« Chaque fois que je mange du calamar en face d’une femme, j’ai envie de lui lécher l’anus », déclarai-je, sentencieux, lors de notre deuxième rendez-vous (nous étions passés du « café » au « resto », estimant ainsi qu’il y avait entre nous un feeling). Ses yeux s’écarquillèrent, elle fit une moue, sembla outrée. « Tu veux me lécher l’anus ? » demanda-t-elle, en balbutiant. « Oui », lui répondis-je, toujours grave, sentencieux et définitif. Elle se leva lentement, presque sans bruit, elle se dirigea vers la porte tandis que je découpais un anneau de calamar en deux. Les associations d’esprit sont sans doute pour beaucoup dans mes échecs – amoureux, professionnels, artistiques. J’ai en moi, lyrique, puissant, un démon de la synesthésie et de l’image qui me pousse à comparer les choses entre elles, qui crée des associations souterraines et imprévisibles entre les objets animés et inanimés, entre les animaux et les hommes, entre les végétaux et les femmes – entre les calamars et les anus. Baudelaire, dans ses Correspondances, avait annoncé l’ère d’un art synesthésique et associatif, puis Rimbaud, dans les Voyelles, puis toute la psychanalyse et le surréalisme étaient passés par là et il n’y avait eu, pendant des décennies, que des cul-chou-fleurs, des chattes-sous-bois, des bites-flèches-de-cathédrales comme celle de Notre-Dame phallus immense phallus rougeoyant de la France qui brûle… Mais j’arrivais trop tard, ou alors je ne ressemblais pas assez à un artiste. Un vrai artiste, reconnu, célébré, pouvait hurler des obscénités dans les bars, comparer les bras de la serveuse à des étrons, se rouler par terre en affirmant que le plafond s’était mis à onduler ; ils le faisaient souvent et cela, que je sache, ne faisait pas baisser leur cote ni ne les empêchait de ramener tous les soirs des filles superbes dans leur lit tendre moelleux comme une mousse de chocolat dans laquelle on se noie car la vie est une noyade lente et grasse mais sucrée non pas sucrée du tout amère plutôt. Personne ne disait rien aux artistes confirmés, ceux-là restaient crédibles quoiqu’ils fissent, leur statut était entièrement assuré, personne n’osait le remettre en question. Il suffisait de porter haut le masque du génie et de l’extravagance. On croit souvent que c’est l’imagination débridée qui fait l’artiste et le justifie, mais c’est faux : c’est l’artiste qui justifie l’imagination et la rend acceptable. Il faut commencer par être artiste, par en porter le masque… L’imagination ne doit venir qu’ensuite. J’avais inversé les rôles, bien sûr. Je n’avais aucun catalogue raisonné à présenter, aucune exposition à mon actif, à peine quelques huiles entassées dans un grenier. Je n’avais pour moi qu’une imagination débridée et lubrique. J’étais devenu un original au lieu d’être un artiste : les galeristes et les femmes ne s’y trompaient pas. Et j’étais seul, une fois de plus, à manger mon calamar comme un anus mais un anus blanc sec et persillé qui pour les serveurs et cette femme n’a rien à voir avec un cul les calamars sont des denrées assez pauvres en calories. Les choses avaient pourtant commencé de manière satisfaisante avec Elsa. Nous nous étions vus pour un verre. Elle avait choisi la terrasse. J’avais choisi le vin. Elle était belle, cultivée et même, elle riait de bon cœur à mes fulgurances – qu’elle prenait naïvement pour des blagues. Nous nous étions donc revus, revus pour quelque chose de plus sérieux. Quand on utilise des applications de rencontre, c’est toujours le deuxième rendez-vous qui est déterminant. C’est là que tout se joue ou, pour moi, que tout se déjoue. Je n’aurais pas dû prendre des calamars. Quand on est artiste et lubrique, on ne prend pas de calamar. On se contente de la salade. Il n’y a aucun risque avec la salade. Il ne faut être obscène que quand on est célèbre : là, ça fait partie du jeu, ça fait rire et même, parfois, ça excite les femmes. Quand on a raté tout ce qu’on a entrepris, il vaut mieux comprendre que la sexualité n’est pas pour nous, ou alors seulement sous une forme strictement réaliste, utilitaire, génésique. Ils sont sublimes, les poètes qui lient désir et imagination ; on les lit et les commente avec enthousiasme. Mais c’est qu’alors ils ont réussi. Imaginez Pierre Louÿs ou André Breton servant des macarons pour vivre, s’échinant à la caisse d’un cinéma ou réparant des téléphones : ce seraient des dérangés ordinaires, et on ne les commenterait guère qu’à la brigade des mœurs. C’est parce qu’ils ont été poètes qu’ils ont pu être obscènes et originaux. Je ne veux pas paraître trop noir qui est quand même la couleur de la vie la couleur profonde regardez même au fond des culs s’il ne fait pas noir c’est effrayant et sale c’est comme un cercle de l’enfer étroit et très serré dur comme un calamar trop cuit mais, malgré tout, il m’arrive de perdre espoir.
