LE PITCH Il est le discret, l’observateur, le chirurgien des mots et du style. Antonin Moeri est bien plus qu’un auteur et un traducteur de talent – ce que confirme Ramdam (Bernard Campiche Éditeur, 2019), son dernier roman : il fait œuvre et imagine une littérature unique. Rencontre avec un écrivain qui a su arrêter le temps et même notre univers pour les besoins exigeants de sa plume.
Quand on se balade dans l’œuvre d’Antonin Moeri, on ne trouve pas trace des stigmates noirs, pénibles et traditionnels de l’écrivain romand. En revanche, l’œil est acéré. La satire sociale, souvent comique, nous rappelle un peu le monde selon Jacques Tati, comme dans votre Tam-tam d’Eden (Bernard Campiche Éditeur). La référence vous sied-elle ?
– Antonin Moeri : Ah oui ! Là, vous touchez juste ! J’admire l’œuvre de Tati. Je ne saurais écrire quoi que ce soit sans la distance qu’établit l’humour. Mes auteurs préférés, que ce soient Beckett, Jelinek, Céline et quelques autres, dansent sur cette corde-là. Aucun ne croit à l’histoire, ils mettent en scène la parole, ce moment où le langage ne signifie plus ce qu’il dit. Mais pour revenir à Tati (Tatischeff de son vrai nom), vous savez comme moi qu’avant de faire des films il a travaillé dans le music-hall et le cabaret. Cela se sent dans la manière qu’il avait d’habiter son corps et d’en faire celui d’un ahuri sublime, d’un idiot égaré au milieu d’adultes sachant exactement où ils vont. Cette dimension de l’idiot, de l’ahuri, de l’imbécile (titre de mon prochain livre Carnets d’un imbécile), vous la retrouvez, si j’ose dire et sans vouloir comparer ma prose aux films uniques de Tati, dans mes nouvelles et mes romans.
On vous dit romancier, nouvelliste, mais ne seriez-vous pas plutôt d’abord le chroniqueur attentif de ces sociétés que vous traversez presque distraitement, sans avoir l’air d’y toucher ? Vous avez d’ailleurs pratiqué l’espionnage des conversations les plus banales dans les transports publics, pour en faire un matériau littéraire…
– Nous y voilà ! À peine ai-je évoqué le genre nouvelle ou roman que la question tombe. J’ai toujours eu un problème avec ce qu’on appelle le genre littéraire, qui est une catégorie réservée aux professeurs, aux experts, à celles et ceux qui ont le mode d’emploi. Je suis surtout connu pour mes « nouvelles », c’est-à-dire des textes de longueur inégale que je préfère appeler « séquences narratives ». Mais vous avez raison, l’expression « chroniqueur attentif au monde que mon double traverse » me convient. De même mes romans ne sont-ils pas de véritables romans au sens canonique. Mais qu’est-ce qu’un vrai roman à l’heure actuelle, après Joyce, Kafka, Virginia Woolf, Ingeborg Bachmann, Juan Rulfo, Roberto Bolaño ou Juan José Saer ? Quant à l’espionnage des conversations les plus banales, ce procédé fait partie de mon système. Lorsque j’habitais Paris, à côté de chez Jacques Lacan, j’avais pris cette habitude. Et c’est une journaliste (à qui j’avais prêté ma fastueuse garçonnière Rue de Lille) qui, découvrant une pile de mes Moleskine, m’a déclaré : « T’as là un formidable matériau ! C’est de l’or en barre, amigo ! Tu dois écrire des livres ! Mets-toi au boulot ! Vite… !!! »
« N’étant pas un bougiste, c’est là, dans la chambre d’échos, que je poursuis le voyage dans le temps, l’espace, les sensations, les bruissements de la langue, les bas-fonds de la mémoire, c’est là que j’approche le point de douleur où ressurgissent les questions sur la vie, l’amour, la mort. »
Antonin Moeri
Je suis jaloux : Claude Frochaux, notre éditeur commun, jadis à l’Âge d’Homme, disait de vous que s’il ne devait défendre qu’un seul de ses poulains, ce serait vous, parce qu’il admirait, je cite, « votre approche physique, viscérale et radicalement non objective du monde »… Est-ce toujours le cas un quart de siècle plus tard ?
