Jérémie n’avait pas eu le choix. À quatorze ans, il allait devoir une fois de plus accompagner ses parents pour les vacances d’été. Un genre de contrainte due à son âge, mais qui de toute manière ne lui apparaissait pas comme une pénitence complète. Il faudrait bien être quelque part à ce moment-là. Et l’adolescent n’avait pas l’âme d’un frondeur en quête d’autonomie. Il serait plutôt l’un de ces garçons flegmatiques et indéterminés qu’un jugement expéditif pourrait sanctionner d’inconsistance. Son aspect quelconque, son regard obreptice, son air irrésolu, sa façon de s’escamoter des conversations… Alors pour l’émancipation estivale, on verrait plus tard. Peut-être l’an prochain, se grisa-t-il un instant dans un sursaut d’intrépidité. Si d’aventure il recevait de la part d’amis une proposition d’expédition en bande, par exemple, ou une invitation à participer à un Camp découverte. Quelque chose dans ce goût-là.
Si, d’ici là, il se faisait de vrais amis.
En attendant on irait donc, selon une tradition familiale établie, «transhumer du côté de l’Atlantique», comme disait son père. Ce qui impliquait concrètement, pour Jérémie et ses parents, de traverser la France d’est en ouest à l’intérieur d’une Volvo 850 break au coffre saturé d’affaires méticuleusement agencées, au toit chargé de petit matériel nautique, à la couleur assez proche de celle des eaux d’une station d’épuration.
En général, le voyage reproduisait un schéma identique d’une année à l’autre. Une morphologie précise du déplacement s’était pour ainsi dire dessinée dans l’espace depuis 2011, quasiment un concept, que seul un événement à caractère exceptionnel serait capable d’altérer.
Itinéraire : depuis l’Alsace, le trajet par l’A31 puis l’A10 avait toujours été privilégié à celui par l’A35 et l’A36 dans la mesure où le premier permettait, à en croire les indications de Google Maps, de gagner sept minutes sur le temps de parcours. Le père de Jérémie, comptable dans un cabinet d’audit, estimait que ce n’était pas négligeable quand il fallait être sur la route pendant 8h34. Par ailleurs, outre la météo, il étudiait immanquablement la question des travaux en cours sur les tronçons qu’ils allaient emprunter, histoire d’anticiper les mauvaises surprises et d’évaluer au mieux, pour leur confort psychologique, les obstacles qui étaient susceptibles de se dresser contre la structure toute personnelle de voyage monomythique qu’il avait conçue à l’intention de sa famille. En 2017, un accident survenu à la hauteur de Nancy les avait obligés à quitter l’autoroute et à prendre une Nationale sur près de 50 km avant qu’ils puissent à nouveau rejoindre la voie rapide. Un incident qui les avait passablement contrariés, lui et son épouse. Par bonheur, ç’avait été le seul pépin vraiment désagréable qu’ils aient affronté en dix ans. Un peu plus tard, ils avaient appris par les nouvelles diffusées à la radio que le crash de Nancy avait coûté la vie à six personnes, dont quatre enfants. Une information qui avait quelque peu tempéré leur agacement. Si des cadavres se mettaient en travers de leur chemin, ils pouvaient accepter l’idée que leur routine soit enrayée. Sinon, non.
Repos et subsistance : la mère de Jérémie se chargeait depuis toujours des tâches de logistique plus triviales. En tant qu’assistante administrative à mi-temps à la mairie de Sélestat, elle avait en toute objectivité une certaine expérience de l’exercice. Sur son impulsion, on s’arrêtait aux mêmes aires d’autoroute au même moment du protocole routier, à quelques minutes près. On tirait les bouteilles d’eau en glacière et les victuailles du coffre, toute une panoplie de sandwiches, salades de carottes et au thon, des chips Brets au fromage du Jura, et on allait s’installer à des tables en bois garnies de bancs, traitées autoclave et disposées à l’écart du restoroute sur un espace de pelouse râpeuse plus ou moins ombragé. En espérant qu’elles ne seraient pas déjà colonisées par une phalange de Hollandais lactescents ou de solides Lettons en maillot de corps. Que cette circonstance se présente et l’on déployait alors un kit pliant de table et chaises mobilisées en renfort dans ce cas de coup dur. Après le repas, le père s’accordait une sieste de 14 minutes dans la Volvo, siège conducteur incliné, pendant que Jérémie et sa mère allaient se dégourdir les jambes à l’intérieur de l’édifice de béton qui abritait sur l’aire un restaurant spacieux à l’allure de cafétéria ainsi qu’un shop, sans jamais rien acheter. Systématiquement, les trois arrêts qu’ils effectuaient ainsi entre leurs points de départ et d’arrivée duraient chacun 40 minutes montre en main. Jérémie, lui, appréciait secrètement cet intermède d’immobilité. Sans trop savoir pourquoi, il était littéralement fasciné par l’improbable brouhaha silencieux qui régnait dans ces périmètres de ruche où transitaient tant de gens qui ne se connaissaient pas et qui n’avaient rien à se dire.
