La critique raisonnée, l’ironie et la fiction sont dans un bateau. Elles tombent à l’eau, qu’est-ce qui reste ? Le supposé vrai, l’affirmation à une seule face, la vérité zombie. Allez donc penser, raconter, comprendre quelque chose avec ça.
De quoi, je parle ? Du roman vrai, du non-fictif, des livres qui disent être le vrai parce qu’ils seraient vécus, documentés, tout antimaginés. C’est un néologisme, mais j’aime bien, ça fait empégué, barbouillé, enchifrené. Je parle d’Édouard Louis qui monte sur les planches pour se jouer lui-même, on a donc un homme qui dit ses livres qui racontent sa vie, prodigieuse intégration verticale digne d’un chaebol coréen, un solipsisme total.
Lors du succès prodigieux de son premier, celui où il disait qu’être homosexuel n’est pas d’aimer les garçons mais d’être en butte à l’homophobie, il affirmait très fort que tout ce qui était écrit avait été vécu, pour donner à son propos une importance documentaire. Et quand on pointait quelques incohérences, il en appelait à la liberté romanesque, qui permet on le sait quelques arrangements. C’est sans doute ça, manger à tous les râteliers. Il devait naviguer fin pour soutenir le succès d’un livre qui était exactement, dans ses incohérences mêmes, ce que l’époque attendait : le zigzag était la trajectoire idéale.
« La répétition d’une affirmation vertueuse est bien plus souvent la marque d’un déni que celle de la vérité. »
Alexis Jenni
Je parle aussi d’Emmanuel Carrère, qui dans Yoga parle de sa dépression, en affirmant plusieurs fois que la littérature est le lieu où l’on ne ment pas. La répétition d’une affirmation vertueuse est bien plus souvent la marque d’un déni que celle de la vérité. Le livre fermé, on le sent incohérent. Une dépression, oui, mais l’entrée n’y est pas, la sortie elliptique, c’est un peu comme l’homosexualité d’Eddy Bellegueule : sa dépression est hors du temps. Et puis patatras !, son ex-femme jette le pavé dans la mare. S’il n’y a pas de début à la dépression, c’est qu’elle y était, et a demandé à ne pas apparaître. S’il n’y a pas de sortie, c’est que l’épisode grec auquel il attribue cette sortie a eu lieu avant la dépression, quelques jours et non plusieurs mois, et il avoue en fin de volume que le personnage qui y tient un grand rôle est inventé. Mais alors, ce vrai, cet intime dévoilé, cette vérité de l’homme mis à nu qui doit donner son poids au livre, son sérieux aux entretiens médiatiques, et un frisson compassionnel au lecteur, où est-il ?
Oh, j’ai pourtant changé… je suis sincère maintenant… et je ne me montre pas à mon avantage… Et ce serait la marque du vrai ? La corne de taureau comme sceau de l’authentique ? Il se montre érotomane, instable, alcoolique, et alors ? On a vu pire, il n’est pas Bukowski ni Limonov, il est si charmant que ça ne peut être bien grave. Tu parles, en polystyrène la corne, course de vachette à Intervilles.
Cette injonction au vrai qui harcèle la littérature, cet alibi de vérité qui plombe les livres en voulant les faire tenir debout par leur extérieur, c’est quand même une plaie. La littérature est une illusion, que l’on peut aimer partager ; vouloir l’imposer de force comme réalité nous fait sortir de l’art, et entrer dans la manipulation.