
LE PITCH Alexis Jenni passe son enfance et sa scolarité à Belley, dans la région du Bugey, dans l’Ain. Agrégé de biologie, il exerce comme professeur de sciences de la vie et de la terre à Lyon. Romancier Gallimard, essayiste et désormais Parisien, il est à 56 ans l’auteur de 17 ouvrages et a reçu le Prix Goncourt en 2011 pour L’Art français de la guerre.
Un Goncourt, ça change la vie quand on est professeur et père de famille, qu’on se trace un chemin tranquille et discret ? Peut-on rester les pieds sur terre après une telle reconnaissance ?
Alexis Jenni : Ma carrière a débuté à 48 ans, après vingt ans de refus systématique de tous les éditeurs. L’échec en littérature, je suis donc bien placé pour savoir que c’est la norme et je suis préparé à tout. Le Goncourt n’a pas changé ma vision du monde. Je n’ai ressenti aucun écrasement. Il y a une sorte de légende urbaine qui veut que ce prix écrase ceux qui le reçoivent. Jean Carrière, lauréat 1972 pour l’Épervier de Maheux (Pauvert), un triomphe commercial, a même écrit un livre, Le Prix d’un Goncourt (Laffont/Pauvert), où il témoigne de son calvaire d’élu, mais il montre bien que sa fragilité date d’avant le prix. Moi, je ne me suis jamais posé la question « Mais que vais-je faire maintenant ? » J’écrivais avant ; j’écris toujours. Le prix me permet simplement de le faire au quotidien, sans grands soucis. Je n’ai pas d’attentes glorieuses, pas de goûts dispendieux. Je suis indifférent aux statuts sociaux. Je veux juste avoir de quoi vivre, m’intéresser à des choses que je ne connais pas et écrire des livres à leurs sujets.
Quand on a écrit un livre qui réussit le tour de force d’être dans les sélections du Goncourt, du Renaudot, du Femina et du Médicis, ce qui est très rare dans l’histoire, est-ce qu’on peut faire encore mieux ? Et ne risque-t-on pas de devenir l’auteur d’un livre unique, indépassable ou, plus simplement, inégalable ?
Je ne suis pas hanté par l’idée de faire mieux et je suis à l’aise avec L’Art français de la guerre. Ce livre m’a fait écrivain, et je lui en suis très reconnaissant. Mais ma vie d’auteur ne s’arrête pas là. Ainsi, juste après, j’ai publié un recueil de nouvelles qui ne s’est vendu qu’à mille exemplaires. Ça ne m’a pas attristé, parce que j’aime écrire des nouvelles et je défendrai toujours ce format quand bien même les éditeurs le disent condamné d’avance. En fait, je continue à avancer et, au fond de moi, je suis certain d’y parvenir : je trouve Féroces infirmes (Gallimard), mon dernier roman, en progrès par rapport à mon Goncourt. Je suis très content que le magazine L’Incorrect lui ait décerné un Grand Prix, quelles que soient nos divergences politiques.
Paradoxalement, L’Art français de la guerre a aussi eu droit à une sacrée volée de bois vert. Pour un Beigbeder qui évoque – je cite – « un chef-d’œuvre que tous les Français devraient lire », certains critiques vous ont donné du « barbant », du « indigeste », du « ronronnement rhétorique », de la « fresque pompière académique », j’en passe et des pires, du style « l’avènement du toc contre la littérature » dans « Les Inrocks »… Comment vit-on ce grand écart ? La joie du Goncourt efface tout, ou certains coups de griffe laissent-ils des traces, des interrogations ?