Dialectique : en ce qui les concernait eux, Jérémie et ses parents n’étaient pas non plus très diserts. À vrai dire, l’état de concentration du père au volant laissait peu de champ à, mettons, des causeries fantaisies. Pour autant qu’il ait été dans leur nature de s’y laisser aller.
Par conséquent, la mère écoutait distraitement la plupart du temps une station qui distillait, presque en sourdine, des plages musicales entrecoupées d’infos en tous genres. Ou alors elle somnolait, la tête droite et les yeux clos, les mains posées l’une sur l’autre au rebondi de son abdomen. Une posture de défunt dans son cercueil. À l’arrière, Jérémie alternait les activités de façon à s’occuper l’esprit et rester en contact avec lui-même, pratiquement. Équipé d’Airpods, il se plongeait sur son Smartphone dans des jeux d’arcade en ligne, ou patrouillait d’une vidéo à l’autre sur YouTube. À d’autres moments, il profitait du ronron de sa bulle climatisée pour réviser ses cours d’informatique en vue de la rentrée. Une branche dans laquelle il avait montré des compétences tout à fait prometteuses.
Une seule fois la conversation s’était quelque peu emballée. À propos de l’accident de Nancy, justement. Les précisions morbides et néanmoins factuelles qu’avait apportées la journaliste au sujet de la collision entre un bus VW et un camion de livraison de gaz propane avaient déclenché dans leur cerveau un mécanisme de visualisation de la tragédie. Le choc. L’explosion.
Les passagers du bus prisonniers de leur carcasse et calcinés comme des rôtis… Le père et la mère de Jérémie avaient convenu qu’il s’agissait là d’une horreur et avaient échangé en hochant la tête des considérations à la fois empathiques (pour les victimes) et douloureuses (sur la fragilité de la vie). À un moment, Jérémie était intervenu pour dire qu’il aurait bien aimé voir ça. Sa mère avait juste eu un claquement de langue sec pour lui signifier qu’elle désapprouvait ce type de commentaires. Il aurait aimé expliquer qu’il ne voulait pas parler des gens brûlés, seulement de l’explosion, mais il s’était retenu parce que ce clapotis de langue impérieux lui avait coupé le sifflet. La conversation s’était ensuite éteinte comme une braise à court d’oxygène. N’empêche, ça leur avait offert 25 minutes de communication, cette affaire-là.
Les vacances des quatorze ans de Jérémie n’allaient pas, jusqu’au fatal vendredi de la première semaine, faire de l’ombre à celles des années précédentes. Elles n’auraient rien à leur envier non plus.
Tout s’était déroulé dans le respect des habitudes, à travers une série d’occupations de la période qui semblaient relever du rituel, voire du réflexe auto-conditionné, et qui répondaient à des critères bien définis en matière de logement, de nourriture et de loisirs.
Arrivés en Charente-Maritime à l’heure prévue, on avait pris possession du bungalow Super Mercure loué au camping La Coulumière de La Tremblade. C’était une construction d’une trentaine de mètres carrés avec deux chambres et salon de jardin, à toit double pente tuilé, bardage PVC et double vitrage, posée sur une parcelle en fond de site, à l’orée d’une forêt de pins.
De ce QG étaient lancées toutes les opérations de la journée, quasiment immuables elles aussi. On prenait le petit-déjeuner sur la terrasse couverte (une composition de baguette et viennoiseries accompagnées de confitures, café et jus d’orange, rien de trop moderne), avant de se déplacer vers la piscine extérieure chauffée du camping où l’on restait à temporiser, étendus sur des transats, jusqu’en début d’après-midi. En principe, il fallait peu de temps pour que le père de Jérémie ne retombe là dans un sommeil muet que la mère n’interrompait jamais, immergée le plus souvent dans la lecture des polars de Ken Follett ou de Jo Nesbo. De son côté, il arrivait à Jérémie d’oser trimbaler son organisme depuis leur position un peu retirée sur l’esplanade et d’aller se couler dans le bassin toujours excessivement fréquenté à son goût. Une fois son carré d’eau acquis, il s’y mettait alors dans la situation du «caïman à l’affût», uniquement parce que ça l’amusait.
