est pas non plus celui d’un expert. Quand la presse m’interroge, je garde la posture de l’écrivain, parfaitement subjective. Je me base sur mes propres observations. »
« Au départ, je n’aurais jamais imaginé que mes textes puissent toucher autant de gens. Aujourd’hui, je me rends compte que ma parole a elle aussi une portée. C’est une responsabilité.»
La première année, elle s’est sentie submergée par tant d’attention soudaine. « Je n’ai pas pour habitude de parler de moi. Pour ma carrière, j’ai dû m’y faire et maintenant j’ai plaisir à répondre aux médias, mais je préfère toujours évoquer ce qui m’entoure. Ça vient probablement aussi de mes racines coréennes, culture dans laquelle on utilise le pronom « je », par exemple, uniquement par emphase. Je ne suis pas timide, en revanche. J’ai toujours fait du théâtre. » Plus le temps passe, plus les sollicitations sont prestigieuses. « Au départ, je n’aurais jamais imaginé que mes textes puissent toucher autant de gens. Aujourd’hui, je me rends compte que ma parole a elle aussi une portée. C’est une responsabilité. »
Quitter l’écriture ?
Sur cette lancée, imagine-t-elle vraiment un jour quitter l’écriture ? Elle ne l’envisage pas, mais si elle devait se projeter, elle n’atterrirait pas très loin. « La traduction littéraire est selon moi l’un des plus beaux métiers du monde. Il y a à la fois le travail de la langue et l’expression artistique. »
En attendant la fin de confinement, elle travaille sur différents travaux de commandes. L’adaptation de son deuxième roman pour les planches, notamment. « L’écriture romanesque est bien trop introspective. Il faut se plonger entièrement dans la psychologie des personnages pour trouver leur langage propre. Je suis heureuse de pouvoir diversifier les genres et ne pas toujours tomber dans ces abysses. »
Elle se réjouit malgré tout de se lancer à nouveau dans cette aventure. On se demande bien dès lors ce qui pourrait écarter Élisa Shua Dusapin de la carrière littéraire, sinon sa propre volonté. Non, ce jour-là de 2016 au Livre sur les Quais, quand elle traversait la foule sans peine, je ne m’étais pas trompée : ça ressemble à ça le succès ! D’autant plus que, portée par ses lecteurs, elle se sent de plus en plus libre dans son écriture.