LE PITCH Jean-Paul Sartre est mort il y a quarante ans. Adulé de son vivant, il est aujourd’hui boudé tant par le grand public que par les intellectuels.
En 1980, Jean-Paul Sartre meurt à 75 ans au faîte d’une gloire peu commune pour un philosophe, peu commune pour un écrivain. Vivant, l’individu Sartre secouait la tête pour faire tomber ses lauriers et les piétiner ensuite, il pouvait refuser le prix Nobel de littérature, il pouvait refuser de jouer le rôle de l’écrivain installé. Mort, l’individu Sartre se résorbe, il n’est plus guère que ce que les autres font de lui, il devient le cadavre accommodant sur lequel chacun projette ses aspirations et ses angoisses et ses fantasmes, il est enrôlé sous toutes les bannières, on en fait tantôt le jusqu’au-boutiste communiste dévoreur d’enfant, tantôt le champion des causes tiers-mondistes perdues, tantôt le sujet docile des examens de baccalauréat. Un cadavre c’est comme un grand gâteau : chacun vient se servir – et dévorer, et digérer. Des milliers de personnes suivent le convoi funéraire jusqu’au cimetière de Montparnasse et chacun se met à table avec la larme à l’œil : l’homme Sartre devient une entrée dans les manuels littéraires en même temps qu’il entre dans la Bibliothèque de la Pléiade (1982), on chante les louanges du grand penseur existentialiste alors même que – selon l’expression conne mais consacrée – « l’existentialisme est passé de mode. » Quarante ans après sa mort, le sort de Sartre est à peine plus enviable. Chacun peut produire une assez bonne vulgarisation de sa philosophie, citer quelques phrases piquées au petit bonheur de son théâtre, de ses essais ou de sa correspondance. Des élus locaux ou des auteurs de développement personnel transforment en slogans quelques-uns de ses bons mots (« Dans la vie on ne fait pas ce que l’on veut mais on est responsable de ce que l’on est », « Ceux qu’on aime, on ne les juge pas », etc.). Mais personne n’irait jusqu’à prendre Sartre au sérieux ni à le considérer comme un penseur de premier plan. Non seulement personne ne le lit véritablement, il ne passionne plus les masses en même temps qu’il est boudé par les intellectuels. Il est résolument passé du côté des has-been.
Sartre comme reflet d’un monde qui n’est pas instagrammable
Avec l’extrême-gauche, on n’est pas (trop) regardant. Avoir été maoïste dans sa jeunesse est un fait d’armes dont se prévalent de nombreux intellectuels sociaux-démocrates. C’est plutôt un atout pour militer au centre-gauche. On pardonne volontiers à Sartre son flirt prolongé avec les maoïstes, d’autant plus qu’il a été largement orageux. On ferme volontiers les yeux sur les contradictions – qu’il admettait lui-même – entre son appartenance à la bourgeoisie et son engagement en faveur de la révolution prolétarienne, ou les contradictions entre sa défense de la littérature populaire et ses essais de philosophie qui, de son aveu propre, ne s’adressent jamais qu’à d’autres philosophes. Qu’il se soit montré tiède face à l’écrasement par les Soviétiques de la révolution à Budapest ne pose pas de problème, qui se souvient encore de Budapest ? Mais l’époque a tourné le dos au communisme et elle regarde ses partisans avec les yeux d’un réalisateur de série américaine : des types gris et poussiéreux et moustachus aux montures de lunettes invraisemblables. Avoir été communiste et l’être resté jusqu’à sa mort, ne pas s’être contenté d’une passade, d’une crise d’adolescence excusable, ce n’est pas une faute morale, c’est une faute esthétique. Sartre, qui raconte dans les Mots comment il a fait la découverte de sa propre laideur, est entaché d’une souillure esthétique bien plus irrémédiable que son célèbre strabisme : il a été un « coco », il l’est resté contre Aron, contre Camus, contre Merleau-Ponty. Les communistes, contrairement aux fascistes, ne nous répugnent pas au moral, ils nous répugnent au physique. Nous imaginons immédiatement un monde tissé de blockhaus gris, de Lada rouillées, de boîtes de conserve uniformes, un monde en noir et blanc, sans joie, sans érotisme, sans culture, sans musique. Nous n’en voulons pas à Sartre d’avoir soutenu des dictateurs sanguinaires ou d’avoir justifié les attentats de Munich, mais nous ne pouvons lui pardonner d’avoir été du côté d’un monde englouti – définitivement has-been.