Au début, c’est le choc ! On prend tout ça pour soi et pour argent comptant. Et puis, le cuir s’épaissit. On apprend à connaître le milieu littéraire et on découvre qu’au-delà d’une critique au vitriol, il s’agit souvent pour tel ou tel média d’afficher un positionnement politique, littéraire ou philosophique qui n’a rien à voir avec l’auteur. C’est gens-là ont entre eux des stratégies de positionnement qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’art de la critique. Cela dit, menteur est l’auteur qui se dit insensible au dénigrement de son travail. Je me suis retrouvé en famille devant le poste de radio à écouter « Le Masque et la Plume » (France Inter) descendre en flammes L’Art français de la guerre. Ça reste pour le moins un mauvais souvenir. Ce qui est curieux avec la critique, c’est qu’elle vient souvent de là où ne l’attend pas. Je me croyais naïvement plutôt de gauche et social ; or ce sont « Télérama », « Libé » et les « Inrocks » qui m’ont flingué. La gauche morale donc ! En fin de compte, je constate que, gauche ou droite, je plais aux extrêmes. Ça me va aussi !
Vos livres font de quatre à six cents pages et plus. Quel charme trouvez-vous à ce que les lecteurs appellent les pavés ? C’est un format dû au hasard ou un choix délibéré ?
Au départ, c’est déjà mon goût de lecteur : j’aime les livres qui m’accompagnent dix ou quinze jours, qui ont de la chair et même du gras ; j’ai en revanche plus de peine avec ces nouveaux produits secs et vite lus. Le style dépouillé, minimaliste, il faut avoir le talent de Jean Echenoz ou de Jean-Philippe Toussaint pour que ce soit intéressant… Et puis, pour raconter trois continents, vingt ans et trois guerres, pour faire le récit de tous les événements de cette période, il fallait forcément du souffle et aimer le côté épique de l’écriture. Je n’ai pas fait d’analyse raisonnée au préalable, je me suis juste lancé, et c’est seulement après que j’ai réalisé que ça n’avait jamais été fait auparavant sur cette thématique.
« Peut-être parce que je suis père de trois garçons, mes romans sont d’abord des livres de transmission, et de transmission masculine. »
Vos romans proposent une alternance presque systématique entre le passé et le présent. Vous avez un vrai besoin des deux ?
Peut-être parce que je suis père de trois garçons, mes romans sont d’abord des livres de transmission, et de transmission masculine. Et pour ce faire, il faut une épaisseur de temps. Le passé pèse sur le présent, le présent est miroir du passé. J’aime l’idée qu’on peut instaurer un dialogue riche entre ces deux points de vue.
Comment expliquez-vous le poids de l’Algérie dans votre œuvre ? Quel regard portez-vous sur l’Algérie de 2020 ?
J’aime ce pays et ses habitants. J’y suis allé souvent. Et je suis enthousiaste de voir la merveille de révolution tranquille qui le secoue aujourd’hui. J’espère vraiment que le peuple algérien récupère un pouvoir qui lui a été confisqué depuis 1962… Pourtant, au départ, comme toujours dans mon processus d’écriture, j’étais intéressé, mais ne connaissais rien à l’affaire. Je n’avais aucun tonton pied-noir à défendre, aucun lien familial, même lointain. En fait, j’avais deux motivations : créer un grand roman d’aventures – et qu’y a-t-il de plus romanesque que la guerre ? – et comprendre l’obsession française de l’immigration. L’histoire de l’Algérie et de la France permettait ça, et mon absence d’implication personnelle garantissait au moins une bonne dose d’objectivité. Ce recul n’a d’ailleurs pas plu à une certaine bien-pensance qui a dit de mes héros qu’ils étaient ceux d’une France rance. Ils auraient voulu voir des parachutistes violents qui torturaient à tour de bras : moi j’ai simplement décrit la réalité des militaires français, la façon dont ils avaient pu vivre ça. Je crois que ceux-ci ont été surpris et heureux de se retrouver pour une fois au cœur de l’histoire sans parti pris.
Vous faites un vrai travail sur la mémoire, et plus particulièrement sur ce que vous appelez les mémoires dangereuses…
L’histoire du couple France-Algérie n’est pas encore faite, l’histoire du fait colonial non plus. Il n’y a pas une, mais des mémoires, et elles sont imperméables, en conflit, donc dangereuses. On le voit bien à la violence de leurs affrontements. Tout le monde a une mémoire victimaire dans l’affaire : le courant FNL, les militaires, les appelés, les pieds-noirs… Le roman m’a permis, je crois, d’écrire une histoire véritablement inclusive de toutes ces tendances.
