« L’homme est périssable, il se peut. Mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que cela soit une justice. »
Albert Camus, L’Homme révolté, lettre à un ami allemand
25 mars, 18h30
Un homme est allongé, immobile, sur le carrelage froid et sale d’une cuisine. Couché sur le dos, son regard fixe est dirigé vers le néon qui clignote depuis plusieurs jours, mais qu’il n’avait pas remplacé par paresse. Le tube émet ce sifflement, ce grincement très désagréable dans une pièce silencieuse, pendant une réunion de travail ou encore dans une salle d’attente. Les bras le long du corps, une paume tournée vers le haut, dans l’autre, gît un téléphone portable éteint. Ce n’est plus un homme, c’est un cadavre, dans un quatre pièces vide.
C’est un appartement du quatrième étage d’une barre d’immeuble des années 1970. Rien de bien extraordinaire, mais un logement tout de même.
Tong clic, Tong clic. Tong clic, Tong clic.
C’est insupportable. Encore plus invivable lorsque tout autour, il n’y a aucun bruit. Tout est silencieux ou presque. Le néon vacille, mais ne flanche pas. Il grésille sans interruption.
Tong clic. Tong clic. Tong clic. Tong clic.
Dans un autre monde, une autre pièce, un autre temps, d’autres circonstances… Voilà ce qu’il se serait passé : dans un bureau, une travailleuse ou un travailleur se serait levé de sa chaise et aurait éteint le récalcitrant. Dans une maison, une mère ou père de famille serait apparu(e) un tube neuf à la main et aurait remplacé le capricieux, désagréable et bruyant, fauteur de trouble. Dans une usine, un ouvrier après s’être entretenu avec le contremaître se serait déplacé et ce serait occupé de l’affaire en moins de temps qu’il en faut pour le dire.
Tong clic. Tong clic. Tong clic. Tong clic. Tong clic.
C’était une musique répétitive et mécanique
En tendant l’oreille, l’activité humaine avait cessé.
Ni le bourdonnement d’une perceuse, ni le ronflement d’un aspirateur, ni les basses d’une sono allumée à plein volume, ni les cris des enfants de la voisine du cinquième étage ne se font entendre.
Dans la cour et le parking en contrebas, pas de passage à toute allure d’un adolescent au volant de son scooter, pas de bruits de moteur aux heures de pointe, et, quand on y regarde de plus près, il n’y a pas non plus un chat dans le parc ou dans les allées. Pas un revendeur de shit ou de cocaïne à l’abri des cages d’escalier ou des boîtes aux lettres, pas un enfant sur le toboggan rouillé ou sur la balançoire solitaire, pas une femme tirant son caddie de commission au retour du supermarché situé dans le bloc attenant, pas un motard faisant bruyamment chauffer les cylindres de son engin. Un désert sonore. Un calme improbable et irréel. Une sorte de vide de l’activité humaine, soudainement. Une faille dans l’espace-temps. Un trou noir.
***
25 mars, 10 minutes plus tôt
En arrière-fond, on pouvait percevoir la voix de Michael Stipe, le chanteur du groupe REM, que Ludovic écoutait en boucle depuis le matin.
« Oh, life is bigger
It’s bigger
Than you and you are not me
The lengths that I will go to
The distance in your eyes
Oh no, I’ve said too much
I set it up
That’s me in the corner
That’s me in the spotlight
Losing my religion
Trying to keep up with you
And I don’t know if I can do it
Oh no, I’ve said too much
I haven’t said enough »
– Allô, mon amour, c’est toi ?
– Oui, c’est moi. Qui veux-tu que ce soit d’autre ? Je t’ai envoyé un message sur Whatsapp, il y a un moment. Tu ne l’as pas reçu ?
– Si. Tu disais qu’il fallait qu’on parle. Et, c’est tout… Je me suis dit que tu allais m’appeler pour le faire, parce que moi ce genre de phrases, je ne les aime pas. Ça me fait peur. Je déteste. Tu le sais très bien. Il n’y a rien de plus terrible que la phrase : « Il faut que l’on parle. » Moi, ce que ça me fait, ben c’est juste que je n’ai plus envie de parler. Voilà. De quoi veux-tu que l’on discute puisque tu m’appelles ? Je suis tout ouïe.
– Euh. C’est-à-dire que… Ne sois pas si agressif, Ludovic.
– Quoi ? C’est moi qui suis agressif maintenant ?