À mille lieues du Sartre louche épris d’un monde gris et mort se trouve Camus le solaire, Camus l’Algérien, Camus le footballeur, Camus le modéré, Camus le sage.
À mille lieues du Sartre louche épris d’un monde gris et mort se trouve Camus le solaire, Camus l’Algérien, Camus le footballeur, Camus le modéré, Camus le sage. La comparaison est plus que défavorable pour l’auteur de La Nausée, elle est insoutenable. La rupture entre les deux écrivains est restée, pour la postérité, un caprice sartrien, la rage d’un dogmatique, la fureur d’un pédant. Lisant l’histoire avec le regard de la social-démocratie, nous inclinons naturellement en direction de la « troisième voie » défendue par Camus – dans des termes d’ailleurs si abstraits que nous sommes bien en mal d’imaginer à quoi elle aurait dû ressembler – contre le libéralisme américain et le communisme soviétique. Mais la politique s’efface devant l’esthétique, et dans l’affrontement entre les deux géants, nous donnons instinctivement raison au beau gosse halé contre le borgne de Saint-Germain-des-Prés, nous préférons suivre Rieux se baignant dans la mer que Roquentin se vomissant dans une maison de passe, nous oublions volontiers le Camus nihiliste des débuts, le Sartre humaniste de la fin. Camus est beau comme un instagrammeur ; on en déduit qu’il est plus grand philosophe.
Amphétamine, mescaline et cogito
Pire que d’avoir été communiste : être resté désespérément raisonnable, c’est-à-dire avoir cru toute sa vie à la primauté du cogito cartésien. Depuis le romantisme allemand, l’Occident fait profession d’aimer les auteurs de la déraison, de l’irrationalité, de l’inconscience, du surhomme. Nous préférons instinctivement le « dérèglement de tous les sens » rimbaldien à l’exigence de rationalité chère aux penseurs des Lumières – que nous reconnaissons comme philosophes mais non comme écrivains. Nous aimons le sérieux et la raison chez les penseurs, nous les réprouvons chez les auteurs, chez les artistes, qui doivent être des « voleurs de feu », des « voyants ». Nous préférons l’image de l’écrivain confit dans son aliénation, en perpétuelle débâcle, s’annihilant dans les transes, communiquant avec les arrière-mondes, dégueulant son mauvais vin sur les pavés de quelque grande cité hostile. On fuit sa folie quand il est vivant ; on la regrette quand il est mort. Sans doute, certains des plus beaux personnages de Sartre sont précisément saisis dans les moments extrêmes où la raison bascule et s’abîme – dans la nouvelle « La Chambre », mais aussi dans « Erostate » ou dans La Nausée. Sans doute, Sartre a lui-même fait les expériences limites des amphétamines et de la mescaline et connu des épisodes de démence (il dira avoir été suivi par des crabes dans la rue !). Mais sa pensée reste sur le terrain de la raison et n’admet rien qui soit au-delà de l’apparence, aucun recours à un arrière-monde, aucune fuite possible au-delà du domaine de la conscience. L’homme n’échappe pas à sa conscience, telle est sa condition. L’homme est obligé d’être libre, en même temps qu’il est obligé de penser, de raisonner. Sartre entre dans la catégorie des junkies chiants, qui ne se défoncent pas pour déceler les portes de quelque arrière-monde féérique, comme certains écrivains de la Beat Generation, qui ne se défoncent pas non plus par désespoir – ce qui nous les rendrait sympathiques – mais qui se droguent pour écrire plus vite, pour produire plus, pour produire mieux. Chez Sartre, l’autodestruction ne se sépare (presque) jamais de l’exigence consciente de l’œuvre à faire.
