LE PITCH Roland Jaccard, 80 ans, est un psychanalyste, écrivain, critique et éditeur suisse de passeport, mais définitivement germanopratin. On lui doit plusieurs essais majeurs sur Sigmund Freud, des romans comme Sugar Babies, Flirt en hiver, Une fille pour l’été, L’âme est un vaste pays, Des femmes disparaissent ou L’ombre d’une frange. Il a édité ou contribué à lancer des créateurs et des intellectuels tels que Frédéric Pajak, Romain Slocombe, Frédéric Schiffter ou André Comte-Sponville. Pour avoir assumé son amitié avec Gabriel Matzneff, il est régulièrement l’objet de menaces de mort.
Quel est votre regard de psychanalyste sur la littérature, sachant que, pour de nombreux analystes, la langue est un parasite du corps vivant ?
J’assume bien volontiers ma double casquette. Mes deux voies d’études, en sciences politiques et en psychanalyse, m’ont beaucoup servi quand j’ai débarqué à Paris à l’âge de 25 ans. En travaillant au « Monde », j’ai pu en effet jouer sur un profil de critique assez unique, ce qui est précieux en début de carrière… Cela étant dit, l’autoanalyse est très proche de l’introspection qu’on retrouve dans les journaux intimes. Les 17’000 pages qu’Amiel a produites au XIXe annoncent par exemple sans équivoque l’autoanalyse de Freud. Dans mon écriture, cette recherche fait forcément référence au climat rigoureux que j’ai connu dans le monde protestant de mon enfance ou qui existe par ailleurs dans la confession catholique.
Et l’écrivain Roland Jaccard, comment vit-il aujourd’hui l’édition et la littérature française ?
Mal. Elles sont en crise, manquent d’énergie, d’ambition, d’idée, de mouvement, de réflexion commune. Elles sont déconnectées des réalités d’une société française marquée par les violences de l’État et de sa police.
Freud se qualifiait de Bücherwurm, littéralement un « ver de livres ». Cette passion des livres, comme toute passion d’ailleurs, s’est manifestée parfois de manière inconsidérée, comme ce fut le cas au cours de son adolescence lorsqu’il laissa une ardoise chez le libraire… Quel type de lecteur étiez-vous ? Que lisiez-vous à cet âge-là ? Et quel Roland Jaccard avez-vous découvert au travers de la lecture, puis de l’écriture ?
J’étais jeune homme lorsqu’ont débarqué les Beach Boys et le rock’n’roll. C’était l’âge de la drague dans les piscines, et la littérature ne m’apparaissait pas prioritaire. Il a fallu mes années au Collège de Saint-Maurice chez les chanoines pour me façonner une vraie culture littéraire au contact du père Norbert Viatte, un extraordinaire professeur de français. C’est d’ailleurs lui qui a publié mes premiers aphorismes, mes premières réflexions, aux éditions Saint-Augustin. Je lui rends d’ailleurs hommage dans mon dernier ouvrage, Confessions d’un gentil garçon (éd. Pierre-Guillaume de Roux).
L’inconscient, les fortes envies instinctuelles, les névroses, ce sont des composantes sine qua non d’un bon roman ?
Mais des névroses, des instincts, tout le monde en a ! Ça n’apporte rien dans un roman… Ce qui est indispensable dans la façon d’un bon livre, c’est d’avoir signé au préalable un pacte avec le diable !
Tous les écrivains doivent sacrifier à ce rituel ?
Oh que oui ! Tous ceux qui ont de l’ambition et du talent, en tout cas ! L’heure est aujourd’hui au feel good stories, comme on dit au cinéma et dans les séries télé. Moi je suis fier de n’avoir produit que des feel bad stories. Il faut que le lecteur s’emporte contre l’auteur, qu’il lui en veuille de l’obliger à explorer des zones d’inconfort. Sans ça, la littérature n’aurait aucun intérêt. C’est une des choses qui me rapproche de Cioran – que j’ai très bien connu.
En psychanalyse comme en littérature, le rôle de la mémoire est essentiel. Mais dans le roman d’aujourd’hui, peu d’auteurs paient leur tribut à la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective… Est-ce inquiétant ?