Vous défendez la méritocratie républicaine, l’histoire de France : peut-on dire de vous que vous êtes un patriote ?
On m’a collé cette étiquette un peu hâtivement, mais je n’ai rien contre : même si j’ai aussi des origines suisses, je suis Français, et très Français ! Alors oui, j’ai l’envie récurrente de comprendre cet imaginaire français qui m’a façonné, constitué. Je trouve que la France a plein de défauts, mais aussi tellement de qualités respectables, même si elles sont enfouies sous soixante ans de balivernes politiques, philosophiques et culturelles. Tenez, un exemple : en Suisse, ça m’a frappé très jeune, il y a des drapeaux fédéraux partout dans les jardins ; en France, il y a eu très longtemps un vrai tabou du drapeau et du bleu-blanc-rouge. Je pense que nos guerres coloniales n’y sont pas pour rien !
« La mémoire française m’intéresse davantage que l’identité française. Débattre de l’identité nationale n’a aucun sens. C’est une marotte inutile des politiques et des intellectuels. »
La France est aux prises avec un débat sans fin sur l’identité nationale : vous y participez ? Avez-vous envie d’y défendre une thèse et si oui, laquelle ?
La mémoire française m’intéresse davantage que l’identité française. Débattre de l’identité nationale n’a aucun sens. C’est une marotte inutile des politiques et des intellectuels. L’identité nationale, on la sent ou on ne le sent pas, on n’en débat pas. Elle échappe aux définitions simplistes – je pense à Éric Zemmour qui la décrivait comme le fait de s’asseoir à une terrasse pour déguster un verre de vin et un fromage. C’est du grand n’importe quoi ! En France, on a la chance d’avoir plein de racines différentes et de pouvoir piocher dedans pour se construire. C’est souple, une identité et – que l’on parle de gens ou de peuples – je suis très attaché à cette idée tout en nuances. C’est sûrement elle qui explique le succès transversal de L’Art français de la guerre.
Féroces infirmes, votre petit dernier, est aussi un livre sur la virilité, le patriarcat, sur la violence dans la transmission masculine des valeurs. Vous débroussaillez la société bien loin de #metoo, c’est risqué en termes de marketing, non ?
Les femmes réfléchissent à ce que c’est d’être une femme depuis trente ou quarante ans. Mais nous, les hommes, nous nous interrogeons très peu. J’ai eu envie, aussi pour mes fils, de creuser cette réflexion : pourquoi et comment cela se fait-il que, depuis ses premières années, un homme soit confronté au virilisme, à la violence qui l’entoure. En politique aussi, on retrouve les dérapages des virilités ratées, comme celles de mes deux héros : le fascisme n’est en définitive qu’une réflexion et une mise en actes manquée de la virilité.
Dans votre bibliographie, on trouve de tout, des essais, des livres jeunesse, des ouvrages sur la spiritualité ; vous avez enseigné dans un lycée jésuite ; vous avez même écrit pour le Secours catholique… Vous êtes croyant ? Pratiquant ? Plus près de Bernanos ou de Bobin que de Sartre ou de Cioran ?
Je suis croyant ; pas pratiquant. J’ai d’abord été passionné par le bouddhisme, la quête du zen. Et puis, en enseignant dans un établissement d’obédience jésuite, j’ai découvert que j’avais là sous les yeux le même message, en français et plus proche. La proximité joue un rôle dans la croyance. Pour être honnête, si j’étais Russe, je serais orthodoxe. Et si j’étais Marocain, je serais sans doute musulman.
J’ai vécu chez les Cisterciens. Et je crois que nous avons en commun un véritable attrait pour la vie monastique : vous auriez pu être moine ?
J’aurais de sérieux soucis avec ma libido… Cela dit, avec ma compagne, nous avons eu un véritable coup de foudre pour la communauté de Bose fondée par Enzo Bianchi, une communauté œcuménique et mixte. Un beau projet, même si la disparition, puis la succession du fondateur entraîne aujourd’hui de nombreux problèmes qui ont débouché sur une visite apostolique et une enquête du Vatican. Nous avons fait découvrir Bose à de nombreux amis et nous y allons chaque année en retraite.