Sartre incarne la figure du junkie triste, du junkie résolu, antipoétique. Il ne parvient pas à séduire, car rien n’est moins séduisant qu’un intellectuel rivé à sa table de travail.
Ni l’écrivain ni les personnages ne fuient dans la folie ou dans la drogue. Y fuient-ils, ils s’y retrouvent, ils retrouvent leur conscience, leur liberté, leur responsabilité. « Les héros sont des libertés prises au piège, comme nous tous. » L’impossibilité pour l’homme de fuir hors de l’homme, c’est aussi l’impossibilité de se soustraire au tribunal des autres hommes – ni au nom de la raison vacillante ni au nom du déterminisme social. La pensée de Sartre ne tolère pas la mauvaise conscience, elle ne tolère pas les fausses excuses. L’homme agit dans le monde et doit rendre des comptes dans le monde. Ses actions sont inventoriées par chacun, jugées par chacun, et il doit répondre à tous. Pas de fuite hors du monde, mais aussi pas de fuite hors de la juridiction du tribunal du monde. Quand chacun veut être juge sans accepter d’être soi-même jugé, quand la haine tient lieu d’innocence, personne ne veut se retrouver à huis clos, c’est-à-dire pesé en permanence par l’œil de l’autre. L’œil que l’on admet est l’œil ébloui, l’œil séduit, pas l’œil-juge. Il n’y a pas d’Absolu chez Sartre. Il n’y a qu’un homme raisonnable et en situation, un homme agissant dans le monde et sans cesse repris et jugé par lui. On ne s’échappe pas en lisant Sartre, on ne voyage pas, on ne délire pas : on est renvoyé à soi-même et à sa conscience. Sartre incarne la figure du junkie triste, du junkie résolu, antipoétique. Il ne parvient pas à séduire, car rien n’est moins séduisant qu’un intellectuel rivé à sa table de travail et qui se bourre d’amphétamines en espérant écrire une bonne page de plus. Ce n’est pas non plus télévisuel. Ce n’est pas sexy. Ça ne fait pas de bonne série.
Il est impossible de dire si Sartre sera un jour considéré à sa juste valeur, ni même s’il l’a déjà été (ou même s’il existe quelque chose comme une juste valeur). Nous nous retournons sur le passé et nous le jugeons à partir de nous-mêmes, non parce que nous sommes des cons, mais parce que nous ne pouvons faire autrement. Les œuvres répondent aux préoccupations d’une époque, et il est impossible de prévoir si nous autres, hommes du vingt-et-unième siècle, aurons un jour besoin de nous replonger dans les textes de Sartre pour nous lire et lire le monde qui nous entoure. Sartre ne sera peut-être plus guère qu’une entrée de manuel scolaire, au lieu d’être une pensée vivante et agissante. Dans les Mots, il écrivait, « entre neuf et dix ans, je devenais tout à fait posthume. » C’est ainsi quand on meurt : on ne peut jamais prévoir ce que les autres feront de ce qu’on a fait de nous.
1. Voir l’article passionnant de Richard Wolin, « Le moment maoïste parfait de Sartre », 2013.
2. Voir Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, 1948 : « Le conservatisme du P.C s’accompagne aujourd’hui d’un opportunisme qui le contredit. » Sur les rapports entre Sartre et le PCF, voir David Drake, « Sartre et le parti communiste français (PCF) après la libération (1944-1948) », 2006.
3. Sartre, Les Mots, 1963.
4. Voir Ronald Aronson, « Sartre contre Camus : le conflit jamais résolu », 2005.
5. Lire l’excellent ouvrage de Juan José Sebreli, L’Oubli de la raison, 2013.
6. Sartre, Le Mur, 1939.
7. Cf. Sartre, L’Être et le néant, 1943 : L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché.
8. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, 1948.