– Quel plaisir d’entendre le nom de cet homme qui a accueilli mes premiers manuscrits avec enthousiasme et qui, aujourd’hui encore, lit mes livres avec un bonheur qu’il partage ! Il fut le premier à m’écrire une très belle lettre à la sortie de Ramdam, dans laquelle il disait que je savais tirer une matière romanesque à partir d’un fait divers et que j’avais l’art de tirer le meilleur parti de ce qui est considéré comme un simple trouble de la vie ordinaire. Il faut absolument que je retrouve sa lettre. C’est le genre de trésor qu’on ne doit surtout pas égarer ! L’aurais-je glissée dans les Mémoires de Saint-Simon ou dans les Rêveries de Jean-Jacques ? Je me souviens qu’il parlait également, dans cette lettre, d’une facilité à dire les choses à mi-chemin de l’oralité et de l’écriture. C’est tout de même bien formulé !
Qu’est-ce qui pourrait empêcher Antonin Moeri d’écrire aujourd’hui ?
– Vous me troublez avec cette question. J’y ai déjà songé. Seules une grave maladie ou la mort pourraient m’empêcher de me lever, d’enfiler fute et chaussures, de rejoindre la table de travail devant la fenêtre qui donne dans une ruelle enfin silencieuse because corona. N’étant pas un bougiste, c’est là, dans la chambre d’échos, que je poursuis le voyage dans le temps, l’espace, les sensations, les bruissements de la langue, les bas-fonds de la mémoire, c’est là que j’approche le point de douleur où ressurgissent les questions sur la vie, l’amour, la mort.
Vous êtes comme l’immense Thomas Bernhard que vous avez traduit : vous n’êtes jamais là où l’on vous attend ! Le roi du contre-pied, en quelque sorte…
– Alors là, je vous arrête immédiatement ! Je suis un fervent lecteur de Thomas Bernhard. Il a ses traductrices et traducteurs officiels. Je ne me suis jamais aventuré de ce côté-là du bocage. Le travail est fait ! Par contre, j’ai traduit des textes de Robert Walser pour les éditions « Ulysse fin de siècle » que dirigeait François Dominique à Dijon. J’ai surtout traduit trois livres de Ludwig Hohl, parus chez « Zoé » et aux éditions « Le Passeur » à Paris. Celui que je viens de traduire pour les éditions « Nouvel Attila » à Paris, intitulé Le Tournant étrange et dont Pajak a bien voulu créer la couverture, ce texte posthume sortira en octobre prochain, si la situation sanitaire le permet. Vous avez cependant raison de citer le nom de Thomas Bernhard parce que son ton vitupérateur, son sarcasme et sa vigueur inventive ne finissent pas de m’en imposer. Je relis chaque année son œuvre avec un plaisir renouvelé, voire décuplé.
Dans Igor, votre premier roman chez Campiche, on se rappelle un auteur en quête d’identité. Vous l’avez trouvé aujourd’hui, cet état de douceur et de calme où l’on n’a plus besoin de se poser les questions qui n’ont pas de réponse ?
– Igor est un cas particulier. D’ailleurs, je dois vous avouer que ce n’est pas une réussite sur le plan littéraire. Le livre paru sous ce titre était, à l’origine, constitué de séquences narratives courtes. Comme je voulais à tout prix en faire une sorte de roman, pour faire plaisir à Jacques Chessex qui m’appelait à cette époque une ou deux fois par semaine, m’interrogeait pendant des heures sur ce que je faisais et m’invitait à la prudence lors de mes sorties sur le lac, j’ai mixé les séquences avec le projet d’en faire une possible story. Pour ce qui est des questions qui ne trouvent pas de réponses, que ce soient celles de l’enfant ou celles du romancier, je songe immédiatement à Guyotat qui déclare, je ne sais plus où : « Dans la dynamique, le système verbal qui se déclenche dans un livre, rien n’est plus inspirant que les questions ouvertes ». Il faut à tout prix que je retrouve ce passage, car Guyotat parle à ce propos des tragédies de Jean Racine.
« Mon père évoquait le Comté de Yoknapatawpha ou Temple Drake, la fille de bonne famille que l’énigmatique Popeye viole avec un épi de maïs et qui connaîtra la déchéance dans un ravissant bordel. »
Antonin Moeri
En parcourant vos livres, une thématique récurrente émerge : la famille, comme dans Juste un jour (Campiche, 2007), et surtout le père, ce Pap’s qui donnera même le titre de votre roman de 2014… Il y a deux mentions de ce personnage qui interpellent dans votre biographie : ces fameuses dictées quotidiennes de Chateaubriand qu’il vous faisait faire à douze ans pour vous sortir d’un surprenant marasme orthographique scolaire, et ces cahiers noirs personnels qu’il vous a remis un jour et que vous n’avez lus que longtemps après sa mort. Qui était donc cet homme et quel rôle a-t-il joué dans votre parcours d’écrivain ?