– …
« – Ben accouche. J’ai pas de temps à perdre. Ni avec toi ni avec personne d’autre. Pas le temps que tu tournes autour du pot, chérie. Mon temps est précieux et tu le sais. Tu me quittes, c’est ça ? Ou devrais-je plutôt prendre les devants ? Voilà, c’est fini. Ça fait des semaines que je veux te le dire. »
–C’est vrai ?
– …
***
25 mars, 18h30
Gudule, chat européen, noir et blanc, d’un peu plus de sept kilos, n’avait rien remarqué. Il promenait son museau et ses moustaches du balcon à la cuisine, de la cuisine à la chambre, miaulant autant qu’il le pouvait pour obtenir sa ration quotidienne de croquettes. Il se pavanait d’une pièce à l’autre, la queue en l’air et les oreilles dressées. Après avoir fait le tour des lieux à plusieurs reprises, il se résigna, en soufflant, et se recoucha en boule à sa place favorite sur le fauteuil du salon juste devant la baie vitrée. Son poste d’observation favori. Comme il n’était pas un grand chasseur, il fixait les oiseaux qui lui faisaient l’affront de pénétrer à l’intérieur de son territoire, soit de la fenêtre jusqu’à la balustrade, et les insultait à grand renfort de miaulements agressifs, censés les faire fuir, à défaut de pouvoir les attraper, en raison de son surpoids.
Comme lui, les pigeons, les moineaux et merles ne s’étaient aperçus de rien. Brindilles et mousses dans leurs becs, ils profitaient du printemps pour refaire leur nid ou séduire les femelles, se remplumant et bombant leurs petites poitrines duveteuses. C’était le moment des parades amoureuses.
Gudule, lui, se contentait de sa gamelle et des caresses de son maître. Il ne pouvait plus vraiment éprouver les pulsions d’un matou ordinaire, il avait été stérilisé depuis fort longtemps. Le chat semblait parfois retrouver ses testicules quand il se frottait avec insistance contre une couverture râpeuse, mais il n’aurait pas été plus attiré par un mâle ou une femelle qui se seraient aventurés sur son toit. Après près d’une heure passée à l’observation des oiseaux, puis une heure consacrée à une sieste, le gros matou noir et blanc se souleva de son fauteuil, bâillant la gueule grande ouverte découvrant ses crocs encore bien acérés pour son âge, étirant ses pattes avant, écartant ses coussinets, il bondit de son trône et se dirigea nonchalamment en direction de sa pitance, en espérant que son écuelle s’était enfin remplie.
***
Je remuai tout d’abord les orteils. Ils étaient engourdis comme le reste de mon corps. Puis, j’activai le bout de mes doigts de la main gauche. Fourmillements. Mes fesses posées à même le carrelage s’étaient endormies et la sensation était fort désagréable. Que s’était-il passé ?
Je sentais les pulsations de mon coeur dans mes oreilles. Encore un ressenti que j’avais du mal à supporter. Je devais absolument m’asseoir. Péniblement, en m’appuyant sur mes mains, je parvins à redresser le buste. Mes exercices quotidiens, abdominaux et pompes principalement, semblaient n’avoir eu aucun effet. Deux semaines intenses de dix séries de crunchs, puis de pompes. Repos, puis yoga. Cela avait au moins un impact positif. Celui de passer le temps. Mes oreilles bourdonnèrent et ma vue se voila alors que je me retrouvais assis comme un imbécile au milieu de ma cuisine. Mon smartphone sur le sol. Je ne me souvenais de rien. J’avais mal derrière le crâne. C’est tout. J’étais en survêtement, sur le sol de ma cuisine. Ma cuisine ! Au moins, je me souvenais que j’étais chez moi. Je remarquais l’insupportable néon qui clignotait, ce bruit, aussi dérangeant soit-il, m’avait fait revenir à la conscience. J’aurais dû le remplacer depuis un moment. D’ailleurs, l’autre m’avait fait le reproche à plusieurs reprises.
– T’es qu’un flemmard, un bras cassé. T’arrives même pas à changer une ampoule ? En plus tu n’as que ça à faire. Pauvre nul. Tu me fais vraiment pitié.
Mais au fait, c’était quoi son prénom déjà ?
