« Si la boxe est un sport, c’est le plus tragique de tous les sports, car, plus que toute autre activité humaine, elle consume l’excellence même qu’elle déploie – sa geste dramatique étant sa consumation elle-même. » C’est Joyce Carol Oates qui le dit dans son « De la boxe » (Stock), un livre culte qui consacre cette liaison intime entre les grands écrivains et le Noble Art.
Me revient aussi à l’esprit Norman Mailer et son Combat du siècle (Gallimard) qui transforme le sport en mythologie. Ou quand le double Prix Pulitzer se prend pour un Homère qui serait seul capable de glorifier Ulysse l’ingénieux, l’avisé, l’inventif, en le décrivant sous les traits d’Ali. « Je suis beau donc je dois gagner », martèle ce dernier dans la chaleur assassine de Kinshasa où il terrasse le brillant Foreman en septembre 1974, dans un combat où il ignorera la fatigue de dix ans de règne et de gloire pour arrêter la jeunesse, la puissance et l’avenir. Il n’oubliera jamais ces 60’000 spectateurs en délire et leurs « Ali, bo-mayé ! » (Ali, tue-le !)
Ah ce miracle de la boxe qui a tant fasciné « Papa » Hemingway, persuadé qu’il pouvait devenir un vrai puncheur. Dans une lettre à la journaliste-écrivain Joséphine Herbst, il écrit même : « Mon écriture n’est rien, mon style de boxe est tout. » Première grande star de la boxe moderne, Jack Dempsey, venu le voir à Paris, ne lui reconnut pourtant aucun talent. Qu’importe ! Hemingway boxera un snob désenchanté, des pêcheurs en colère, se battra avec un taureau et un lion. Sans oublier son ami canadien, Morley Callaghan, qui lui inflige une défaite humiliante sur un ring de bar parigot, avec Scott Fitzgerald pour arbitre – ivre mort comme souvent, au point de ne pas sonner la fin du round. Fâché et pour longtemps, « Hem » est alors persuadé que Fitzgerald a fauté volontairement, histoire de l’humilier.
Primitive comme la naissance, la mort, l’amour physique
« Drame sans paroles », « rituel d’expiation », « combat pour la survie », « expérience émotionnelle impossible à formuler, primitive comme la naissance, la mort, l’amour physique » – pour reprendre les expressions de Joyce Carol Oates – la boxe est donc d’abord un univers noir avec sa propre dramaturgie qui oppose des combattants aux destins le plus souvent misérables, deux perdants rêvant de conquérir l’immortalité avec leurs poings gantés. Oui, on peut bel et bien parler ici d’une métaphore sauvage et violente de la vie. Comme dans La Brûlure des cordes (Albin Michel), cette nouvelle-culte de F.X. Toole que Clint Eastwood mettra en scène et interprétera avec maestria sous le titre Million dollar Baby en 2004, avec une Hilary Swank inoubliable dans le rôle de Maggie, boxeuse in fine tétraplégique et que son entraîneur accepte d’euthanasier. F. X. Toole, autrement dit Jerry Boyd, coach de boxe devenu écrivain après avoir été, dit la légende, détective privé, barman, torero, débardeur et routier. « Un putain d’Irlandais » qui s’éclipse en apothéose avec Coup pour coup (Albin Michel), magistral roman posthume au style coupant, jusqu’au-boutiste. « Quand j’écris sur ma lancée, bébé, confie-t-il un jour au ” New York Times ” », il n’y a rien de tel. C’est comme un gars qui peut décocher six ou huit coups de poing, en ressortir indemne, et recommencer encore et encore. Quand j’écris, je peux me faire sauter au plafond ! »
Les écrivains le savent, chaque match de boxe est un scénario authentique, un condensé de la grande Histoire où les minorités cherchent les victoires qu’on leur interdit sur le terrain politique. Ce que le puncheur fou, « Iron » Mike Tyson, résume d’un uppercut verbal qui laisse coi les intellectuels trop pressés de cataloguer les boxeurs : « Les gens que tu croises quand tu montes vers les sommets, tu peux les recroiser quand tu descends vers l’enfer. »
De Little Chocolate à Jack Johnson
Une réalité sociale, économique et politique qu’on retrouve à chaque page ou presque dans Le Grand Livre de la boxe (Marabout), la récente bible d’un jaune éclatant, signée Jean-Philippe Lustyk, la voix française du Noble Art. Un grand format au graphisme ambitieux et à l’iconographie très soignée qui n’est pas sans rappeler les glorieuses fifties & sixties de la presse papier.
On voyage ici au cœur du XVIIe anglais qui voit Daniel Mendoza inventer la garde telle qu’on la connaît aujourd’hui, et théoriser The Art of boxing (1789) dans le premier livre consacré à ces combats très populaires dans les plus basses couches du peuple. Ce Londonien chétif, habitué des journées de seize heures chez un vitrier, fait rapidement le vide autour de lui. Grâce à sa science des coups et des déplacements, il devient no1 en terrassant son ancien maître Richard Humphries, professeur émérite et propriétaire d’une académie de boxe, connu pour porter au combat des bas de soie brodés d’or. Mendoza sera le premier juif de l’histoire reçu par un roi d’Angleterre, en l’occurrence Georges III.
