C’est le septième jour de la semaine, et rien ne se passe. Il est déjà tard, ma foi, nous venons de passer à l’heure d’été. J’essaie d’écrire, la journée est prévue pour ça. Écrire à quel propos, je l’ignore. Je cherche, sans trop me forcer, un sujet ou un angle, quelque appui pour m’inspirer. J’ai relu quelques contes, ai bien aimé Le Petit Poucet ; c’est dire que je suis égaré, ces jours. Donnez-moi d’abord un bon sommeil puis je me mettrai au travail ! me dis-je, comme une excuse. Il faut dire que je viens de déménager et que la fatigue m’a gagné. Et lorsque je suis ainsi éteint, je ne sais plus transformer mes contemplations en autre chose que des contemplations encore, puis d’autres.
J’ai presque terminé L’adieu aux armes de Hemingway, et il fait assez beau alors je sors. Tout paraît bien étrange à mon esprit vierge des lieux. Les habitants de Glion se tiennent tous à leurs fenêtres et balcons, ils sont comme hypnotisés par le lac, presque mystiques. Un village en hauteur, comme ça, c’est réservé aux drôles de personnages. Percher sa maison sur un rocher, vouloir surplomber, se tenir à hauteur des nuages, tout ça cache forcément quelque chose. Et ils ont des airs d’animaux, quelque chose de farouche dans le regard. Mais ils ne sont pas méchants, ils me saluent, lèvent un sourcil, parfois la main ou le bras. Et ils tolèrent les grappes d’Asiatiques que drainent leurs ruelles étroites d’une école internationale à l’autre, ils s’en moquent même, les regardent comme d’autres animaux, plus étranges encore.
Je longe une ruelle, tourne à gauche et marche cent mètres. J’aurais tout autant pu prendre à droite et aller jusqu’à la forêt, mais j’ai comme une envie de civilisation. Tiens, il y a une épicerie, un commerce très simple, mais bienvenu. Une drôle de femme m’accueille avec un accent thaïlandais. Son téléphone vibre, elle répond et sonne comme une évasion, une erreur géographique. Je m’en amuse, lui souris sans retour, achète une baguette de pain et ressors. Dehors, j’aperçois une petite église en bord de route, elle est comme flanquée là en haut, avant le virage. Je monte, inspecte, mais rien ne se passe. Si on grimpe encore plus haut, après les lacets, tout là-bas je veux dire, où commence la neige, il y a un château. On le voit, d’ailleurs, perché sur son rocher, avec de petits chapeaux triangulaires.
À côté de moi, juste en dessus de l’inintéressante chapelle qui me protège du soleil, des bruits de chocs attirent mon attention. Je m’approche. Sept drôles de types s’affairent dans un calme très suisse, ils charrient du bois et quelques valises. J’avance encore, passe à leur hauteur et les salue avec sérieux. Mon survêtement de coton bleu ne les laisse pas indifférents, ils s’arrêtent un instant, me considèrent, puis reprennent leur tâche. Derrière eux se dresse une puissante bâtisse gardée par deux anges de pierre qui portent sur leur tête d’éclatants bouquets de jonquilles. Je poursuis ma route jusqu’à eux et pousse une grande porte vitrée toute vernie d’un vert presque forestier.
Une deuxième porte s’ouvre immédiatement sous l’impulsion d’une dame très droite et figée qui semble s’étonner de me voir entrer chez elle. Je lui souris avec un naturel certain, et elle reste impassible. La baguette est encore chaude, je la sens se plier sous mon bras, faire des miettes sur le sol. C’est un sol étrange d’ailleurs, tiens, fait de minuscules carreaux de céramique ou quelque chose comme ça. La dame me dit que c’est un revêtement adapté aux souliers à clou, que nous sommes à la montagne. J’acquiesce. Un feu crépite sur ma gauche dans une cheminée majestueuse derrière laquelle un homme s’est levé pour me saluer. J’incline mon buste vers l’avant, faisant tomber encore quelques miettes, et me dirige vers lui. « Bonjour M’sieur, c’est un bien beau pain que vous avez là », me dit-il. Je lui réponds que oui et m’arrête net devant un immense livre ouvert sur un pupitre. « Allez-y, écrivez », qu’il me fait. « Plus tard, plus tard », lui dis-je, et j’avance dans le hall.
