Ça monte petit à petit, le matin, quand tu es encore au lit. Tu te lèves en te disant que, tôt ou tard, tu dois changer cet oreiller. Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, est là dans son coin, dans ta cuisine, il attend son moment. Il ne va pas rater cette occasion. Il sent que tu commences à t’en douter, à craindre la vie. Il te regarde et il fait un geste qui semble vouloir t’accompagner dans ton vol par la fenêtre. Il ira seulement te pousser gentiment sur le dos avec la main gauche, pendant qu’avec la droite, il t’aide à te soulever par la ceinture du pantalon. Il ne va pas le faire sans ton consentement cette fois-ci. Il veut qu’il y ait une harmonie d’intentions, car passer tout ce temps ensemble lui a appris des choses sur ton esprit bourgeois et sur ton inutile intimité. Il répète son geste presque jusqu’à dire : « Allez-y, Monsieur, c’est le bon moment ce matin, il fait gris et froid et à part la révolution, le reste ne semble pas faire de sens. »
Tu regardes Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, toujours dans son coin, tu es surpris un instant par son geste accueillant et tu as presque envie de lui donner raison, de l’accompagner dans son entreprise révolutionnaire, mais tu hoches la tête vite et sans lui donner satisfaction : pour qu’il y ait une révolution, il faut d’abord monter dans l’échelle de la société, de l’intelligentsia, de la violence, il faut revenir au monde avec l’annonce d’un changement et d’un avenir, et être prêt à la catastrophe. Et en plus, tu habites encore au rez-de-chaussée. Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, resserre les bras sur sa poitrine et se renferme à nouveau dans l’idéation de ses plans de défenestration de cet homme qui ne veut pas apprécier la beauté d’un geste définitif et révolutionnaire et qui se contente de la médiocrité de son deux-pièces au rez-de-chaussée et de l’argent des services sociaux. Qui se contente d’être asservi au pouvoir de cet État qui ne reconnaît pas la beauté.
« Il faut se raser : c’est très mental de se raser. »
Je vois tout ça, mais ce n’est qu’un instant, juste le temps que vos regards se croisent à nouveau, et tu lui fais comprendre que courage, dai (tu changes de langue et d’intonation pour faire un petit hommage à sa culture et à son amour pour les gens d’ailleurs), on va le faire une autre fois, c’est promis. Aujourd’hui, il y a autre chose en priorité. Café, il faut le café, après le café, ça devient un peu plus clair. C’est comme une légère lourdeur sur le sternum. Tu le masses un peu. Tu as fait les exercices de respiration ou pas ? Il faut se remettre à nager, tu vois. Même si avoir les oreilles mouillées tout le temps, c’est du shit. Ça doit être un truc que tu as mangé hier soir. Tu bois du jus d’orange allongé au gingembre, ça va te faire avaler ce qui est resté bloqué du dîner et booster ton système immunitaire. Mais rien. Tu es encore un peu dérangé. Ça va disparaître quand tu arrêteras d’y penser.
Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, voudrait te suggérer qu’il n’y a rien qu’une bonne révolution et une bonne défenestration – surtout au petit matin – n’arriveraient pas à régler. Bon, tu penses « Là, arrêtez et fichez-moi la paix, mec ! » en ne lui accordant même pas un brin d’attention. Tu t’occupes de tes trucs quotidiens : une bonne douche, ça va te libérer de ce poids et de ce sentiment. Tu n’as pas bien compris si c’est physique ou mental, mais bon, « rejoignons le physique et le mental ». Il faut se raser aussi : c’est très mental de se raser. Et s’habiller également : c’est très physique et mental à la fois de s’habiller. Tiens, tu as des taches sur le pantalon. Tu penses à qui, quand et pourquoi ces taches, et si elles ne disent pas quelque chose de plus sur la gestion de ta vie. Mais finalement ce n’est pas grave, ça va aller. Tu décides de repasser tes chemises, après deux mois où tu n’as rien foutu du côté repassage. Après la troisième chemise et avec la vapeur et de la vapeur partout, tu regardes dehors : ça a été beau. Qu’il y avait un sens à faire ce que tu as fait – et sans même le besoin de se défenestrer ou de se faire défenestrer.
« Chaque nœud de cravate de banquier qui revient à son poste serre de plus en plus ta gorge. »
Okay, il n’y a pas eu une révolution – pas encore dirait Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina – mais il faut donner du temps au temps pour que la révolte se fasse. Car la révolution est toujours là-bas, sous-jacente, mais l’important, c’est d’arriver à saisir l’occasion, quand le moment est le plus propice. Tu es un peu ému en regardant les manches de tes chemises mal repassées. C’est ça la vie : malgré tes efforts, il te reste toujours des manches mal repassées. Tu entends le ronflement de ton hôte dans la cuisine. Vivre la révolution par la pensée l’excite de plus en plus ces derniers mois, mais en même temps, ça l’épuise de plus en plus, par l’intérieur. Ça le ronge lentement. La révolution, comme la vie qui n’a jamais été vécue, use l’esprit, et le corps va le suivre dans cette usure.