– Ah ! La famille ! Quel sens peut avoir ce mot à l’heure actuelle ? Il est vrai que je suis né dans une famille où il y avait un véritable « pater familias », au sens romain du terme. Un homme que j’aurais tendance à idéaliser, selon mes proches, et qui m’a profondément marqué. Je n’aime pas parler de moi-même (le moi-moiïsme est haïssable, il hérisse le lecteur), je préfère transposer. Mais dans le cas de ce « Pap’s » qui est le nom que nous, ses enfants, donnions à ce personnage insaisissable, ami des écrivains (Haldas, Coccioli, Roux, Gaberel, Ramuz, Vuilleumier…), des peintres (Gimmi, Forat, Gehr, Lélo Fiaux, Olivier Charles, Pierre Estoppey…), des artisans (pêcheurs, ébénistes, encadreurs, parqueteurs, tailleurs de pierres…), je n’ai pas fini d’en découdre avec lui. Les séjours en sa compagnie à Trieste, Budapest, Vienne, Paris, Marseille, Venise, Nice ou Amsterdam resteront à jamais gravés dans ma mémoire. S’il est une personne au monde qui m’a ouvert les yeux sur l’univers, qui m’a appris à déchiffrer le comportement des humains, à contempler les tableaux de la Renaissance italienne, à donner un nom aux insectes, reptiles, nuages, couleurs et fleurs, c’est lui. Il ne m’a jamais humilié, même quand je lui ai causé les pires tracas. Il ne m’a jamais frappé, ce qu’il aurait peut-être dû faire à certains moments de totale exaspération. J’entends encore sa voix lorsque, marchant sur un sentier caillouteux menant à une cabane du Club Alpin, il évoquait le Comté de Yoknapatawpha ou Temple Drake (réd. : inventions faulkneriennes), la fille de bonne famille que l’énigmatique Popeye viole avec un épi de maïs et qui connaîtra la déchéance dans un ravissant bordel où Popeye assistera, prunelles extatiquement dilatées, aux ébats de l’adolescente assaillie par de vigoureux zigomars.
L’écriture peut parfaitement se passer de psychanalyse, nous a dit récemment le grand analyste freudien et écrivain Roland Jaccard. Qui ajoutait : l’important dans l’écriture c’est de passer un pacte avec le diable ! Vrai ou faux ?
– « Jaccardo » a raison. J’adore son petit livre sur Ludwig Wittgenstein qui préférait, dit-il, la qualification de monstre à celle d’homme exemplaire, qui savait qu’il était un criminel et qui vivait (tels Rousseau, Artaud ou Céline) dans le sentiment permanent d’être un maudit. Oui, effectivement, écrire c’est passer un pacte avec le diable. Sans quoi, on donne dans le chromo sympa calibré pour l’export.
Vous avez été comédien. Que nous aurait-il dit, cet homme qui a joué sous la baguette du génial Peter Brook ? La vie est une tragédie ? Un drame lyrique ? Une comedia del arte ? Un vaudeville ? Une des vingt pièces de théâtre de Thomas Bernhard ?
– Je sens que vous avez écouté l’émission de madame Croubalian (réd. : très beau rendez-vous de la Radio Télévision Suisse) ! Bon, travailler avec Brook fut une chance inouïe. Nous avons joué dans les lieux les plus improbables (Bouffes du Nord, entrepôts de sel, anciens greniers, cirques, zones portuaires…) une pièce de Shakespeare dans laquelle un noble athénien se montre très généreux avec ses amis, des amis qui, dès que le vent aura tourné, trouveront mille excuses pour ne pas venir en aide à Timon. J’ai rencontré, au cours des répétitions, un homme d’une drôlerie incroyable et que je considère comme le plus grand acteur de tous les temps : Bruce Myers, qui jouait le rôle d’Alcibiade… Vous savez évidemment que le théâtre est une profession, un métier, un travail particulier pour lequel on a plus ou moins de talent et auquel on voue, si l’on peut, son existence. C’est un univers somptueux, en tout cas tel qu’il subsiste dans ma mémoire. Quand vous pratiquez ce métier, vous pouvez aussi bien jouer une pièce de Labiche, Dario Fo, Eschyle, Koltès, Pirandello ou Hanokh Levin. Les registres sont les plus variés, mais je vois que vous mentionnez souvent le nom de Thomas Bernhard, dont je connais quelques pièces. Il y a du burlesque, de l’ironie cinglante, du cabaret, un lyrisme tendu, de la critique féroce, beaucoup de poésie dans ses pièces. Bernhard aimait-il le cabaret comme Kafka l’aimait, ou le music-hall comme Céline l’aimait ? Je ne saurais répondre à cette question. Mais c’est effectivement de ce côté-là, et du côté de Keaton, Tati, Les Deschiens et consorts qu’il faudrait situer ma vision du monde.