Sur la droite, un individu aux cheveux blancs et longs joue du piano, je crois reconnaître « Ma Mère l’Oye » de Ravel. Son dos est tout à fait voûté, et ses bras pirouettent sur de vieux doigts sautillants. Deux vases jaunes et or dansent sur l’instrument à s’en faire renverser. Entre eux resplendit une pendule lyre d’époque Louis XVI en marbre et en or. Avec la musique qui monte, monte vers les lustres de cristal et éclate en mille notes subtiles, j’ai le sentiment d’errer dans une autre époque. Mes pieds s’enfoncent très lentement dans la moquette carmin, je crois planer. Avec l’émotion, tout ça, je serre ma baguette contre moi et égare quelques miettes au pied du piano.
En arrière-fond, sur une petite table en bois ciré, un vase attire mon regard. Sur sa panse jouit une femme à la coiffe interminable, qui lève le pied et fait voler un foulard bleu. Deux anses dorées rejoignent le col du vase, elles sont en forme de cygne, c’est admirable. Je m’approche, passe devant un homme et une femme assis sur des fauteuils de chaque côté d’une table en marbre noir sur laquelle pose une orchidée blanche toutes fleurs ouvertes, presque souriante.
« … nous sommes en Suisse, chéri. Est-ce que tu te rends bien compte que nous sommes en Suisse ? » Je me concentre. « La luge suisse, c’est comme une vieille automobile… » Je reconstitue les phrases dans ma tête. « Pour tourner, on raidit la jambe et on plante le pied dans la neige… » L’homme est jeune et beau, il a une moustache de soldat.
Derrière eux, dans de petits carrés creusés dans le mur blanc, des chiens en porcelaine hurlent à la mort sous le regard las d’une femme du XIXe siècle, brumeuse et peut-être dépressive. Ça fait beaucoup de stimulations. Soudain, les deux personnages en discussion disparaissent, s’évanouissent sous mes yeux fatigués. Je me frotte un œil, puis l’autre, gigote, fais encore des miettes, mais rien. Peut-être mon cerveau a-t-il inventé cela, est-ce l’effet des feuilles d’or au mur, ou celui des tissus écarlates qui s’empilent et forment une sorte de rayonnement infrarouge sous mon crâne ?
Je traîne ce petit coup de fatigue jusqu’au bar et m’assieds. Une certaine fascination se mêle à mon relâchement et je souris. Mes doigts chiffonnent un bout de pain sous l’observation d’une déesse en pierre blanche qui dévoile un sein. Difficile de soutenir son regard, alors je me tourne de l’autre côté, face à un buste en bronze. Ça n’arrête pas. Notre tête-à-tête dure un peu puis un accent anglais me surprend « avec votre pain, vous prendrez bien un verre de Lagavulin sept ans d’âge ? » C’est un magnifique serveur qui s’adresse à moi. « Euh oui, bien sûr », dis-je. « Vous sentez la chair fraîche », me fait alors un drôle de type accoudé sur ma droite. C’est un homme bourru avec des airs d’ogre. Je lui fais remarquer qu’il boit un spritz. « C’est mon douzième », me répond-il avant de demander si le souper est prêt, et si on a tiré du vin pour lui. Puis il va se mettre à table, traînant derrière lui sept petites couronnes dorées.
« Que pensez-vous des murs framboise? », me demande alors l’éphèbe en guise de diversion. « C’est… très bien, je trouve. Puissant! » « Ah, merci, M’sieur, c’est moi qui l’ai choisi! » qu’il dit encore, en me servant. « Vous verrez, il vous laissera d’excellents souvenirs, celui-ci », qu’il ajoute avant de partir en boitant. Je goûte, c’est très bon. Et, derrière le bar, un lanceur de disque en plein effort, noir et nu, reste impassible.