***
28 février, deux semaines plus tôt
Julie était avachie sur le canapé. Elle avait revêtu un survêtement Adidas beaucoup trop grand pour elle et totalement élimé. Elle se goinfrait de chips en regardant pour la dixième fois la saison 2 de Stranger Things. Cela avait le don de me rendre fou. J’essayais en vain de faire du télétravail et elle avait mis le volume du téléviseur au maximum. J’avais mis un casque pour rentrer dans une bulle afin de pouvoir me concentrer un peu, mais je n’y parvenais pas. En plus, j’avais vraiment envie d’elle, malgré ses fringues moches. Je rêvais de la prendre sur la table de la cuisine, un fantasme que je n’avais jamais pu concrétiser.
Je m’étais approché d’elle, tout doucement, par-derrière, en commençant par lui caresser délicatement les cheveux, puis en l’embrassant dans le cou. Julie m’avait chassé en me hurlant dessus :
– Rhhôôôôôôôô ! en repoussant mes mains envahissantes et me donnant pratiquement une gifle.
–Tu ne vois pas que ce n’est pas le moment. Je ne suis pas du tout d’humeur.
Tout d’abord, surpris, j’eus un mouvement de recul et je ne répondis pas. Je songeais avec colère : « Elle n’est jamais d’humeur, à croire qu’elle n’a pas envie de moi. Elle ne m’aime plus, elle me trompe. J’en suis sûr. »
– Je suis désolé de t’importuner. Je ne le ferai plus. Dis-moi quand c’est le moment, quand tu as le temps et l’envie. Je ne suis qu’un homme qui t’aime et qui te désire.
Elle n’avait rien répondu, toujours totalement captivée par le petit écran en face d’elle, feignant n’avoir rien entendu. Cela évitait de grandes explications qu’elle n’avait pas du tout envie de donner.
Après avoir regardé le dernier épisode de la saison, elle s’était rhabillée, avait pris ses affaires, m’avait fait un smack et était partie chez elle, prétextant qu’elle avait du ménage à faire avant le retour au travail le lendemain. Je sentais l’excuse à plein nez. Comme si avec son 50% de libraire, elle n’avait pas le temps de faire le ménage à un autre moment que le dimanche soir. En fait, elle n’avait jamais le temps et elle n’avait jamais envie. Dans l’ordre de ses priorités, j’occupais la place 999 et même, je croyais que je ne faisais plus partie de sa constellation. Nous vivions sur deux planètes à plus d’un milliard d’années-lumière l’un de l’autre. J’étais totalement dépité, le comble de tout c’est qu’elle avait mangé tous les Pringles saveur crème et oignons, mes préférés, et elle avait bu tout le coca zéro.
Je restais là, seul, dans mon appartement, avec le chat, totalement frustré, et avec mon article, à peine commencé, à rendre pour le lendemain à la rédactrice en chef du journal pour lequel je travaillais. Évidemment, je n’avais pas pu avancer du tout. Julie me disait souvent qu’elle enviait ma liberté, de pouvoir travailler à des horaires plus flexibles que les siens, depuis la maison. Je me rendais pourtant souvent à la rédaction, car je préférais dissocier mon lieu de travail et mon lieu de vie. Je ramenais trop souvent des sujets sensibles à la maison et parfois, Julie me le reprochait. Heureusement que nous ne vivions pas ensemble. Quand elle en avait marre, elle rentrait, même si elle passait plus de temps chez moi que chez elle en semaine, mais elle tenait à garder son chez elle. Je m’étais demandé d’ailleurs si elle ne me trompait pas, étant donné son manque de libido. Peut-être gardait-elle son appart pour coucher avec d’autres ! Sur ses pensées, je regardais le thème de mon article et les quelques phrases que j’avais réussi à aligner.
Genève, 28 février
Le Coronavirus paralyse la Chine et fait son entrée en Europe : la Suisse sera-t-elle épargnée ?
La région de Hubei est en quarantaine depuis près d’un mois et demi et toute la Chine ralentit son activité économique. Plus aucun avion ne sort ni ne rentre sur le territoire chinois. Depuis l’apparition de la maladie sur un marché de fruits de mer et de poissons à Wuhan fin décembre, l’épidémie qui suscite encore beaucoup d’interrogations progresse dans le monde.
Le Coronavirus reste cependant encore bien mystérieux et cette méconnaissance angoisse. Son impact en Europe est difficilement prévisible, mais les gouvernements du vieux continent se préparent à son arrivée imminente et à une possible propagation extrêmement rapide de la maladie sur son sol.
