LE PITCH On lui doit « Apostrophes » et « Bouillon de culture ». Il a été le premier non-écrivain élu à l’Académie Goncourt, avant de finir par la présider cinq ans durant. Il écrit, publie, joue sur scène. À 85 ans, Bernard Pivot incarne encore et toujours une littérature et une langue qu’il aura servies sa vie durant. Rencontre avec un Lyonnais pur sucre qui captive encore le Tout-Paris.
Son successeur à la présidence du Goncourt, Didier Decoin, affirme qu’il ferait un carton à la télévision s’il revenait avec son « Apostrophes ». Lui se dit « nettement moins sûr ». Des milliers d’internautes guettent au quotidien ses tweets drolatiques avec une adulation joyeuse, mais d’autres, tout aussi nombreux, l’accablent parce qu’il a accueilli jadis Gabriel Matzneff dans son émission. Bernard Pivot – que ça plaise ou non – est indissociable de l’actualité littéraire. Je l’ai reçu en Suisse voilà deux ans dans le théâtre que je dirigeais, pour son spectacle « Au secours ! Les mots m’ont mangé ! » Avec le ministre de la Culture de la région, nous lui avons fait découvrir nos vins, et, échange de bons procédés, il nous a gratifiés de mille et une anecdotes savoureuses sur le monde des écrivains et des éditeurs. Humour, culture, vivacité, humanité : tel est donc le Bernard Pivot que je connais.
Mais avant de le soumettre à la question dans son nid chaleureux de la rue Montenotte dans le XVIIe arrondissement de Paris, perché au sommet d’un grand escalier de bois échappé d’un vieux film anglais, et histoire d’évacuer les on-dit véhiculés par la Toile, j’ai revisionné en entier sa fameuse émission où Denise Bombardier disait son fait à Matzneff. Résultat : j’admire Pivot plus que jamais. Parce que ses émissions étaient des bijoux d’équilibre journalistique où chacun pouvait s’exprimer de façon détaillée. Ce numéro polémique nous offre ainsi une magnifique expression de la foudre divine et implacable grâce à une romancière québécoise, claire, précise, courageuse et hors milieu. Et le grand méchant loup se raconte, lui, d’une manière qui, pour celles et ceux qui ont deux grammes de raison raisonnable, le condamne sans appel. Bernard Pivot, c’est cela : une manière d’informer et de nous faire entrer dans l’âme des écrivains, qu’elle soit blanche, noire ou grise. C’est beaucoup, beaucoup plus difficile que de hurler avec les foules en colère.
Bernard, vous avez une actualité quotidienne que je guette, comme des milliers d’autres, bien plus jeunes que moi : votre ou vos tweets du jour… Vous avez même écrit un opus intitulé Les tweets sont des chats (éd. NiLV/Laffont)… Qu’est-ce qui vous a plu dans ce mode de pensée, d’écriture et de communication en 140 signes, au point de vous y astreindre chaque jour que Dieu fait ?
Bernard Pivot : Mon jeune ami, le tweet en 2020 se compose de 280 signes ! Ce qui est un progrès considérable quand on aime les mots. J’aime les choses gaies et concises. Je suis à l’aise quand il s’agit d’exprimer une réflexion complexe et de longue date avec peu de mots. L’essentiel est toujours suffisant, non ? Et puis, à 85 ans, j’avoue que jouer les tweetos constitue un exercice mental et de style qui est très précieux pour entretenir cette mémoire souvent indisciplinée. Un exercice qui n’exclut ni la malice ni quelques instants de grâce.
Derrière vos tweets, il y a une vraie philosophie. Quelque chose des maximes de La Rochefoucault, avec une dose de courage, de l’énergie, de l’espoir et toujours une certaine pudicité. Et même un je-ne-sais-quoi des Pensées de Pascal, avec une vision de l’humain entre grandeur et misère… J’exagère ou je suis dans le vrai ?