« Vous voulez profiter du soleil? » me lance alors une voix de femme. « Euh oui, volontiers », je dis et me dirige vers une porte qui donne sur un jardin. « Monsieur, vous oubliez votre baguette », me fait-elle encore, courant après moi pour me la rapporter. « Merci, mais vous avez fait des miettes », lui dis-je en essayant de sourire. « Oh ! Ne vous inquiétez pas pour cela, nous avons l’habitude », me rassure-t-elle. Elle m’accompagne jusqu’à une terrasse, en bordure d’un épatant jardin. Les oiseaux prennent leur élan dans le ciel au-dessus de nos têtes et se lancent dans le lac plus bas, comme des étoiles filantes. Je caresse les dossiers des chaises en osier et pose le pied gauche sur le gazon fraîchement tondu. « Vous devriez nourrir les oiseaux », me suggère encore la jeune femme. Je m’exécute sans pouvoir empêcher un sourire. Eux ont l’air ravi, même si un peu craintifs, alors je leur parle. « Tenez, ceci est mon corps », je leur fais. Plus loin, sur une chaise longue, le type du bar s’est endormi. Ses pieds nus et libres reposent à côté de deux grosses bottes malodorantes.
En face, le soleil rougit les capuchons de neige qui coiffent les alpes vaudoises. Le lac impose son calme à tout le paysage. C’est qu’il est si serein, le Léman, si définitivement serein qu’il en est contagieux. Tout autour de lui, la terre se froisse, se craquelle, se grimpe dessus, s’érige en montagnes, collines, rochers, mais lui ne bouge pas. Il reste juste là, lac qu’il est, sublime de patience et de sérénité. Il se courbe à peine, pour mieux se faire admirer, pour attraper tous les soleils qui viennent briller là, bien jaunes et blancs, immenses et jamais très pressés. Quelques notes de piano s’échappent de la véranda et viennent flotter dans l’air près de moi. C’est Ravel, toujours, cette fois j’en suis sûr. Un moment passe, sans autre bruit que les ronflements de l’ogre. Je me sens soudain inspiré par tous ces tableaux, bustes, poteries, gravures et statues que j’ai rencontrés. Allons bon, il est l’heure de rentrer, me dis-je.
En traversant à nouveau le hall, j’échange un regard complice avec le pianiste. Lorsque je passe devant le grand livre ouvert sur le pupitre, je m’arrête. Certains ont écrit avant moi « merveilleux endroit » et « lieu magique ». Je fais mine de prendre la plume, mais n’ai vraiment aucune inspiration, et tout a été écrit. Alors je glisse quelques miettes entre les pages et irradie l’assemblée d’un sourire tout à fait sincère. Je me dirige alors vers la porte que la même dame m’ouvre avant de s’exclamer « nous espérons vous revoir bientôt à l’hôtel Victoria, vous connaissez le chem… » Derrière elle, une femme de chambre enclenche un aspirateur très bruyant, et ses dernières paroles m’échappent. Je reste en plan face à elle tandis que l’autre femme aspire la moquette avec acharnement, me provoquant une certaine angoisse.
Quand je me retourne enfin et sors de là, il fait bientôt nuit. Le village de Glion n’est plus que lueurs et cheminées en pente. Ma maison n’est pas bien loin, je crois. Je glisse mes mains dans les poches de mon survêtement et émiette sur mon chemin les derniers bouts de pain qui me restent. Ici, les oiseaux ne viennent pas voler je crois, ils préfèrent le lac et les falaises, et personne ne passera l’aspirateur. Mais on annonce de la pluie pour ce soir. Allons, je rentre avant qu’il ne soit trop tard. J’ai peut-être encore la force d’écrire. Ou alors de terminer Hemingway. Oui, je crois que je vais faire ça, lire. Je suis trop fatigué pour tout le reste. Et demain je me lève tôt, je veux aller me promener et récolter des cailloux dans la forêt ; j’ai encore beaucoup de choses à découvrir ici.