L’Italie du Nord, placée en quarantaine, et l’Iran semblent être de nouveaux foyers de l’épidémie de ce nouveau virus qu’on connaît encore très mal. L’Espagne est aujourd’hui très rudement touchée, les cas se multiplient en France et le premier cas d’un homme testé positif au virus sur le territoire Helvétique a été identifié le 25 février au Tessin. Aujourd’hui, le Conseil fédéral a décidé d’interdire les rassemblements de plus de 1000 personnes et répète les gestes barrières pour éviter la propagation de la maladie : se laver et se désinfecter les mains, éviter les bises et les serrages de main, tousser dans son coude.
Cela sera-t-il suffisant ?
À mesure que je progressais dans l’écriture et que je consultais mes sources, je me rendais compte que la maladie qui me semblait bien lointaine encore quelques heures auparavant représentait réellement une menace.
Julie, quant à elle, le prenait à la légère. Pour tout dire, elle s’en fichait totalement et faisait même des blagues d’un goût douteux. Elle me disait qu’un fichu virus ne l’empêcherait pas de faire ce qu’elle voulait et qu’elle ne se laisserait pas impressionner et limiter dans ses libertés. Alors qu’à mes yeux de journaliste, ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant que la Suisse subisse la vague de plein fouet. Nous n’y échapperions pas. Pris d’une panique soudaine, je saisis mon téléphone portable pour l’avertir de la catastrophe à venir.
– Julie, Julie ! Tu es arrivée chez toi ?
– Oh Ludo, tranquille… Non, je suis passée chez Flo pour boire un verre avant de rentrer. Qu’est-ce qui se passe ? On dirait que le monde est en train de s’effondrer.
– Ha d’accord, je vois t’es chez Flo ! Rentre chez toi ! Et oui le monde est en train de s’effondrer, un véritable cataclysme… Il va y avoir des morts, par centaines. Ici aussi, personne n’est à l’abri. Je te promets dans deux semaines, nous sommes tous enfermés chez nous…
Elle explosa dans un grand éclat de rire. Ce qui me laissa sur le carreau.
– Arrête de paniquer, t’es complètement à la masse, mon vieux… Bon, j’ai vraiment pas le temps de discuter de ça avec toi maintenant. Je te rappelle plus tard. Il y a Flo qui m’attend. À plus, bisous.
– Mais…
Elle n’attendit pas ma réponse pour me boucler au nez. Je posai le téléphone devant moi, tétanisé, la bouche grande ouverte. Pas le temps de discuter de questions de vie ou de mort. OK. Je tremblais intérieurement. Je voyais les rues vides de gens, le spectre du virus qui s’invitait dans les salons, dans les hôpitaux, les services de soins intensifs débordés, les enterrements anonymes, des cadavres entassés, sans famille pour leur dire au revoir. La désinvolture de Julie m’avait tuée et m’avait convaincu qu’entre nous, c’était mort.
Gudule, mon gros chat, me regardait de ses yeux ronds. Il avait l’air interloqué. Il est vrai que la situation était étrange. J’étais recroquevillé sur mon canapé, les genoux collés contre la poitrine, et je tremblais. Les émotions que je ressentais étaient diffuses. Je ne comprenais pas leur origine. Était-ce de la rage, de la peur ou de l’incertitude ? Il fallait que je finisse mon papier. Ça, c’était sûr ! Il était attendu, car la réd en chef se doutait certainement que la situation allait évoluer très rapidement et que bientôt une partie des journalistes serait malade et l’autre sur le front pour relayer les informations sur l’épidémie à venir. Au boulot. Pas le temps de tergiverser !
Gudule vint tourner autour de mes jambes alors que je reprenais peu à peu mes esprits. Dehors, je percevais les bruits de la fin de journée. Les parents qui appelaient leurs enfants pour qu’ils rentrent dîner depuis les balcons, la pétarade des motards qui avec la météo favorable étaient sortis en masse, les radios et les télévisions allumées à plein volume pour les informations, mais aussi les cris et le bruit habituels des objets qui se cassent de mes voisins du dessus. J’étais intervenu deux fois. J’avais accueilli la femme en pleurs chez moi. J’avais appelé la police. Elle était partie quelques semaines, mais elle était revenue auprès de son bourreau. Pourquoi ? Peut-être aurais-je déjà dû mettre un terme à ma propre relation. Elle n’avait plus aucun sens depuis longtemps. Je savais bien que cela ne finirait pas de la même manière qu’eux, mais bon, notre couple n’avait plus rien de positif. L’évidence s’imposait à moi. Elle ne m’aimait plus, alors pourquoi restait-elle ? Pour Netflix, le chat et les chips ?