C’est bizarre, ce sentiment qui oscille entre physique et mental est encore là. Que faire ? Pourquoi aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu reviens dans la cuisine pour te faire un deuxième déjeuner parce que c’est toujours plus drôle que le repas de midi, plus encore si ton hôte dort, rêve la révolution et ne t’invite pas à te lancer. Ça donne de l’espoir, une nouvelle chance. Ensuite, tu ouvres l’Internet. Tu vois l’enthousiasme des gens pour le retour à la normalité. Tu lis tout ce que tu peux lire, et tu entends cette bourgeoisie violente et vulgaire se faire de la place en toi, se diffuser maintenant partout, ton sternum l’a propulsée dans les domaines les plus lointains de ton corps, jusqu’au dernier petit doigt de tes pieds, jusqu’au dernier frémissement neuronal de ton cerveau inutile et riche en craintes et en doutes. Tu penses que voilà, ça doit être ça, ces gens heureux de retourner faire ce qu’ils faisaient avant – mais qu’est-ce qu’ils faisaient avant de tellement incroyable ? Qui se relancent la balle. Vas-y, fonce, c’est le moment de tout rattraper ! Il faut recommencer, faire tourner la machine. « Tenez, regardez ce que j’ai trouvé sur mon bureau ! J’avais oublié mon café, ah ah ah, c’est trop marrant ! Ô les collègues de travail ! C’est trop sympa de se retrouver à nouveau toutes et tous ensemble dans le système capitaliste, dans cet énorme engrenage qui nous tue petit à petit, tout en nous accompagnant avec plein de musiques drôles et de bons sentiments banals et vides. Et on veut tout savoir, tout-tout-tout ! » , « Et vous avez fait quoi durant ces mois ? », « Ah t’es trop marrant Antoine, t’es bronzé, ça se voit ! Tu profites de ton jardin, n’est-ce pas ? », « Sacré Antoine ! » Toi, tu es horrifié : tu jettes un regard rapide et furtif à Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, en espérant qu’il n’aura pas vu tout ça. Il ne pourrait pas tenir, ça serait le coup de grâce à son moral, toujours jeune, toujours révolutionnaire, toujours vivant – malgré tes continuels désistements à passer le seuil de la fenêtre. Mais il n’a rien vu. Qu’il persiste dans ses ronflements et ses rêves – au moins lui. Les larmes frangent sur tes yeux en brisant toutes tes lignes de défense. Chaque cours de yoga dans le parc, chaque groupe de méditation en plein air qui reprennent avec une ardeur et une nouvelle croyance dans le bonheur du monde et dans la mère terre, c’est un coup des plus durs à ton esprit. L’eau salée désormais envahit tes lèvres.
Chaque entreprise, chaque personne, chaque monde et classe sociale qui recommencent à produire des objets inutiles, moches, stupides, sans style, sans beauté ni passion, chaque substitut transitionnel remplissant le vide des esprits sont une attaque directe à tes mains qui n’arrivent plus à stopper l’inondation qui désormais te force à boire l’eau de chagrin. Chaque nœud de cravate de banquier qui revient à son poste – derrière la caisse, côte à côte avec Antoine, sacré Antoine – serre de plus en plus ta gorge. Chaque marché à relancer, chaque initiative pour retrouver « notre économie », chaque proposition pour aider la production et se cacher le monde, pour se cacher au monde, sont autant de directs à ton estomac qui poussent les vagues à sortir avec de plus en plus de force. Chaque opinion, chaque intello, chaque professeur, chaque savant, chaque mot sage, chaque bienveillance relancée à travers les océans depuis les salons et les bureaux les plus solides pour s’accrocher durant les naufrages d’une civilisation, chaque volonté de se parler pour comprendre ce qu’il faut faire pendant que les ondes sont déjà dans les têtes des plus abrutis et des plus dépourvus de mots et de refuges, font grossir la mer salée qui désormais explose et te fait sangloter sans pudeur comme l’animal que tu es.
« Comme si la baleine de la révolution avait frappé contre la coque du bateau de la conscience… »
Rien n’a changé, sinon en pire. Et le refoulement est devenu de plus en plus fort. De plus en plus dominant. L’oubli s’est réaccaparé le territoire de la conscience du présent et le marché de la production du nouveau à tout prix. Enrico Matteo, Comte de Thurn-Valsassina, se réveille d’un coup, comme si la baleine de la révolution avait frappé contre la coque du bateau de la conscience et que les flots de l’océan de l’histoire affolaient les esprits. Désorienté, il tourne le regard à droite et à gauche, vite, pour regarder si la fenêtre est bien ouverte, large sur le monde et la révolte, et toi, tu es prêt pour le grand saut. Puis il souffle fort – d’impatience – en te regardant immobile, les bras couvrant les yeux noyés de sel, et le coude qui ressort. Il n’y a plus les hommes indispensables. Il faut saisir l’occasion, rester alerte, comme la sentinelle en haut d’un voilier annonce la terre. Il te regarde, et là, vous êtes d’accord pour la première fois depuis votre rencontre, après tous ces essais pour te faire voler, dehors, et t’envoyer explorer le monde de la révolte, reprendre ta vie dans tes mains et que cela fasse du sens, finalement.
La révolution attendra encore un jour.