(Il éclate de rire.) La Rochefoucault ? Vous y allez fort. Mais dans le genre – maximes, pensées, aphorismes, dictons, réflexion – c’est une référence. J’aime particulièrement l’apophtegme, petit récit à valeur morale ou spirituelle. Le tweet est un art complexe : quand je regarde le soir venu s’il a plu à mes lecteurs, je me trompe souvent dans mes pronostics. Une sentence dont je suis très fier peut faire un flop, et une chose toute banale, franche et humaine, susciter l’enthousiasme de dizaines de milliers de gens. Il en fut ainsi de mon bref hommage dédié à Simone Veil lors de sa disparition. J’avais réussi tout simplement à résumer son immense humanité et tout l’attachement qu’elle m’inspire. (Réd. : son tweet : « Simone Veil, Simone veille, Simone éveille, Simone réveille, Simone Veil fit de sa vie de femme et citoyenne une merveille. ») Je crois qu’on apprécie le fait que je n’ai pas de tabou, mais que je l’exprime avec retenue.
« L’humour et la malice vous permettent de glisser sous le tapis les poussières désagréables de l’existence. »
Et puis, mais il s’agit là d’une constance qu’on retrouve dans vos émissions de jadis, dans vos livres, dans vos spectacles et dans vos conversations, il y a aussi le sourire et l’humour Bernard Pivot… C’est quelque chose d’important dans votre vie, dans la vie tout court ?
Une vie sans humour, c’est terrible, effrayant même. Parce que l’humour et la malice vous permettent de glisser sous le tapis les poussières désagréables de l’existence. L’humour, c’est le charme, les couleurs de la langue. La joie aussi. Et quel autre ingrédient permet de prendre du recul avec l’actualité ?
Il suffit de parcourir votre livre Au secours ! Les mots m’ont mangé (Allary éditions), ou de vous voir sur scène dans ce spectacle, pour se rendre compte à quel point vous avez la passion des mots. Vous racontez par exemple l’importance qu’ont eu dans votre parcours les dictionnaires. Or ceux-ci éliminent régulièrement des dizaines de beaux vieux mots et de locutions superbes pour les remplacer par des ajouts souvent discutables et sans rapport direct avec notre langue… Vous avez certes écrit 100 mots à sauver (éd. Albin Michel), mais peut-on encore vraiment se battre pour la défense du vocabulaire français ? N’est-on pas condamné à voir émerger une sorte d’esperanto francophone ?
Vous y allez fort ! Mais peut-être faut-il vraiment user de la provocation pour faire réagir nos auteurs ? Oui, il faut se battre pour nos mots faibles. Même quand ils sont jolis, ils passent sous les rouleaux compresseurs des nouveaux vocables anglo-américains coupables d’une véritable invasion. Je me suis battu récemment, à travers plusieurs articles, pour défendre, par exemple, « infox », mais le poids de la Toile et des médias nous impose sans grand espoir de retour cet horrible « fake news », désormais indéboulonnable parce que plus à la mode… Plus que jamais, je le dis haut et fort à tous les écrivains, il nous faut défendre une langue fragile et complète contre des ajouts qui l’appauvrissent ou la ridiculisent.
Un mot sur l’écriture inclusive que les politiciens politiquement corrects et les féministes s’efforcent de populariser…
Là, je suis plus optimiste. Les journaux résistent, les auteurs aussi. Seule l’administration nous pond désormais des textes en y recourant. La littérature saura bien se tirer de ce mauvais pas.
L’Académie française n’est-elle pas totalement dépassée par l’évolution de la langue ?
Mon cher, l’usage commun et populaire est bien plus rapide que toutes les académies. Je note toutefois que l’Académie française a eu le courage, s’agissant de la féminisation des métiers, des grades et des fonctions, de reconnaître qu’elle avait vingt ans de retard et qu’elle s’était trompée.
« J’ai toujours pensé qu’il fallait du recul pour apprécier la valeur d’un livre. »
Vous avez – ou avez porté – toutes les casquettes légitimes pour analyser l’état actuel de la littérature française. Certains auteurs la disent morte ou pour le moins à l’agonie. D’autres s’enthousiasment pour de nouveaux styles, de nouveaux personnages, parfois controversés. Où placez-vous personnellement le curseur ?