Gudule s’impatientait et commençait à miauler de plus en plus fort, tournoyant comme un requin autour de sa proie. « Désolé, mon gars. J’ai zappé. » Je me levai et me dirigeai vers la cuisine, le félin sur mes pas. Tong clic. Tong clic. Tong clic. Tong clic. Putain de néon. Faut vraiment que je le change. Pas eu le temps…
« Our time is running out
And our time is running out
You can’t push it underground
We can’t stop it screaming out
I wanted freedom
But I’m restricted
I tried to give you up
But I’m addicted
Now that you know
I’m trapped
Sense of elation
You’ll never dream of breaking this fixation
You will squeeze the life out of me » Time Is Running Out, Muse
Deux semaines plus tard, le samedi 14 mars
Voilà. Ce que je craignais s’était produit. Julie s’était enfermée dans son attitude désinvolte et maintenant elle paniquait. Les écoles seraient fermées dès le lundi suivant, les gens étaient appelés à rester chez eux, les bars, restaurants et commerces hormis ceux qui fournissaient des biens et des services de première nécessité baissaient le rideau pour une durée indéterminée. La librairie de Julie aussi. Elle m’avait appelée en hurlant comme une hystérique :
– Que vais-je faire, si je perds mon emploi ? Ils m’ont déjà mise au chômage partiel direct. Je n’ai plus de papier toilette, je n’ai pas de réserves !
Je viens chez toi ou je reste chez moi ? Ils n’ont pas le droit de nous enfermer ! Et puis, j’ai la trouille, je veux pas choper ce machin. Je veux pas crever ! Non, je ne viens pas chez toi. Toi, avec ton travail tu sors tout le temps, tu vois plein de monde. Tu l’as sûrement.
J’avais écouté sa tirade sans broncher. Je ne voulais pas lui asséner la phrase qui tue, le « je t’avais prévenue. » Je me résignais, comme toujours. Il y aurait un infarctus et les pompiers et les urgences, déjà débordées, n’avaient pas que ça à faire. Toujours, je me contentais, d’une réponse laconique.
– Désolé, mon amour. Je ne sais pas… Fais ce que tu penses. Oui, reste chez toi. C’est mieux.
Dans le fond, sa présence, même désagréable, me rassurait. Était-ce elle que j’avais peur de perdre, vraiment ? Nous n’avions plus rien à partager et ne partagions plus rien. Même plus le sexe. Le temps filait et je n’avais toujours pas eu le courage d’affronter cette angoisse dans le blanc des yeux. J’étais un lâche et avec cette constatation, je confirmais les dires de nombreuses femmes. Je n’avais pas de couilles. J’aurais déjà dû lui avouer il y a longtemps qu’il valait mieux nous séparer… Mais je commençais à percevoir pourquoi je me satisfaisais de cette situation nuisible : je ne supportais pas la solitude. D’autant plus dans un monde qui faisait face à une pandémie totale ! Mais n’étions-nous pas tous seuls face à nos certitudes anéanties ?
***
25 mars, 18h18, un appartement de la banlieue genevoise
Je me sentais mal. J’avais cependant eu l’occasion de réfléchir. Mes pensées s’étaient bousculées dans ma tête, à une vitesse folle, pas toujours cohérentes, mais bien affirmées. Les grandes lignes étaient simples. J’avais tort quand je disais avoir le temps de rien constamment. Il aurait fallu le prendre, ce temps, car il était compté. Chaque minute et chaque seconde étaient précieuses. Alors j’ai pris cinq résolutions. La deuxième : ne plus repousser au lendemain. La troisième : dire ce que l’on ressent. La quatrième : accorder de l’attention aux gens que l’on aime et leur exprimer cet amour. La cinquième : ne pas s’interdire de vivre ses passions et soutenir celles des autres. S’entraider. Mais la première entre toutes ! La plus urgente si je ne veux pas devenir complètement fou : changer le néon de la cuisine ! Ce sera suffisant.
Je n’avais pas beaucoup d’énergie et de force, mais assez pour ça. J’avais le nouveau tube dans les mains et le chat qui tournoyait autour de mes jambes dans la cuisine quand le téléphone sonna.