Vers 14 heures, ayant fait l’impasse sur le déjeuner, même si on s’autorisait l’éventualité d’un brunch léger en cas de fringale, ils reprenaient la Volvo et allaient visiter la région, des endroits que, naturellement, ils avaient déjà arpentés mais qu’ils semblaient affectionner. Oléron. Royan. Saint-Palais-sur- Mer. Ils en aimaient particulièrement en bord de mer la lumière encore combustible qui annonce le crépuscule, son contraste avec celle de l’Alsace, plus inexpressive. Enfin, c’est ce qu’ils s’étaient dit dans un élan de lyrisme. Sur le coup de 19h30, soit ils remontaient vers les marais de la Cité de l’Huître pour s’alimenter en mollusques à la terrasse d’une cabane-restaurant humectée par les claires d’affinages; soit ils refluaient en direction du camping avec l’idée de prendre au bungalow un repas qui leur tiendrait l’estomac en attendant l’heure du lit, minuit.
Dans toute cette planification d’activités, qui laissait pourtant de la marge au fortuit des rencontres, il n’était pas vraiment prévu qu’on s’assemblât à d’autres estivants. On ne pouvait pas dire de Jérémie et de sa famille qu’ils étaient sauvages à l’avantage exclusif de la préférence cellulaire, c’est juste qu’ils étaient comme ça, schizothymiques. Vu de l’extérieur, on aurait dit qu’ils n’avaient rien à ajouter à leur présence ensemble. En tout cas, pas de paroles en l’air ou de rapprochements intempestifs avec autrui. Ce qui était aussi valable au sein de leur propre foyer, même si Jérémie n’aurait pas parié que ça les rendait heureux.
À cet égard, il s’était tout de même interrogé, le quatrième jour, à la piscine. Traversé par un éclat de morosité soudain, il avait montré plus d’attention que de coutume à la complicité que certains parents affichaient envers leur progéniture et n’avait pas pu s’empêcher de faire la comparaison avec lui. C’était flagrant. Il voyait mal son père accepter de bon gré une «coulade» ou l’éjecter hors de l’eau en s’esclaffant. Il l’avait alors regardé, endormi sur son transat, ce grand type sec et noueux qui commençait à se dégarnir. Et il lui était revenu en mémoire un épisode relativement récent vécu par eux deux. Un souvenir qui n’avait peut-être rien à faire là, mais peut-être que oui.
La chose s’était passée durant l’hiver 2019 à leur domicile d’Orschwiller. Jérémie était entré inopinément dans la chambre parentale un jour que sa mère était absente et y avait surpris son père affublé de sous-vêtements féminins, les lèvres peintes et les yeux fardés. Il avait refermé la porte presque aussitôt face au regard affolé que lui avait rendu son père, mais dix minutes plus tard, celui-ci se rematérialisait devant lui dans son uniforme de comptable austère pour bafouiller une explication qui avait paru vaseuse à l’adolescent. Il était question d’un pari fait avec un collègue, une blague absurde, un truc pour rire, en somme.
Bon. Admettons. Il était possible que ce soit la vérité, après tout.Chacun avait par la suite gardé le silence au sujet de cette circonstance dérangeante, mais une semaine plus tard, le père de Jérémie l’avait emmené au bowling, où il avait eu un comportement étrange en exhibant des excès de virilité qui ne collaient pas du tout au personnage. Qu’est-ce qu’il foutait ?! À quoi rimait ce cirque ?
En voulant balayer ce souvenir impromptu venu contaminer ses réflexions sur les joies de la famille, Jérémie avait ensuite dérapé sur le terrain maternel pour ne pas y trouver, malheureusement, de quoi se réconforter. Car bien qu’il pût attendre de la part de sa mère qu’elle soit moins sur la retenue, dans ce sens qu’elle était moins pudique que son père, plus rentre-dedans quand elle s’y mettait, il avait parfois l’impression qu’elle n’aimait tout bêtement pas son fils. Est-ce que c’était possible, ça ? Est-ce qu’elle pouvait ne pas l’aimer, lui, le fruit de son utérus, bordel !?
En définitive, il avait clos son débat intérieur de crainte qu’il ne lui soit nocif. Et tout bien considéré, il avait finalement admis que son père et sa mère avaient sur lui l’effet de deux êtres mystérieux. Aussi ne savait-il pas trop quel genre d’attachement il devait éprouver à leur égard ni quel degré d’amour il faudrait manifester pour être raccord avec l’esprit du truc. Cette histoire de sentiments à exprimer, c’était tout de même assez complexe.
On en était là au mitan de la première semaine. Et mis à part ces menus désagréments de l’âme, le flux des vacances s’écoulait globalement comme on pouvait s’y attendre. Ça avait un côté rassurant.
Le cataclysme se produisit un vendredi à 11h15. Ce jour-là, plutôt que d’aller à la piscine après le petit-déjeuner, la mère de Jérémie avait proposé qu’on mette le cap sur la Pointe Espagnole parce qu’elle était curieuse, avait-elle signalé au passage comme s’il s’agissait d’un avenant contractuel, de voir les surfeurs en action dans les déferlantes de l’Atlantique. En soi, s’extirper du camping au matin touchait au domaine de l’improvisation, mais le père et Jérémie n’avaient pas vu d’objection majeure à satisfaire ce désir.