Notre littérature n’est ni exceptionnelle ni aussi mauvaise qu’on veut bien le dire. On n’a pas touché le fond. En fait, les deux jugements sont ridicules. J’ai toujours pensé qu’il fallait du recul pour apprécier la valeur d’un livre. Quand vous êtes au pied de la montagne, ou même sur cette montagne, comment voulez-vous en voir l’ampleur réelle ? Il faut savoir rester prudent et modeste dans ses goûts. Personne n’a vu venir Stendhal à part Balzac. Un livre s’autorise parfois des détours pour s’imposer au fil de l’histoire.
On assiste aujourd’hui dans l’édition à une petite guerre des Anciens et des Modernes, avec d’un côté des auteurs presque classiques, au style construit, foisonnant, et de l’autre, ce que les critiques appellent la littérature blanche, caractérisée par des phrases coupantes, provocantes, toujours courtes et sèches jusqu’à l’os. Entre les deux, votre cœur balance-t-il ?
Je sais que la critique aime les oppositions de style. Moi, je peux en revanche être très heureux dans un grand roman classique qui tient de la fresque, mais aussi m’ennuyer beaucoup. Je vais aimer une écriture sèche jusqu’à l’os ou alors m’en détourner parce qu’elle manque de souffle, d’authenticité et qu’elle n’est qu’un procédé.
Plusieurs grands éditeurs américains (mais on connaît certains de leurs collègues français dans le même cas) viennent d’admettre publiquement qu’ils avaient recours à des « sensitivity readers », autrement dit, des contrôleurs du politiquement correct, des censeurs… Un phénomène qui vous inquiète ?
Oui, bien sûr. Qu’on soumette à un avocat une enquête documentée ou la biographie d’un contemporain pour éviter mensonges et imprécisions, je puis l’admettre. Mais qu’un manuscrit marqué du sceau « roman » sur sa couverture finisse sur le bureau d’un juriste ou d’un censeur, cela me dépasse. La frilosité et les quêtes morales des éditeurs – et même de certains écrivains – ne sont pas très encourageantes aujourd’hui. J’irai même jusqu’à dire « inquiétantes » si on les compare à la grande liberté dont bénéficiait la littérature au XXe siècle.
Dans votre bibliographie, on trouve Oui, mais quelle est la question ? (éd. NiL), qui est une véritable déclaration d’amour au point d’interrogation, avec un personnage qui vous ressemble beaucoup. Est-ce que les auteurs d’aujourd’hui nous posent encore suffisamment de questions ? Vous, quelles sont les questions que vous vous posez ?
Poser des questions, c’est toute ma vie. Un métier que j’aime passionnément. J’ai toujours préféré les questions aux réponses, et j’en étais très heureux dans ma première vie. Et puis, avec l’écriture, la scène, j’ai bien dû m’habituer à un second rôle contraire à tout ce que j’avais été jusque-là et qui m’oblige à répondre à ceux qui viennent vers moi. Je m’y suis fait, non sans mal. J’aime bien vos questions, mais même vous, vous n’en posez pas que des bonnes. C’est compliqué une question. Moi, dans mes émissions, j’en préparais de fantastiques et elles ne donnaient rien, enfin pas toujours. Mais j’avais ma botte magique : le « c’est-à-dire ? » Voilà une question moche, bateau, et pourtant elle m’a permis d’obtenir de grandes choses parce qu’elle obligeait l’écrivain à se montrer plus clair, à fournir plus de détails, donc à s’approcher davantage de la vérité. Le bon journalisme passe par la simplicité.
« J’ai aimé être président du Goncourt. Mais j’ai surtout été fier d’être élu membre sans être un auteur reconnu. »
Vous venez de quitter le Goncourt dont vous fûtes le premier membre non-écrivain. Que vous reste-t-il de cette aventure et de votre quinquennat présidentiel ?
J’ai aimé être président. Mais j’ai surtout été très fier d’être élu membre sans être un auteur reconnu. Edmonde Charles-Roux m’a accueilli en me disant : « Tu sais – on se tutoie dès l’élection chez les Goncourt – nous t’avons choisi parce que tu es LE lecteur ! » La vérité me pousse à dire que si la gentillesse et l’humanité des jurés d’alors ont joué un rôle, il y a eu aussi beaucoup de chance dans cette élection.
On a tous en tête des moments de télévision incroyables qu’on vous doit : Bukowski, Nabokov, Soljenitsyne, Walesa, et tant d’autres. Quelle est votre plus belle rencontre littéraire ?
