C’est à dix-huit ans que ma condition franco-suisse m’a été officiellement révélée, puisque avant, je ne faisais que la rêver. J’ai reçu une lettre pleine de cases à cocher qui me demandait en trois langues où je comptais faire mon service militaire. J’ai opté pour la France, c’était plus pratique, mais la rêverie a toujours son mot à dire, et je me suis vu chasseur fribourgeois, bersaglier du Tessin ou gebirgsjäger de l’Emmental, je ne sais pas si ça existe, mais ça va bien dans le paysage, et je serais revenu chaque année avec mes camarades polyglottes touiller de moelleuses fondues assis en rond sur des alpages couverts de fleurs. Ma vision de la Suisse tenait beaucoup de Heidi et des photos dont on fait des puzzles de mille pièces, avec géraniums et sommets enneigés. J’ai bien fait d’opter pour la France, qui se contente d’un seul passage, même si j’ai surtout passé la serpillière dans les interminables couloirs de la caserne, en attendant que les spetsnaz surentraînés descendent du ciel, comme nous l’avait dit notre lieutenant en un discours vibrant à toute la compagnie alignée, ce qui nous aurait bien embarrassés tant ils avaient l’air meilleurs soldats que nous.
La Suisse toqua encore à ma porte à l’occasion de mon premier livre. Dans le tout premier entretien que je donnais, on me demanda d’où je tenais ce nom étrange que l’on prenait pour un pseudonyme. Mais non, il est authentique, il vient de l’Oberland, et à Marignan-1515, date emblématique de l’histoire de France que tout écolier connaît avec 1789 et 52 avant J.-C., mes ancêtres de la lignée paternelle n’étaient pas du côté de François premier, mais dans les carrés suisses hérissés de piques. Relevant ce détail, pas plus de deux lignes d’un entretien qui couvrait toute une page, la presse helvétique s’emballa joyeusement, au point que l’ambassadeur de la Confédération, lors d’une soirée au consulat, signala dans son discours la présence de « notre Goncourt commun », ce qui me fit sourire, et m’émut un peu aussi.
Ce simple adjectif me fut une douce caresse aux racines, mais formait aussi un vif contraste avec ce que l’on me dit un jour à Paris : « C’est quand même merveilleux ce qui vous est arrivé, vous, un petit prof de province. » Le pire étant sans doute que celle qui m’avait dit ça, travaillant dans une grosse maison d’édition, pensait dire quelque chose de positif qui aurait dû me faire plaisir : prof et province, donc petit, c’était sans doute pour moi un sujet d’émerveillement que de goûter la gloire littéraire à Saint-Germain-des-Prés. En une phrase, je compris quelque chose de la France, à quoi je ne m’étais jamais heurté jusque-là, à l’abri de la petite case où je vivais. Alors face à cette société de statuts et de hiérarchie, à cette société de morgue qui garde, malgré les révolutions, une raideur aristocratique, l’accueil suisse, même un peu fantasmé, même plus ou moins rêvé, faisait du bien. Écrire ici, hébergé sur le web valaisan, est comme un remerciement.
La condition franco-suisse
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