En voiture, ils avaient cinglé plein ouest jusqu’aux confins des terres, garé la Volvo sur un parking aménagé du littoral, puis emprunté à pied la longue piste de sable perforant les dunes recouvertes d’oyat qui surplombaient la vaste plage léchée par l’océan. Installés sur des nattes, protégés du soleil implacable par la couronne d’une toile de parasol que taquinait un vent dissipé, ils avaient observé depuis leur flaque d’ombre et sans faire de commentaires les surfeurs qui entraînaient leur planche au large avant de se redresser et de prendre leur vague.
Face au cadre qui se présentait devant eux sous un ciel de lavis bleu pastel magistral, le regard de Jérémie avait rapidement dévié du spectacle des équilibristes moulés néoprène vers celui d’un groupe de quatre jeunes filles qui s’agitaient sur le rivage, un peu plus loin sur sa droite. Elles s’amusaient en pouffant comme des écolières, à s’asperger d’eau de mer à peine tempérée puis, d’après ce que Jérémie pouvait confusément entendre à travers leurs rires, se menaçaient réciproquement de terribles représailles. De là où il se trouvait, elles n’étaient pour lui guère plus que des silhouettes. Mais elles se détournèrent bientôt de leurs joyeuses chamailleries et se mirent à cavaler en brochette sur la plage pour rejoindre leur serviette. À une douzaine de mètres de sa position. C’est là qu’il fut happé.
Parmi le quatuor d’adolescentes âgées de quatorze ou quinze ans qui vinrent s’aplatir haletantes à proximité de Jérémie, l’une, arrivée dans le sillage des autres, le foudroya instantanément par sa beauté. Et davantage encore par le genre d’aura magnétique qu’elle dégageait. Il ne parvenait pas à discerner parfaitement les détails de son visage d’une exceptionnelle nitescence ou la couleur de ses yeux mais il fut immédiatement captif d’un enchantement, comme si ce corps outrageusement harmonieux et attractif projetait dans sa direction des particules d’atome chargées d’envoûtement. Sans rien comprendre de ce qui lui arrivait, il resta à la contempler, incapable de dérouter son regard alors que, restée debout sur le sable, la chimère en bikini blanc tira de son poignet un chouchou qu’elle consigna entre ses dents puis releva ses longs cheveux de princesse antique sur le sommet de son crâne pour se confectionner en vitesse un chignon anarchique. Un geste absolument anodin qui lui parut exécuté avec une grâce infinie, et qui donnait à présent à la physionomie de la fille une cambrure de ballerine, les seins tendus vers des promesses.
Quand, enfin, elle s’allongea délicatement au milieu de ses amies, se dérobant ainsi à une vue panoptique, Jérémie put tenter de ramener de l’air à son cerveau afin d’analyser ce qui venait de se produire. L’examen fut bref et son bilan, sans appel. Il venait d’admirer la création naturelle la plus sidérante qui existât.
Cette nuit-là, il la passa à ne pas s’endormir. Ils étaient repartis de la plage dès que la mère avait déclaré s’épuiser de chaleur. À 13 heures, c’est-à-dire. Jérémie n’avait pas eu voix au chapitre et avait été tout patraque pendant le trajet de retour. Puis le reste du jour avait filé avec la célérité d’un vent de Neptune. Et maintenant qu’il gisait au fond de son lit, il s’efforçait de recréer mentalement l’image de la fille dans le but de revivre cette sensation étonnante, l’arc électrique qui avait traversé son système nerveux. Ça lui prit jusqu’aux aurores.
Les jours suivants, il avait eu l’impression d’adopter l’enveloppe d’un somnambule, mais ses parents n’avaient rien décelé d’aberrant dans son attitude. Il avait été à deux doigts de demander qu’on retournât sur les lieux de l’éprouvé subjuguant puis y avait renoncé. On aurait aisément trouvé prétexte à refuser, il se serait peut-être cabré au point de gueuler un bon coup, ça aurait été une porte ouverte au bazar, et ensuite … Non, trop de complications.
En désespoir de cause, il avait prié pour que le destin remette l’Apparition sur sa route et fut exaucé par deux fois avant la fin de son séjour.
