Quand tout a fermé, j’ai aussitôt pensé à Servigne Dion, pas la chanteuse, mais le duo collapsioniste (réd. : Pablo Servigne et Cyril Dion, auteurs collapsologues à succès). Mon petit monde, le monde du livre où je vis corps et âme, s’est effondré. Les librairies fermées, les médias au ralenti, les festivals annulés, l’édition qui hiberne en attendant des jours meilleurs : toute la chaîne du livre est à l’arrêt, devenue invisible comme si tout ça n’avait jamais existé, n’avait été qu’un beau rêve dont il reste quelques traces matérielles dans des meubles que l’on appelait bibliothèques.
Du monde du livre ne reste que deux choses : l’injonction « Lisez ! », que notre Guide a proférée gravement à la télé, et que tout un chacun met en œuvre avec ses stocks, lisant enfin les classiques, attaquant de gros volumes qui prenaient la poussière, vu qu’on se promettait souvent d’en faire l’ascension, que l’on remettait toujours. La lecture confinée a des succès variables, puisqu’il ne suffit pas de disposer de temps pour lire, encore faut-il avoir l’esprit clair, et pour certains l’inquiétude les prend tellement que les lignes se brouillent, les pages ne se tournent plus, le livre tombe. Netflix gagne.
Et puis l’autre survivance du livre, c’est l’écriture, le type assis face à la page blanche, qui essaie de la remplir. Il y a tout un débat entre écrivains à propos de ce maillon premier : certains affirment qu’il devrait suffire. Un homme écrit dans la solitude de sa chambre en sondant les profondeurs de son âme et publie un livre donc il ne s’occupe plus, le texte devrait suffire, trouver seul son public, s’imposer de lui-même s’il est bon. Tout le reste serait narcissique et commercial, donc haïssable. Mais je n’en crois rien. Ceux qui prônent cette hautaine solitude sont ceux qui déclarent ne pas lire pour ne pas être influencés, ou qui se braquent si quelque éditeur voulait d’aventure modifier leur texte. Ceux-là finiront autoédités sur la plateforme d’Amazon, enfin tranquilles.
Je pense tout le contraire, l’écriture est une activité sociale et collective. Je lis gloutonnement pour être influencé et je demande à mon éditeur de me dire tout ce qu’il pense de mon texte parce que tout seul, je suis aveuglé par moi-même. Et je suis ravi des médias, des rencontres et des festivals. J’y entends parler des livres des autres, et parler du mien prolonge mon bonheur de l’avoir écrit.
C’est un peu une mascarade ? Oui, mais j’ai l’esprit carnavalesque. On est mal lu, mal compris ? Oui, toujours, mais ça élargit ma vision de mon propre livre. On est submergé de bavardages ? Oui, mais on fait d’admirables rencontres. Alors quand tout ceci s’arrête, je suis renvoyé à ma petite chaise, à ma petite table, à ma petite page, renvoyé à moi-même, c’est-à-dire à pas grand-chose, amputé de ce monde cacophonique, et plutôt joyeux où les livres vivaient leur vie de façon bien plus large que dans ma tête.
Le monde littéraire connaît un effondrement, petit effondrement, mais c’était chez moi. Au secours Servigne Dion ! Vous aviez raison ! J’ai collapsé !