
LE PITCH Il a rêvé d’être juré du Goncourt : il l’est devenu. Comme tous les écrivains, il voulait en obtenir le Prix : il l’a eu en 1977, avec John l’Enfer (éd. du Seuil). Après en avoir été le secrétaire général, il vient de succéder à Bernard Pivot dans le fauteuil présidentiel de l’Académie. Rencontre chez Drouant, restaurant chéri des Goncourt, avec l’écrivain Didier Decoin, à qui l’on doit une cinquantaine d’ouvrages tous plus remarquables les uns que les autres : romans, essais, scénarios de cinéma et de télévision, pièces de théâtre.
Président, vous avez une sacrée histoire. Enfant, vous rêviez d’être juré Goncourt : vous l’êtes devenu et vous avez votre rond de serviette chez Drouant depuis un quart de siècle. En 1977, avec votre neuvième roman, John l’Enfer, vous l’avez reçu. Et là, en ce début d’année, vous reprenez le flambeau de la succession Pivot : vous voici président de l’Académie. C’est fou, non ?
Didier Decoin : Toute mon enfance, j’ai rêvé de deux choses : le Goncourt et le cinéma de mon père, Henri Decoin. Mes parents étaient très amis avec l’essayiste et critique Gérard Bauër, qui était le petit-fils naturel d’Alexandre Dumas et fut également l’assistant de Georges Clemenceau à « L’Aurore ». Or Bauër siégeait chez les Goncourt. Entrer à l’Académie est donc devenu très vite pour moi un des buts de ma vie. Dans ma tête d’enfant, puis d’adolescent et de jeune homme, ce nom même était indissociable de la chose littéraire. Il était la littérature. Cela dit, c’est très étonnant, mais malgré cette volonté précoce, mon parcours avec le Goncourt – même si j’en suis très fier – est d’abord dû à une succession de hasards.
Depuis Jean Carrière et Le Prix d’un Goncourt, on sait – et plusieurs récipiendaires l’ont confirmé – que l’après-consécration est parfois très difficile… Vous, comment avez-vous vécu le couronnement de John l’Enfer et la reprise ensuite du cours de la vie ?
L’histoire de Carrière est tragique. Trois ou quatre jours après son couronnement, alors qu’il part en tournée, il perd son père. Au plus profond de son être, il associe alors le Goncourt à un chagrin immense et même à une malédiction. Bien sûr que les miracles de ce bandeau rouge apposé sur la couverture de votre livre peuvent bouleverser un auteur et changer le cours de sa vie. Ma chance, c’est de l’avoir préparé, ce Goncourt. D’avoir planifié l’après. Si on réagit simplement comme une poule qui aurait trouvé un couteau sous ses pattes, les lendemains risquent d’être difficiles. Dès les sélections, moi j’ai pensé à Aladin et aux trois vœux que nous offre parfois le génie de la lampe magique. Je savais parfaitement ce que je désirais et que je n’aurais jamais pu faire avant. Je voulais faire un premier film, ce qui n’intéressait personne : le Goncourt a convaincu le premier patron de télévision que j’ai croisé après le prix. Pas un directeur de théâtre ne lisait mes pièces alors que je rêvais d’en monter une : le Goncourt m’a ouvert toutes les portes et l’on m’a joué.
Comment expliquer le Goncourt à quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler ?
Le prix a plus de cent ans, mais on peine toujours à en décrire la magie. Le Goncourt a un impact énorme, inimaginable. Mais ce serait trop facile de dire qu’il couronne les meilleurs livres, car ce n’est tout simplement pas vrai. En fait, cette institution réalise une adéquation surprenante et irracontable entre un auteur qui a envie d’écrire, vraiment, et des lecteurs qui ont envie de lire, vraiment… Hervé Bazin, qui a présidé notre Académie, disait que le Goncourt ne récompensait pas forcément les meilleurs livres, mais plutôt celui qui, à un moment donné, était le plus fascinant pour la société. Je trouve ça très juste : un Prix Goncourt, c’est d’abord le hic et nunc, le « ici et maintenant », ce qui nous passionne dans l’instant présent de nos préoccupations sociales. On peut donc le résumer comme un phénomène de société.
Vous avez été journaliste, homme de télévision, défenseur professionnel des auteurs : cela vous a valu la réputation de touche-à-tout passionné et passionnant. La définition vous sied-elle ?