La première assez brièvement. Ils avaient dépensé leur temps d’après-midi du côté de Ronce-les-Bains à absorber tout ce qu’ils étaient capables de voir et profitaient d’une terrasse de café pour relâcher leur vigilance avant rapatriement. Jérémie avait quitté la table et s’était éloigné à la recherche d’un glacier, l’esprit vagabond. Il l’avait aperçue au détour d’une rue débouchant sur une promenade en front de mer. Il s’était évidemment figé pour l’observer, en embuscade à l’angle d’une petite boutique de souvenirs, son bâtonnet glacé à la main.Elle se tenait à une dizaine de mètres devant lui dans sa diagonale, seule, penchée sur un parapet à lamelles boisées, les coudes posés sur l’appui du garde-corps, les deux mains repliées sous le menton, et semblait investie dans des rêveries de Grand Large. Elle était vêtue d’un short en jean riquiqui, d’un chemisier kaki sans manches d’inspiration militaire noué sur le nombril du monde et chaussée de Converse Chuck Taylor noires joliment usées. Il nota qu’elle avait à nouveau les cheveux relevés sur la nuque, mais maintenus cette fois dans une espèce de désordre créatif par le secours d’une pince crabe. Il s’attarda sur la gracile colonne de son cou, sur son visage de profil au méandre délicat, peut-être le fruit d’un métissage subtil qui était difficile à déterminer, puis remarqua en lorgnant ses jambes hâlées de damnatrice qu’un de ses genoux était sérieusement écorché. Chute de scooter ? De roller ? Quoi qu’il lui soit arrivé, elle n’avait pas l’air de s’en soucier, et Jérémie se dit que c’était une coriace.
À quoi pouvait donc rêver cette extraterrestre, le regard fixé sans broncher sur la ligne d’horizon ? Certainement pas à un garçon comme lui.
Elle ne l’avait pas remarqué mais il s’était tout à coup détourné pour se porter au-devant de ses parents quand il avait entendu claquer derrière lui leurs pas de Birkenstock Arizona.
Une fois de plus, il avait eu l’impression que son cœur s’était exilé dans ses poumons et qu’il grandissait là, l’empêchant de respirer. Son temps d’observation trop furtif l’avait également conforté dans une certitude : la fille du vendredi possédait un charme qui allait au-delà de ce que Jérémie pouvait concevoir. Même tout à fait immobile. Sans rien faire d’autre qu’être là, contemplative.
Elle n’avait même pas foutu le nez dans son portable !
La deuxième fois, il avait eu l’opportunité de l’admirer plus longuement. Ce qui, pourrait-on dire, avait donné le coup de grâce à ce qu’il était en mesure d’endurer. C’était à la veille de leur départ, et le retour en Alsace couvait déjà des perspectives de calvaire. Ils s’étaient rendus en soirée à une fête de la mi-été organisée chaque année sur la commune de La Tremblade. Un genre de bastringue qui réunissait indigènes et vacanciers sur une agora de village bouillonnante flanquée de stands récréatifs et alimentaires. Des centaines, voire un millier d’individus s’égayaient des flonflons du bal, en fait un méli- mélo musical de tubes des années 80 matraqués par un DJ jovial, le roi de l’estrade.
Les parents de Jérémie prenaient part à cette liturgie festive là encore pour honorer la coutume, mais ils n’y étaient manifestement pas à l’aise et luttaient pour amarrer à leur visage le sourire un peu fatigué de ceux qui voudraient faire croire qu’ils en ont vu d’autres. Ils avaient toutefois trouvé assez vite le moyen de s’extraire de la foule en repérant un ersatz de refuge à l’écart, un coin tables et banquettes en partie squatté par une grappe de vieilles dames qu’on aurait pu croire au bout du rouleau. Jérémie avait dit qu’il allait faire un tour.
Il s’était enfoncé parmi l’encombrement des corps en goguette, adoptant lui aussi un air artificiellement détaché, en réalité sur le qui-vive, attentif au moindre frémissement qui lui signalerait Sa présence.
Elle se manifesta à proximité d’un bar caravane mobile, au milieu d’autres adolescents rigolards, frétillants comme des oisillons à l’approche de la becquée. Il se fixa légèrement en retrait, occultant les divers satellites en orbite autour de son étoile afin de se concentrer sur elle.
Ayant pénétré bien au-delà du raisonnable dans son champ gravitationnel, il craignit d’abord d’en être expulsé illico si sa présence dans les parages était décelée comme menace intrusive. Rien de tel ne se produisit. Il semblait invisible au cœur de l’essaim populaire. Et il pouvait jouir d’une vision quasiment frontale de son obsession.
Seigneur Jésus ! Elle irradiait en délicieuse petite robe d’été boutonnée, des sandales à ses pieds ravissants, aux ongles vernis de blanc nacré. Son genou blessé était recouvert d’un pansement qui semblait avoir été posé négligemment. En focalisant sur son visage, il découvrit des yeux d’impétueuse, vert malachite décida-t-il, avec des tas d’autres nuances. Un régal de pommettes, aussi. Et cet autre ravissement, l’échantillon d’oreille qui se frayait un passage entre deux mèches de ses cheveux détachés. Il fut un instant obnubilé par ce fragment de peau, qui devint bientôt une oreille tout entière quand elle y glissa derrière une mèche enquiquinante. Ce geste-là aussi, comme celui de la plage, il était clair qu’il appartenait dans sa furtivité à une mécanique impeccable et précieuse. Et voilà que maintenant, elle pinçait sa lèvre inférieure entre ses dents, attentive semblait-il à ce que quelqu’un lui racontait. Probablement une anecdote bizarroïde, car elle eut un merveilleux froncement de sourcils auquel s’allia une moue cocasse, puis elle s’illumina d’un sourire comme un lever de soleil en accueillant la chute.