Vous racontâtes un jour à Gilbert Salem, la belle plume du quotidien 24 Heures, qu’en vous voyant dans le Richard II de Shakespeare que François Rochaix montait au Théâtre de Carouge, vous vous êtes trouvé si mauvais que vous avez tout arrêté ! C’est une légende urbaine personnelle ou une de ces pirouettes chères aux héros des romans et des nouvelles d’Antonin Moeri ?
– Votre emploi du passé simple dans ce contexte est émouvant ! On se croirait dans le salon de madame du Deffand. Mais je dois tout de même reconnaître que c’est l’exacte vérité, ce qu’a rapporté Gilbert. Je ne voudrais pas accabler le metteur en scène en question, mais imaginez une seconde la situation : revenant de Paris où j’avais travaillé avec de grosses pointures, je me suis retrouvé à Genève dans une atmosphère confinée peu propice à la création, peu électrique, peu stimulante. Raison pour laquelle, après Richard II, j’ai pris la décision d’abandonner ce métier et de me consacrer aux seules choses qui allaient dorénavant entretenir ma flamme : l’étude de la grammaire, des signes et du discours, la lecture des grands textes, l’austère et monacal travail à la table, la recherche des belles sonorités.
« Si j’écris au crayon ou au stylo, ce n’est pas par allergie au tomorrowland, c’est parce que ce geste me permet de connecter ma main au cerveau, et de prendre ainsi tout mon temps pour que la pensée se développe, que l’imaginaire se déploie, qu’une comparaison surgisse, que la petite musique se fasse entendre. »
Antonin Moeri
J’ai le pressentiment que votre écriture est un pinot bourguignon aux tanins très présents et longs en bouche. Elle se bonifie en vieillissant. N’est-ce pas là la condition sine qua non du succès d’un auteur ?
– Difficile de répondre à cette question. Votre comparaison est élégante. Je vous en remercie. Mais ce n’est pas à moi d’évaluer ma façon de décortiquer les images ou d’en inventer, ma façon de décrire les animaux ou les humains, ma manière de rapporter des discours en mêlant les niveaux d’énonciation. C’est au lecteur à juger. Éprouve-t-il du plaisir en lisant mon opus? Cela parle-t-il à une région de son cortex ? Est-il pris dans un vortex ? Pour ce qui est du succès, voulez-vous parler de succès critique, de succès d’estime, de succès commercial ou de succès à écraser les gens?
Est-ce que vous avez quelque chose de typiquement suisse, vous qui vous êtes baladé dans toute l’Europe, tant physiquement qu’artistiquement ?
– Oui, sans doute. La ponctualité, l’amour du travail bien fait, une certaine discrétion pour ne pas encombrer l’atmosphère de mes nobles pensées, ne pas me soûler de sottes flatteries. Je n’ai absolument rien de nationaliste. Les hymnes avinés, le fanatisme de brasserie, la solennité en uniforme, le yodl en chemise Edelweiss et autres feux de camp me font hurler de rire. À part Mélanie Ösch dont la voix me fait frissonner. Elle doit me rappeler mes origines saint-galloises.
Vous écrivez à la main, dont l’écriture est un prolongement, avez-vous dit un jour… Une allergie à notre société des nouvelles technologies, de la dictature des produits et de la publicité, du jouir tout de suite et du dynamisme forcé ? Autrement dit, un peu comme les personnages qu’on retrouve dans Le sourire de Mickey (Campiche, 2003)…
– Je ne suis pas du tout allergique à la société des nouvelles technologies. Les gens font absolument ce qu’ils veulent et tous ces gadgets semblent les réjouir au plus haut point. J’ai comme tout le monde (ou à peu près) un laptop, un téléphone portable, un grille-pain télécommandé, il m’arrive de communiquer par messenger avec des actrices et des plasticiennes, je fais mes paiements par e-banking. Si les gens tiennent tant à jouir promptement de l’objet convoité en espérant, malgré tout, entretenir la flamme du désir, grand bien leur fasse ! C’est comme avec les bébés, les mamans veulent assouvir leurs besoins dans les délais les plus brefs, que dis-je, dans l’urgence absolue… Ce n’est pas mon problème ! Si j’écris au crayon ou au stylo, ce n’est pas par allergie au tomorrowland, c’est parce que ce geste me permet simplement de connecter ma main au cerveau, et de prendre ainsi tout mon temps pour que la pensée se développe, que l’imaginaire se déploie, qu’une comparaison surgisse, que la petite musique se fasse entendre. Ce serait trop triste de ne plus percevoir les nuances, étant si pressé de passer à autre chose; ce serait trop triste de ne plus entendre le sang pulser aux tempes.