Il y en eut tellement ! Journalistiquement, pouvoir suivre durant vingt ans, de l’exil au retour, un géant comme Soljenitsyne fut une chance exceptionnelle. Nous avons fait quatre émissions ensemble. Il y eut aussi le tête-à-tête avec Marguerite Duras. Elle n’aimait pas la télévision et se méfiait de moi. Je voulais et j’ai tout fait pour la séduire. Il y avait une tension incroyable sur le plateau. Mais je pouvais très bien m’enthousiasmer pour d’autres personnages plus simples. Un Henri Vincenot, qui n’était pas un grand auteur à proprement parler, m’emballait avec son côté bourguignon, ses histoires de chasse et de nature. Mais posez-moi la question demain, je vous dirai à coup sûr autre chose…
Les télévisions, les radios et même la presse écrite abandonnent la littérature. Les libraires sont à l’agonie. Les lecteurs se font rares. Comment les écrivains vont-ils survivre ?
Je sais que le public et les auteurs ne le croient pas, mais les éditeurs font leur job. Ils trient, ils lisent chaque manuscrit qu’on leur adresse, pour autant que ce ne soit pas du charabia. Ils font tout pour ne pas passer à côté de la nouvelle Françoise Sagan, pour dénicher des jeunes prometteurs ou des talents inattendus… Je suis convaincu que, comme autrefois, le livre est – et restera – le moyen d’expression des hommes importants, des hommes qui comptent. Le livre vous ouvre les portes de la télévision, de la radio, de la presse, de tous les nouveaux médias. Je ne suis pas inquiet pour le livre, en revanche, j’ai bien peur que le support papier soit en bout de course. Il y a tellement d’autres manières de lire désormais dans le monde numérique…
Sur l’Internet, un de vos textes fait fureur, réapparaît sans cesse : « Vieillir, c’est chiant ! », avez-vous dit et écrit… Avez-vous l’impression d’avoir ainsi résumé l’essentiel ?
C’est un court extrait tiré des Mots de ma vie (éd. Albin Michel). J’ai utilisé « chiant » car il s’agit d’un mot énergique, porteur de joie et d’humour. Je vous l’apprends, je vais sortir bientôt, au mois de mai juste après mes 85 ans, un petit livre de deux cents pages où j’explique et je développe mon point de vue sur la vieillesse. Apparemment, c’est un sujet où les lecteurs semblent m’attendre. Après tout, pourquoi pas ?
« Lire est une exigence saine qui m’oblige à rester dans l’actualité. »
Aujourd’hui, seriez-vous par hasard fatigué de lire, ou cela reste-t-il une activité incontournable de vos journées ? Qu’avez-vous lu de bien ces derniers temps ?
Mais c’est formidable de lire ! Fatigué ? Jamais de la vie. Et puis je le fais encore comme un professionnel grâce à ma chronique littéraire dans le « Journal du Dimanche ». C’est une exigence saine qui m’oblige à rester dans l’actualité. Tenez : lisez Le Charlatan d’Issac Bashevis Singer (éd. Stock) ! C’est formidable, cette verve inouïe du conteur juif, ce sens du récit drôle et cruel. Dans le roman français, je ne vais pas me montrer très original, je dirai : Jean Echenoz avec son dernier livre, Vie de Gérard Fulmard (éd. de Minuit), une imagination débridée, une fantaisie rare, et quelle langue admirable !
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
Voltaire… (Il rit.) D’abord parce qu’il a vécu très vieux… Regardez ma bibliothèque ! Il y a la paroi de La Pléiade ! Et dedans, treize volumes de Voltaire juste pour sa correspondance. J’y ai même trouvé en cherchant bien le passage où il racontait boire du Beaujolais. Souvent, je quitte ce canapé, je me lève et je lis deux ou trois lettres de Voltaire. J’aime le sourire voltairien, l’intelligence de Voltaire, son courage aussi… J’aurais tant voulu l’interroger sur mon plateau, et pourquoi pas, le faire dialoguer avec Rousseau. Montaigne aussi m’aurait enflammé.
Le livre qu’il faudra glisser dans votre cercueil ?
Un Petit Larousse, parce qu’il n’y aura pas la place d’y mettre le Grand.