Les couleurs, les odeurs, les sons de la mémoire s’estompent dans la production littéraire contemporaine. Un phénomène auquel l’école n’est pas étrangère, elle qui ne travaille plus la mémoire. Dire qu’on apprenait par cœur au lycée des tragédies entières de Corneille ou de Racine !
Vous êtes auteur, critique, éditeur, autrement dit un témoin privilégié de l’évolution de la littérature française. Qui sont donc les grands écrivains de 2020 ? Et – si ce ne sont pas les mêmes – qui sont ceux qui vous parlent vraiment ?
Il y en a très peu. Je citerai peut-être Richard Millet et son Étude pour un homme seul (Pierre-Guillaume de Roux). Ou la poésie de Jérôme Leroy. Houellebecq, Zemmour font, eux, preuve d’un certain courage. Comme éditeur, je suis par ailleurs heureux d’avoir lancé un créateur comme Frédéric Pajak ou contribué à faire connaître André Comte-Sponville. Sinon, j’ai un vrai penchant pour la littérature japonaise, très intimiste, mais là-bas aussi, la liberté de l’écrivain et de l’homme de culture est menacée.
Où sont les grands créateurs aujourd’hui ?
Mais l’idée même de grand cinéaste, de grand compositeur ou de grand écrivain a totalement disparu ! On vit à l’ère de la médiocrité généralisée. Il y avait du religieux dans les auteurs de référence. Tout ça s’est étiolé, vaporisé.
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
À titre personnel, je suis bouddhiste de la seconde école, celle qui ne veut pas entendre parler de réincarnation. Mais je dirais Marcel Proust pour l’œuvre et Casanova pour la vie. Un mélange idéal, non ?
Il y a eu l’affaire Polanski, l’affaire Matzneff (l’un de vos amis proches), et un auteur aussi important que Bret Easton Ellis vient de déclarer à la sortie de son dernier roman qu’il ne pourrait plus écrire aujourd’hui American Psycho… Est-ce que la culture, et plus précisément la littérature, agonise sous l’effet du politiquement correct ?
Bret Easton Ellis a évidemment raison. On est à un point de bascule qui signe de facto la fin de la littérature. Prenez le journal non expurgé de Julien Green – que j’ai bien connu. La façon dont il parlait des petits garçons avec André Gide n’est plus admise aujourd’hui. Comme psychanalyste, j’ai participé jadis à des congrès où des confrères plaisantaient sur le thème : « à quoi sert d’avoir des enfants si ce n’est même pas pour en abuser ? »… Le temps a passé. L’enfant est désormais un absolu, et tout tourne autour de cette notion dans notre société. Ce qui explique la curée dont est l’objet Gabriel Matzneff.
Le monde de l’édition, et au-delà notre société, ne s’efforcent-ils pas de se débarrasser de la sexualité pour favoriser les progrès de la morale ?
L’affaire Matzneff comme l’affaire David Hamilton confinent à la science-fiction. Parce que je n’ai pas renié mon amitié pour Gabriel, j’ai été censuré à la télévision. Mais avant déjà, Google et YouTube avaient détruit mon journal vidéo en prétendant qu’il véhiculait des idées pédophiles – ce que je ne suis en aucun cas – parce qu’y figurait entre autres du David Hamilton. Je suis comme Yann Moix : j’aime simplement les femmes jeunes ou très jeunes. Où est le crime ?
Le talent, ça justifie tout ?
Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, les lecteurs et l’ensemble de la société ont une soif inextinguible de clichés. Ils veulent quelque chose de gentil et rien d’autre. Je me demande de plus en plus souvent ce que je fais dans ce monde. On est désormais coincé entre les représentations d’un néo-féminisme devenu obsessionnel et de l’islamisme. Alors oui, je l’affirme haut et fort : la littérature est morte !
Le livre ultime qu’il faudra glisser dans votre cercueil ?
Aucun. Je veux être incinéré et laissé au bord de la route. Tout est poussière et redevient poussière. Si je devais me définir d’une formule, je dirais : terriblement anti-écologiste et farouchement favorable à la disparition de l’espèce humaine.