Comment se porte la littérature en 2020 ?
– Je suis très sensible à l’écriture de Lydia Mischkulnig, d’Elfriede Jelinek, de Sara Stridsberg, de Corinne Desarzens. Pour parler honnêtement d’un texte, je dois le relire cinq ou six fois. Un texte qui se donne trop vite ne m’intéresse pas. On ne profère que des banalités en tournant fébrilement les pages d’un bouquin (avant le rendez-vous chez le dentiste ou le notaire) pour savoir qui est l’auteur du crime, du viol ou du détournement de mineur. Je dois pour ma part me concentrer, chercher le sens d’un mot, d’une image, d’une phrase, savourer un calembour, une ellipse ou une insolente adresse au lecteur. Vous savez, je ne suis pas journaliste dont j’admire par ailleurs la capacité d’absorption et l’aptitude à l’enthousiasme. Je suis un travailleur de la chose en soi, pour reprendre les mots du monstre de Meudon (réd. : Céline).
« On interdira bientôt l’ancien Testament, Bataille, Balthus, les tableaux de Pierre Bonnard, Les 120 journées de Sodome, Dostoïevski, les lettres de Joyce à Nora et celles Mozart à sa cousine, Belle de jour et Journal d’une femme de chambre. »
Antonin Moeri
Plusieurs grands éditeurs américains (mais on connaît certains de leurs collègues français dans le même cas) viennent d’admettre publiquement qu’ils avaient recours à des « sensitivity readers », autrement dit, des contrôleurs du politiquement correct, des censeurs… Un phénomène qui vous inquiète ?
– Je ne me suis jamais posé la question. J’ai un peu suivi l’affaire Polanski et l’affaire Woody Allen. J’ai lu des articles sur d’autres affaires du même tonneau. Tout cela ne m’étonne guère. On interdira bientôt l’ancien Testament, Bataille, Balthus, les tableaux de Pierre Bonnard, Les 120 journées de Sodome, Dostoïevski, les lettres de Joyce à Nora et celles Mozart, à sa cousine, Belle de jour et Journal d’une femme de chambre. C’est assez sidérant. « La seule chose dont on ait besoin, c’est le courage de la sécession, le courage de se détourner du courant principal… Je suis convaincu que les lieux magiques de l’originalité, qu’une petite masse éparse de gens inspirés refusant le consensus, sont indispensables pour maintenir le bon fonctionnement du système général », écrivait Botho Strauss dans un texte intitulé Le chant tragique monte paru en 1990. On ne peut qu’adhérer, trente ans après, au propos lucide du grand dramaturge allemand que le mainstream a ostracisé comme il a ostracisé Peter Handke, lequel a, malgré les cris d’orfraie des belles âmes indignées, tout de même obtenu le Nobel ! Double ouf !!! Trois fois amen !!!!!
– Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
– Artaud m’a fait rêver dès l’âge de 14 ans, mais aurais-je supporté ses neuf ans d’internement dans les asiles psychiatriques et les 50 électro-chocs que le docteur Ferdière lui a fait subir pour qu’il redescende sur terre ? Il a toujours été à côté de la plaque et il était si beau. Il était fasciné par les femmes de caractère. Il n’était pas fait pour faire des livres comme les autres. Ses derniers textes, Cahiers de Rodez, Les Mères à l’étable, La recherche de la fécalité, Le vampire à barbe, Van Gogh le suicidé de la société sont vertigineux ! En arrachant les mots à leur gousse de sens et en les brandissant tels des brandons lancés sur une poudrière, Nanaqui tentait de conjurer la terreur d’une plongée dans le maternel.
Le livre qu’il faudrait glisser dans votre cercueil ?
– Ah ! sans conteste les « Entretiens avec le Professeur Y » ! Cette féroce et loufoque pseudo-interview que Céline rédigea en 1954 pour attirer la faible lueur d’un sunlight fissuré sur son œuvre mise à l’index et qui est une époustouflante parodie de ce que nous venons de réaliser: l’entretien littéraire. Ainsi pourrai-je continuer à me bidonner, au siècle des siècles et au plus profond d’une nuit sans étoiles.