À quoi ressemble le Dieu d’Alexis Jenni ? Quel est le plus beau texte de la Bible ? Vous priez parfois ?
Je prie parfois. C’est le Nouveau Testament qui me parle le plus. Avec cette formidable énergie du Christ qui nous donne accès à ce Dieu, lui, un peu lointain. Un Dieu de paroles, même si l’on ne comprend pas toujours ses réponses à nos questions.
Quel est pour vous le chemin de la sérénité ? Ne passerait-il pas aussi par la pratique des arts martiaux, si j’en crois certaines de vos notices biographiques ?
Je me suis beaucoup intéressé au Tai Chi Chuan et à son style de méditation, je le pratique depuis plus de vingt ans. Mais attention, si l’état de méditation peut être utilisé pour accéder à la prière, il n’est pas pour autant la prière elle-même.
Les écrivains qui cartonnent aujourd’hui ont souvent un style sec, coupant, dépouillé. On parle de littérature blanche. Vous, au contraire, vous avez une écriture complexe, riche ; vous semblez heureux et à l’aise dans une forme de classicisme un peu datée, mais chère au cœur des grands amoureux de la langue française… Vrai ou faux ?
Totalement exact. Comme je l’ai dit : j’aime le grand spectacle, la chair des mots, le mouvement, le décor. En littérature, je n’ai rien d’un ascète. Les auteurs d’écriture blanche se privent de quelque chose avec leur langue étriquée. J’aime jongler, conjuguer. Pas question d’abandonner le passé simple pour être à la mode ! Pourquoi renoncer à un grand piano de concert pour un petit orgue Bontempi ? Au cinéma aussi, je préfère ce qui est épique à trois personnes qui dialoguent dans une absence de décor et qui n’arrivent pas à divorcer…
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
Hommage à mes origines suisses ! Je vais dire : Nicolas Bouvier, parce qu’il est tout sauf un banal écrivain voyageur. Il a réellement construit une vraie littérature à partir du voyage, une écriture qui aide à comprendre le monde, et c’est une ambition que je partage, cela dit en toute humilité. Pour son style unique, je serais également tenté de répondre Aragon.
« Pour écrire, j’ai besoin du rythme de la main, parce qu’il correspond à celui de ma phrase et de mes idées. »
Comment écrivez-vous ? Par vagues déferlantes ou par petits paragraphes peaufinés ? Avec la tête ou avec les tripes ? À la main ou sur votre portable ?
Avec un stylo-plume Faber-Castell lourd en métal et en bois très doux au toucher pour le premier jet dans mon grand carnet rouge. Et avec un Pentel G1 qui est très rapide, ce qui est parfait pour mes carnets de notes noirs. J’ai besoin du J’ai besoin du rythme de la main, parce qu’il correspond à celui de ma phrase et de mes idées. de la main, parce qu’il correspond à celui de ma phrase et de mes idées. Après, je le retranscris à l’ordinateur et je retravaille à l’écran. L’essentiel de mon écriture se fait dans les cafés ou dans des espaces de coworking. J’ai besoin d’être à l’extérieur pour créer.
Une bonne et une mauvaise raison de lire votre dernier roman, Féroces infirmes ?
La bonne, ce sont deux ans d’histoire de France et des milliers de figurants pour essayer de comprendre la violence sociale ou familiale qui s’exprime chez nous. La mauvaise, c’est de croire qu’il s’agit d’un documentaire sur la guerre d’Algérie… En fait, je me suis servi de l’histoire commune pour explorer une chose très intime : mon rapport à la violence de mon père. Elle était très inquiétante pour moi, même s’il ne l’a jamais exprimée en actes.
« LPBP – Les plus belles plumes » exigent un scoop des auteurs qu’elles mettent sur le gril : de quoi parlera donc votre prochain roman ?
Il parlera d’amour. Enfin. Et il y aura zéro mort. J’ai une sorte de dégoût de la guerre à présent.
Le livre qu’il faudra glisser dans votre cercueil ?
Sans hésiter : L’Illiade et L’Odyssée pour leur richesse et leur poésie inépuisables.