Il envisagea de la prendre en photo, mieux, de la filmer à son insu, puis se ravisa. Il redoutait que cette abstraction inaccessible soit naturellement réfractaire à toute empreinte numérique; que son image ne puisse être capturée. Il aurait été terrorisé de constater qu’il avait à nouveau été la victime d’une de ces psychoses hallucinatoires qui lui avait joué des tours par le passé.
Il était au bord d’être saturé d’émotions sublimes au moment où les premières mesures d’un morceau de rock épique et vintage tailladèrent la nuit. Il la vit, tout à coup galvanisée, s’avancer vers l’estrade en menus sautillements où perçaient des insolences de chat. Elle se mit à danser sans retenue (était-elle pompette ?), et Jérémie fut assommé par ce tourbillon de fraîcheur. Dans le Grand Livre virtuel consacré à la personnalité solaire qu’il lui avait attribué par décision d’office (non contestable), il entrait maintenant les notions d’enthousiasme, de liberté et d’exaltation vitale.
C’en était trop. Il n’était pas programmé pour gérer autant d’éblouissement. Il fut pris de vertiges, battit en retraite jusqu’à la table des parents à qui il bidonna une excuse pour quitter la fête, puis il courut à en perdre haleine et rejoignis le bungalow avant de se barricader dans sa chambre.
Il se retrouva totalement nu dans son lit.
Voilà presque deux ans que Jérémie avait simultanément découvert les sites de pornographie brute sur le Net et la pratique de la masturbation. Quand il s’agissait de se tirer sur la nouille, il avait toujours, pour s’exciter, accordé davantage de crédit à la représentation du sexe fournie par YouPorn qu’à la stimulation d’une imagination qu’il jugeait déficiente. Squirting, shibari, éjaculations faciales, sodomie, bondage, etc., il en avait vu par dizaines de ces excavatrices, des femmes-louves avides de queues, des voraces de la bite volontairement disponibles au stupre et à l’appétit lubrique des hommes, d’après ce qu’il semblait. Et bien pas question de supposer à sa princesse une sensualité de succube ! Il s’en voulut d’y avoir même songé, quoique fugacement, et se mit à élaborer un scénario dans lequel il laissait certes à la Créature l’initiative de la séduction, mais où c’est ensemble, après moult phases d’approche et tout un tralala romantique, qu’ils se perdraient, se trouveraient dans l’exploration convulsive et irrépressible de la chair.
Il était sur le point de durcir intégralement quand il fut pétrifié par une pensée soudaine. Et si elle avait connaissance, Dieu sait comment, de l’opération clandestine qu’il était en train de mener sous sa couette ? Merde, cette fille était certainement capable d’un tel prodige. La honte.
Il ne voulut pas prendre le risque, du moins à ce stade, de polluer l’idée d’un pur désir avec ses conneries de branleur. Il prit une grande inspiration pour s’apaiser les sangs puis, le pénis à nouveau indolent, décida de se repasser en boucle le film des derniers jours sur l’écran de son cinéma intérieur.
Et il se rendit compte qu’il n’avait recueilli que de frêles échos de sa voix ici et là, n’arrivait donc pas à lui restituer le timbre éloquent qu’il aurait pu cloîtrer dans ses souvenirs pour le futur. Et aussi qu’il n’avait jamais entendu son prénom. Était-il nécessaire qu’il la baptise ? Absurde. Elle était un daímôn, et l’on ne saurait nommer la divinité qui porte en elle tous les noms de l’univers.
Ce qui lui disloquait les boyaux, en revanche, c’est qu’il savait qu’il ne pourrait jamais être aimé d’elle. Vivre avec cette idée était un supplice parfaitement insupportable. Parce qu’il était convaincu que ça allait le tuer.
*
Jérémie allait survivre au tsunami intérieur qui l’avait dévasté cette année-là. Il s’en remettrait et mourrait en 2048, comme tout le monde.