On découvre ces affrontements à mains nues – jusqu’à la fin du XIXe – où l’on boxe plus de deux heures et soixante-dix rounds. On croise George « Little Chocolate » Dixon, 161 cm, un nègre de Halifax, comme ils disent, qui invente la préparation moderne, alternance d’endurance, de sprint et de séances face aux punching-balls. Le premier Noir champion du monde ! Quelle révolution, alors qu’il n’a pas le droit de boxer dans la plupart des grandes villes de son pays !
À la Belle Époque, en 1910, rebelote avec Jack Johnson, fils d’anciens esclaves qui défie un Jim Jeffries poussé par toute l’Amérique blanche qui refuse en bloc un champion noir. L’écrivain Jack London s’emporte dans le « New York Herald » : « Jeffries doit sortir de sa retraite pour donner une leçon au Noir, il est le grand espoir blanc. » Trois crochets du gauche plongeront l’Amérique raciste dans une fureur historique : le ring est ravagé, des émeutes blanches, des lynchages, des meurtres, des viols embrasent le pays, faisant une vingtaine de morts. Il faudra attendre plus de cinquante ans et l’assassinat de Martin Luther King pour retrouver pareil déferlement de haine raciale.
La boxe ne pardonne rien, même si entre eux, les combattants se respectent bien davantage que d’autres héros du sport moderne.
La trinité Ali-Frazier-Foreman
C’est Cassius Clay qui casse tous les codes du combat et abandonne son nom d’esclave pour devenir Mohamed (celui qui est digne de tous les éloges) Ali (plus grand). « Je ne hais personne, clame-t-il. Ni noir ni blanc. Je veux juste vivre en paix avec mon peuple. » Ou encore : « Je n’ai rien contre le Vietcong. Aucun Vietnamien ne m’a jamais traité de négro. »
Ce sont Joe Louis et Max Schmeling, l’idole vaincue des nazis, qui deviendront amis pour la vie au terme de leur combat. Joe Louis, désigné plus gros puncheur de l’histoire par « Ring Magazine », qui décrivait la boxe comme un sacrifice ultime et n’a d’ailleurs pas hésité à disputer une centaine d’exhibitions pour plus de deux millions de soldats américains durant la Seconde Guerre mondiale. « Tout le monde veut aller au paradis, ironise alors Joseph Louis Barrow, de son vrai nom, mais personne ne veut mourir. »
C’est Frazier qui finit par pardonner à Ali de l’avoir tué – il a vraiment failli mourir sur le ring – seulement trois mois avant de disparaître. Frazier qui fut pourtant le premier à envoyer au tapis et à battre l’Invincible dans « Le combat du siècle », le 8 mars 1971. Norman Mailer raconte, dans King of the hill : « Ali se relève, Ali se laisse glisser dans les deux dernières minutes trente-cinq secondes de cet holocauste barbare, grâce à un ultime exercice de volonté, un principe inflexible de l’ego de ne pas être mis knock-out… »
C’est George Foreman, le boxeur le plus méchant de l’histoire, qui se promène partout avec un berger allemand – qui a aussi peur de lui que les adversaires de son maître – et qui prend une première retraite à 28 ans à peine, un virage à cent quatre-vingts degrés afin de construire à Houston une église et un centre pour les jeunes en difficulté. Foreman, désormais pasteur, qui conjugue le verbe subtil des artistes. « La boxe est comme le jazz, résume-t-il. Mieux c’est, moins les gens l’apprécient. »
C’est Larry Holmes, champion du monde durant plus de sept ans : « C’est dur d’être noir. Vous n’avez jamais été noir ? J’ai été noir autrefois, quand j’étais pauvre. »
C’est Rocky Graziano, le petit délinquant, le déserteur qui découvre dans une prison militaire qu’il est doué pour la boxe et devient champion du monde des poids moyens. Graziano qui regarde un tableau de Picasso : « J’aime bien celui-là, car il ressemble à un gars que j’ai battu. »
C’est Jake LaMotta, le « Raging Bull » (taureau enragé) du Bronx, incarné à l’écran par un Robert De Niro immense. Jake qui, pour les Français, restera pour toujours l’homme qui a battu Marcel Cerdan. Jake qui finit comme tenancier d’une boîte de nuit à son nom, accro aux stripteaseuses. Et qui résume mieux que quiconque cet art des pauvres qu’a toujours été la boxe : « Nous étions si pauvres qu’un beau Noël mon vieux père est sorti et a tiré un coup de fusil, puis en rentrant il nous a annoncé que le père Noël venait de se suicider. »
Pour tous ces combattants qui ont rêvé si fort d’atteindre les étoiles – et qui, selon l’expression de Tyson, saisissaient une poignée de nuages s’ils en rataient une – il faut aimer la boxe, cette fichue littérature qui a tant de style !