(Il éclate de rire.) Touche-à-tout, c’est un peu péjoratif, non ? Allez, je prends quand même parce que vous y avez ajouté la passion qui est une donnée fondamentale et très authentique dans ma vie. Je ne pourrais pas vivre sans passion. J’ai besoin de me passionner. Pour tout. Pour rien. Ce que j’aime le plus, c’est changer. En ce sens, je suis très français. J’aime les menus interminables composés d’une multitude de plats aux goûts très différents et très marqués. Je rêve beaucoup mais mes rêves ne sont jamais cohérents : ils sautillent. Oui, il faut que ma vie sautille sans cesse. Et elle doit le faire pour que je sois heureux.
« Le fait divers, c’est la Comédie Humaine. C’est Balzac en plus abject. »
Didier Decoin
Vous êtes l’auteur de La pendue de Londres (éd. Grasset). On vous doit un Dictionnaire amoureux du fait divers (éd. Plon). Étonnant non, pour quelqu’un qui représente le nec plus ultra du monde intellectuel parisien ?
Mais non ! Le fait divers, c’est notre monde. Sordide. Sanglant. Très drôle aussi. C’est le reflet de notre folie et de l’inattendu qui se manifeste si souvent dans notre société. Je ne sais pas ce qui va se passer en sortant d’ici. Je ne sais pas avec qui je dînerai, ni de quoi nous parlerons. J’ignore ce qui se passera ensuite. Qui sait ? Peut-être serai-je victime d’un accident ou d’une attaque violente ? L’inattendu m’excite. Le fait divers, c’est la Comédie Humaine. C’est Balzac en plus abject.
La mode du Japon est cyclique dans la peinture, le cinéma et la littérature. Vous êtes un connaisseur unique de cette culture si particulière, comme en atteste votre roman Le bureau des jardins et des étangs. Donnez-nous donc une bonne raison et quelques conseils pour découvrir et chérir le Japon ?
Le Japon, il ne faut pas y aller tout de suite. Il faut d’abord le lire. Attention, je ne vous parle pas ici d’un Routard ou d’un Michelin. Lisez Yasunari Kawabata ! C’est un maître du beau, de la solitude et de la mort. L’un des plus grands Prix Nobel de littérature. Son œuvre m’a permis d’accéder à beaucoup de secrets de l’âme japonaise. Chez moi, j’ai un très beau portrait de Kawabata à l’encre de Chine derrière mon bureau. Je le sens qui me regarde quand j’écris. Je lui parle parce que je suis convaincu qu’il me lit dans mon dos : « – Maître, est-ce que mes esquisses valent seulement quelque chose ? » À peine ai-je posé ma question que je me remets au travail jusqu’à ce qu’enfin, je l’entende me dire : « – C’est correct. Ça peut aller ! »
Vous avez été un auteur prolifique pour la télévision – je ne citerai ici qu’un exemple des plus parlants : la saga du Comte de Monte-Cristo. Mais aujourd’hui, dans toute la francophonie, les télévisions, privées comme publiques, tournent le dos aux écrivains. Cela vous inquiète-t-il ou y a-t-il encore des raisons d’espérer ?
La télévision, les auteurs y auront toujours accès à travers leurs textes ou leurs scénarios. Mais pour répondre plus clairement encore à votre interrogation : je m’inquiète effectivement beaucoup. La littérature à la télé, c’est le Sahel, la Sibérie. Plus personne n’y parle vraiment de la littérature ni n’informe correctement les téléspectateurs au sujet des écrivains et de leurs créations. Pourtant, c’est simple et ça ne nécessite pas de gros budgets : un homme, un livre, un autre homme. François Busnel le fait à « La Grande Librairie », mais c’est très insuffisant. Je crois que si Bernard Pivot revenait aujourd’hui avec « Apostrophes », il ferait immédiatement des audiences incroyables. Il y a un tel manque.
Le cinéma est omniprésent dans ce qu’on appellera avec un clin d’œil votre itinéraire d’un enfant gâté : vous êtes le fils d’Henri Decoin, un des plus grands cinéastes des années 40-50 ; vous avez travaillé avec des Marcel Carné, des Henri Verneuil ou Maroun Bagdadi, avec qui vous avez décroché un prix spécial du jury à Cannes pour « Hors-la-vie ». Quel rôle joue aujourd’hui le cinéma dans votre vie ?
Un rôle énorme et plus encore. Toutes les nuits, je regarde au moins deux ou trois films. J’ai une très bonne installation, à la hauteur de ma passion pour les images. Parce que les images, c’est comme le sommeil : j’ai besoin de ma ration quotidienne, sinon je me sens patraque, j’ai l’impression d’être incomplet. Le cinéma me fait rêver, toujours, et il me donne des idées. Un décor, un habit, une ambiance. Un halo de brouillard autour d’un réverbère, c’est peut-être le point de départ d’une scène pour mon prochain roman.
Vos goûts cinématographiques ? Un film fétiche ?