Entre-temps, le quotidien après son retour de Charente-Maritime lui était sournoisement tombé dessus avec un cortège d’obligations et de désagréments venus en rang serré. Il s’était notamment passé que son père et sa mère lui avaient brutalement annoncé qu’ils allaient divorcer. La déclaration avait été faite sans prise de pincettes ni psychodrame gênant. C’était comme ça, voilà tout. Lui avait depuis un moment senti de façon brouillonne qu’il y avait anguille sous roche dans la relation qu’entretenaient ces deux-là. Il avait tout de même été surpris que la rupture soit effectivement consommée. Socialement officielle, s’entend. Par chance, il n’avait pas eu à subir l’embarrassante épreuve du choix qui s’impose d’ordinaire à un enfant dans ces circonstances : papa ou maman. Ses exceptionnelles dispositions en informatique lui avaient en effet permis d’intégrer avec deux ans d’avance une classe préparatoire MPSI d’une prestigieuse école militaire en Bretagne. Une reconnaissance de ses capacités qui le tiendrait éloigné de ses géniteurs et réglerait aussi la question du logement. Pratique.
On aurait pu croire que son type de sensibilité si effarouchable peinerait à s’accorder avec ce nouvel environnement peu flexible. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, c’est le contraire qui s’était produit. Le cadre rigoureux dans lequel il évoluait désormais, qui laissait peu de place aux temps morts, aux doutes et au superflu de l’âme, avait progressivement rectifié son tempérament asocial et tortueux. Au rayon des bénéfices, ça lui avait permis entre autres d’emmagasiner une bonne dose de confiance en lui.
Cependant, insidieusement, le souvenir de la fille avait commencé à s’éparpiller bien qu’il eût tenté à plusieurs reprises de le retenir, un peu à la désespérée cela dit. Le train des choses allait finir par ne plus s’arrêter à certaines stations de sa mémoire. Après un an, il aurait fallu gratter là-dedans pour faire sourdre à nouveau le feu du volcan. Après deux, Jérémie ne pouvait tout simplement plus se permettre, à cause d’enfantillages, de déborder d’une ligne de conduite strictement orientée vers le succès professionnel.
Mais sa détermination avait été payante. Bardé de diplômes, il allait obtenir en quelques années des postes à rémunération élevée au sein d’entreprises de la société civile, avant un retour dans le giron de l’armée quand un service de renseignement lui avait proposé quelque chose en rapport direct avec la Sécurité Nationale.
Installé sur Paris, il avait alors abordé sa mission d’espion de la DGSE avec pas mal de sérénité. Il se sentait un adulte à peu près à l’aise parce qu’on lui avait fait comprendre qu’il avait un rôle à jouer, qu’il avait de la valeur, qu’il était une pièce importante du puzzle dans la défense d’une cause juste. Ce qu’il appréciait particulièrement dans le Monde de l’Intelligence, comme certains appelaient par métonymie cet instrument de politique souterraine, c’est au fond que les éventuels cas de conscience liés à des conceptions d’ordre moral étaient réduits au rang de préoccupation méprisable qui pouvait être balayée d’un revers de manche au nom de la raison d’État. Ça le changeait de toutes ces incertitudes qui avaient pu pourrir son adolescence.
Ses parents, il ne les voyait que très épisodiquement. Ni les uns ni les autres n’avaient d’ailleurs de véritable contact entre eux. Une distance s’était créée, qui avait pris les contours d’un abîme. Son père lui avait toutefois réservé une drôle de surprise après avoir réclamé un jour qu’il vienne le voir à Strasbourg où il avait déménagé. Jérémie s’était retrouvé face à un individu de cinquante-six ans qui avait, pour parler métaphoriquement, résolu sa problématique du genre en tranchant dans le lard. Allez savoir pourquoi, il avait tenu à ce que son fils voie la femme qu’il était devenue sous les ciseaux de la chirurgie. Jérémie avait trouvé qu’il ressemblait à une vieille folle, une sorte de Madame Doubtfire sous acides, mais il avait aussi constaté que son père semblait apaisé, presque amusant et à la limite d’être heureux. Comment un homme qui avait si longtemps rentré les épaules avait-il pu s’affranchir de la sorte, mystère.
Quant à sa mère, elle avait déjà quitté la France l’année de ses vingt-trois ans et s’était installée outre-Atlantique avec un Québécois rencontré lors d’une villégiature au Mont-Saint-Michel. Le type, un mastar certainement formé pour combattre le loup à l’épieu et l’ours à la massue, vendait des pickup trucks à Chicoutimi, mangeait et riait beaucoup. Fort sympathique au demeurant, Marc-André avait concassé les os de Jérémie en le saluant chaleureusement le jour où ils avaient été présentés l’un à l’autre. Il l’avait même invité à venir visiter le Canada, et Jérémie avait fait oui oui je viendrai mais n’avait aucune intention de tenir parole. Sa mère n’avait jamais essayé de le relancer. Ça l’arrangeait, c’était trop d’effort pour comprendre ce que disait Marc-André sans sous-titres.
Concernant sa propre vie privée, Jérémie n’avait eu à l’approche de la trentaine que deux histoires sans relief avec des femmes inintéressantes qu’il avait assez rapidement trouvées pénibles. Il ne s’était jamais marié. Un choix délibéré dont il se félicitait et qui lui avait laissé toute latitude pour s’investir professionnellement.