Les serveurs me regardaient avec un sourire ironique. Ils avaient l’air de penser que j’avais mérité mon sort. Sans doute étaient-ils pénétrés comme des rondelles de calamars par une langue grasse et rose qui pourrait être une fraise mûre de cette philosophie libérale voulant que tout ce qui vous arrive n’arrive jamais que par votre faute, que vous êtes les seuls responsables de vos échecs et de vos réussites, que tout ne réside que dans la volonté personnelle. Les serveurs me regardaient, et je les regardais aussi. J’avais mon couteau à la main – je le serrai. J’imaginai le planter dans l’artère du serveur le plus proche un jaillissement de sang comme les geysers irakiens incendiés pendant la guerre du Golfe flammes immenses et sanglantes visqueuses dégoulinant au sol et faisant comme un golfe rouge et noir ou empoigner l’apprenti vers la porte et lui faire sortir les tripes au sol comme des boudins créoles collés ensemble au fond d’une marmite des femmes nues dansent autour et ça sent le rhum blanc ou crever les deux yeux du serveur dodu ses yeux roulant à terre comme des boules de cristal de diseuse de bonne aventure pouilleuse refaite travestie deux trous rouges une confiture collante sur un bout de pain noir. Mais tandis que tant d’artistes assassins sont portés au pinacle, sous l’étiquette flatteuse et tragique de « suicidés de la société », je savais que je n’aurais guère droit qu’à un gros titre avilissant : « un déséquilibré tue trois personnes suite à une désillusion amoureuse. » Les gendarmes videraient mon appartement, sans même un regard sur mes huiles qui seraient jetées dans une benne à ordures. On ne réussit plus rien dès lors qu’on a commencé à rater sa vie – pas même un massacre. Les artistes qui tuent avant d’être parvenus au succès ne sont guère que des criminels de droit commun. Ils n’ont pas de lauriers auxquels se rattraper dans leur chute. Je posai le couteau sur la table, réglai la note et sortis du restaurant.
Sur les quais régnait une liesse obscène, caractéristique des premiers jours du printemps. On venait là se chauffer en famille, entre amis, en couple – on s’embrassait langoureusement poulpes gluants collés l’un à l’autre pour une éternité de quelques mois. Les femmes, surtout, étaient ignobles : courtement vêtues et prête à appeler les flics au moindre regard de convoitise. Jamais aucun peintre ne s’est fait connaître par ses nus. Comment aurait-il trouvé une femme prête à se déshabiller devant un inconnu ? Il fallait d’abord être peintre, puis peindre des nus. Jamais je n’étais parvenu à réaliser le moindre nu… Elles acceptaient d’abord, puis hésitaient. À la moindre remarque, elles partaient en courant chair rose flasque molle glissant le long de l’escalier en bois s’écoulant comme une bouteille d’huile brisée et promettaient bruyamment de ne jamais revenir. Naturellement, il aurait alors suffi d’une exposition d’envergure, d’un article dans l’Illustré pour qu’elles reviennent aussi rapidement qu’elles étaient parties nues agenouillées tremblantes fines comme des oiseaux apeurés qu’un regard suffirait à broyer regard immense supérieur tourmenté Francis Bacon Yves Klein les yeux sont de l’or. Non que je crusse à une quelconque supériorité masculine : ces pauvres andouilles intestins lourds collants odorants sauce brune n’offraient rien qui put ressembler à de la supériorité. Ils étaient seulement plus beaux que moi, moins sauvages : ils avaient les manières du monde. Ils savaient s’y prendre avec les femmes, avec les enfants, avec les chiens. Dehors, sur les quais populeux, ils se donnaient des noms ridicules mon petit chien chien immense à trois têtes dévorant leur tête leurs bras leurs jambes leurs chairs verge immense sodomiser hommes femmes et enfants qui n’avaient généralement rien à voir avec la réalité : les baleines devenaient des colombes, les rats de petits chats, les fouines des tourterelles. Ils procédaient par dés-association : ils niaient les évidentes correspondances pour les remplacer par une composition mensongère, par des images fantaisistes. Les synesthésies étaient remplacées par un nominalisme creux qui ne disait rien de la réalité. Ils vivaient dans un monde d’apparences et de slogans. Et c’est moi qui passais pour un original, pour un fou !
Face aux montagnes qui se miraient dans le lac, face à ces monstres de joie et d’enthousiasme qui copulaient sur les rives morses déjà morts gonflés de glaires de vers la seule solution raisonnable eût été le suicide corde au cou rétrécissement verge dure anguille électrique tendue prête à mordre naturellement. Mais le suicide, comme le meurtre, comme le nu, comme la fantaisie, était un luxe réservé à quelques happy few. « Un obsédé se pend dans son appartement à deux pas du Léman », voilà le de profundis cruel qui m’attendait. Les monstres attablés devant leur apéro se gausseraient. Les serveurs souriraient en coin. Mon match Tinder serait trop heureux de clamer : « Je le savais ! Qu’attendre d’autre de celui qui associe anus et calamar ? » Et elle rirait de moi, comme riaient de moi toutes les femmes, tous les hommes renversés en arrière de l’écume aux lèvres des bulles à fleur de bouche. Pour rater sa vie, il faut d’abord l’avoir réussie. Je décidai de m’éloigner des quais et de rentrer chez moi.
Vevey, avril 2019