J’ai un faible pour les vieux films en noir et blanc. J’ai revu « Douze hommes en colère » (1957) de Sydney Lumet un nombre incalculable de fois.
Ce fut écrasant ou ce fut une chance d’être le fils d’Henri Decoin ?
Une chance. Que dis-je, plus qu’une chance : un bonheur ineffable ! Papa m’a offert une enfance qui fut en fait une succession de contes. Il racontait des histoires au cinéma, et à moi aussi, il me racontait des histoires. Avec lui, j’étais dans le cinéma permanent. Je lui dois une chose très importante qui m’a permis de grandir comme homme et comme écrivain. Il avait une araignée au plafond, comme on dit, et il l’avait domptée. Oui, c’est ça qu’il m’a appris : gérer l’imaginaire dans ce qu’il a de plus débordant.
« Les Japonais, mieux que quiconque, ont compris que le chat est un homme comme nous. »
Didier Decoin
Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ? Le livre que nos lecteurs ne doivent manquer sous aucun prétexte cet hiver ?
J’ai découvert récemment une sous-famille captivante dans la littérature japonaise et je dévore tout ce qui s’y rapporte : il s’agit des auteurs qui placent le chat au centre de tout. Le chat héros, le chat personnage secondaire, le chat décor, le chat ambiance. Je pense ainsi à Hiraide Takahashi, Le chat qui venait du ciel (éd. Philippe Picquier), un roman touché par la grâce. Les Japonais, mieux que quiconque, ont compris que le chat est un homme comme nous. Le chat partage chacun de nos sentiments. Alors toute leur culture est basée sur le chat.
Vous avez cette relation particulière non seulement avec les chats, mais aussi avec Venise, que vous auriez construite, dites-vous, si on vous avait demandé d’imaginer une ville… Vous avez donc lié les deux dans un livre : Plus un chat (éd. Chêne)…
Je ne suis pas fier de tout ce que j’ai écrit. J’ai même oublié certaines choses… Mais ce livre-là, mon cher, je l’aime passionnément. L’eau calme et lisse d’un canal où se mire un chat, c’est un peu mon idée de la perfection. J’ai aussi un point commun avec les félins : je suis un écrivain des odeurs, un raconteur de l’olfactif. À Venise, les couleurs sont rares, mais les parfums uniques !
Comment se porte la littérature française en 2020 ?
Aïe ! Soyons honnêtes : je suis d’un naturel très optimiste, je ne regarde jamais les chiffres de vente du secteur et je n’écoute guère plus les témoignages apocalyptiques des acteurs de l’édition. Il y aura toujours des gens pour écrire et des gens pour lire. Cela étant dit, on ne peut pas prétendre qu’on connaît – surtout qualitativement – nos meilleures années. L’avenir, c’est la jeunesse ! À ce titre, le succès du Goncourt des Lycéens que nous parrainons est incroyable. Chaque année à Brest, ce sont 2000 jeunes qui se réunissent avec leurs professeurs de français, 2000 jeunes qui ont lu quinze bouquins en deux mois, certes après avoir râlé, mais qui, en fin de compte, deviennent des relais enthousiastes de la littérature. Lors de la remise du dernier Prix, après une lecture sur scène, j’ai chronométré une standing ovation pour un auteur à plus de huit minutes. Ça me rassure : non, la littérature n’est pas tout à fait morte !
Plusieurs grands éditeurs américains (mais on connaît certains de leurs collègues français dans le même cas) viennent d’admettre publiquement qu’ils avaient recours à des « sensitivity readers », autrement dit, des contrôleurs du politiquement correct, des censeurs… Un phénomène qui vous inquiète ?
Beaucoup. Vous avez raison : les censeurs du politiquement correct, ça existe en France aussi ! Ce qui est en train de se passer est à peine croyable : la liberté de l’écrivain est clairement menacée. On lynche à tour de bras. À nous de résister, mais la pression est très forte.
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
Sans hésiter : Victor Hugo ! J’aurais aimé écrire tout ce qu’il a écrit. Je ne suis pas très impliqué en politique, mais j’aurais voulu avoir son action sociale, son engagement. Parfois, je me dis que mes idées politiques valent bien celles des responsables actuels. Et peut-être même qu’elles sont meilleures parce que j’ai la passion et un vrai intérêt pour l’humain et les difficultés qu’il rencontre aujourd’hui.
Le livre qu’il faudrait glisser dans votre cercueil ?
Dans mon cercueil ou sur une île déserte, je choisirais la Bible. Avec le Nouveau Testament. C’est le livre le plus riche de l’histoire, celui qui nous réserve le plus de surprises. Je ne me lasse pas. Il a réponse à tout.