2030 avait été pour lui une année charnière. Fasciné par les explorations menées dans le champ de l’intelligence artificielle, il avait postulé chez Google LLC avec l’espoir de pouvoir relever les défis passionnants auxquels se confrontaient les différents domaines des NBIC. Son parcours avait été suffisamment impressionnant pour qu’il soit accueilli par la firme à bras ouverts.
Aux anges, Jérémie vécut les années suivantes dans un état d’euphorie permanente qui ne devait pas tout à la coke et aux amphétamines. Car s’il avait naguère trouvé dans l’armée un genre de tuteur capable de lui fournir une grille de lecture géopolitique claire et de lui tricoter un caractère plus affirmé, il avait maintenant pénétré dans une autre dimension. Non seulement il allait collaborer aux prospections technologiques les plus révolutionnaires, mais il le ferait en plus au sein d’une authentique tribu. Il partagerait à l’intérieur d’une communauté d’esprit, entouré de gens qui avaient les mêmes centres d’intérêt, qui deviendraient rien de moins que les éléments coalescents d’une véritable famille, une vision identique du monde et de son avenir.
Il s’était si bien adapté à son biotope que le jour de ses trente-deux ans, on lui fit un cadeau d’anniversaire qui allait bouleverser son existence. Convoqué en Californie, il avait appris de la bouche même des papes de son Église qu’il était sélectionné pour être intégré à un programme ultraconfidentiel d’augmentation humaine élaboré avec le concours de certains transhumanistes parmi les plus radicaux. Il n’ignorait évidemment pas que d’avoir été choisi impliquait que sa personnalité et ses pathologies avaient été examinées dans les moindres détails, que le milliard de données personnelles qu’il avait émises depuis sa naissance avaient été analysées et traitées en profondeur, qu’il était devenu un Homme nu. Mais c’est précisément cela qui le remplissait de fierté. Qu’on l’ait jugé digne d’appartenir au futur.
La transformation qu’on avait envisagée pour lui et quelques millions d’autres élus prévoyait l’amélioration effective de différentes facultés physiques ou mentales et cognitives. Le post-humain que Jérémie serait bientôt aurait une capacité intellectuelle décuplée et une mémoire prodigieuse. Il verrait dans l’obscurité, ne connaîtrait plus la fatigue. Il deviendrait plus performant, plus créatif, plus empathique. Il s’accomplirait finalement dans la fusion entre l’homme et l’ordinateur après avoir été soustrait au vieillissement et à la mort. Bien sûr, cette avancée spectaculaire dans le Progrès se ferait au détriment d’une immense majorité de laissés-pour-compte. Mais c’était fatal, inexorable et irréversible.
Une prophétie allait ainsi se réaliser. La science accoucherait d’une catastrophe, la création de deux humanités se développant différemment pour la première fois dans l’histoire de l’espèce. Et Jérémie allait appartenir à cette nouvelle race d’hommes. Celle qui ferait des encombrants de l’évolution les chimpanzés du futur.
Sauf que le royaume éternel promis depuis Mountain View par des psychotiques béats qui en avaient terminé avec le réel n’advint jamais.
Au solstice d’été 2048, la planète Terre serait rayée des cartes de la galaxie en un clin d’œil. Le cosmos tout entier, irrité par ce corps gangrené, fistule devenue putride et menaçante, abcès aux trois-quarts ravagé par la misérable engeance qui s’en était proclamée la maîtresse, qui avait éradiqué d’un astre à la beauté autrefois miraculeuse la population animale tout comme elle en avait détruit la végétation, le cosmos réagirait en l’amputant définitivement de son système à titre de prévention.
Il y eut d’abord un souffle vif dans l’atmosphère, simultanément à l’émission par les entrailles conjuguées de la terre et des mers d’un gaz fulgurant, méphitique, qui engendra instantanément onze milliards d’aveugles et provoqua autant d’œdèmes pulmonaires aigus chez les êtres vivants.
L’ampleur universelle et la soudaineté du phénomène avaient naturellement exclu toute réaction humaine. Les bunkers monumentaux que les élites richissimes s’étaient fait construire en Sibérie, Nouvelle-Zélande ou Patagonie en prévision de la révolte des deux milliards de réfugiés climatiques qui se profilait ne serviraient à rien. À ce stade, il ne restait que quelques secondes avant que la planète ne se désintègre dans un Little Bang nullement assourdissant.
En état de détresse absolue, Jérémie n’était plus qu’une poussière de conscience au seuil du néant. Et dans cet instant ultime, quand il comprit que la respiration qu’il mendia au Ciel serait la dernière, ce fut à la fille de l’Océan qu’il pensa.