Tong clic. Tong clic. Tong clic. Dring, dring. Driiiiiiiiiiiiiiiing. Tong clic. Quelle drôle de symphonie ! Il tressautait sur le plan travail : Julie, Julie, Julie. Je répondis malgré moi, déposant le néon sur la petite table attenante.
25 mars, 18h30, un appartement de la banlieue genevoise
Gudule râlait dans tout l’appartement. Son maître ne répondait plus depuis une dizaine de minutes. En général, lorsqu’il commençait à manifester son mécontentement, celui-ci se résignait, saisissait une poignée de croquette pour faire taire l’animal qui devenait insupportable. Là, rien. Personne ne bougeait. Son humain avait comme disparu de l’appartement alors qu’il l’avait encore entendu parler dans la cuisine peu de temps auparavant. Il émit des cris inquiets qui ressemblaient plus à des pleurs de bébés qu’à des miaulements. En pénétrant dans la cuisine, le lieu du crime, il s’arrêta net. Son bienfaiteur gisait sur le sol immobile. Il se mit à ronronner de toute ses forces se frottant à son maître, il finit par s’installer sur sa poitrine, comme ce dernier ne bougeait toujours pas.
Tong clic. Tong clic. Tong clic.
Ses oreilles et ses moustaches tressautaient au rythme de l’insupportable lampe. Pourquoi son maître l’allumait-il toujours, alors qu’on voyait très bien, même dans l’obscurité ?
***
Je me relevai totalement, me sentant léger comme une plume. Les douleurs et surtout l’engourdissement que j’avais ressentis en ouvrant les yeux avaient disparus comme par magie. Je ramassai le téléphone qui me sembla soudain sans intérêt et le déposai sur le plan de travail à côté de l’évier. Je n’y jetai même pas un coup d’œil furtif. Je regardai l’horloge contre le mur que j’avais aussi tenu à poser moi-même, plus pour la décoration que pour son utilité intrinsèque. Les aiguilles montraient 18h30. La vaisselle sale s’entassait sous le robinet. La gamelle de mon matou, Gudule était vide. Je fermais la fenêtre qui était restée ouverte. C’est là que je m’aperçus que quelque chose ne tournait pas rond. À part le « Tong clic, Tong clic » du néon qui vacillait et qui allait sans doute rendre l’âme, il n’y avait pas un bruit et pas un mouvement ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Je passais rapidement au salon pour voir si le constat était le même. Aucune trace du chat. Où était-il passé ? La chaîne stéréo était éteinte, la télévision aussi. Mon ordinateur portable trônait sur la table, une tasse de café posée à côté, et pas loin d’elle, un cendrier qui débordait. Il était éteint lui aussi. N’étais-je pas en train de travailler sur un article au sujet de… ? De quoi ? Je ne me souvenais pas.
Les toilettes, j’avais un besoin pressant. Je m’y retrouvais en moins de temps qu’il faut pour le penser. Zut. Plus de papier. Tant pis. Je secouais mon engin et me lavais frénétiquement les mains. La chambre, maintenant. Peut-être que Gudule m’y attendait, confortablement installé sur le lit comme il le faisait parfois. Je passais la tête par la porte, je vis le lit défait, un tas de vêtements sur le sol. Puis, dans le coin vers la grande fenêtre qui donnait sur un balcon, j’aperçus un sac rempli d’affaires féminines, des livres, des cd’s, une trousse de toilette, d’où dépassait une brosse à dents, rose, toute défraîchie. À qui appartenait ce sac ? Une photo dans un cadre. Deux visages souriants, collés l’un à l’autre. Il y avait le mien ; je vérifiais dans le miroir pour en être sûr… Et celui d’une femme, assez jolie et jeune. Hmmm. Toujours pas de chat. La fenêtre qui menait sur le balcon était ouverte. Étrange. Pas de gazouillis non plus. L’immense chêne devant l’immeuble… De nombreux voisins auraient voulu l’abattre, car il ne laissait filtrer que très peu de lumière, alors que ses feuilles jonchaient le sol des balcons jusqu’à l’intérieur et envahissaient tout. Je me souvenais de ça. Des oiseaux qui y avaient construit leur nid et chantaient si fort au printemps à l’aube que parfois leur chant me réveillait et m’agaçait par la même occasion. Mais pourquoi je ne me rappelais rien d’autre ? D’ailleurs… Quel jour étions-nous ?
Ma progression d’une pièce à l’autre était étonnamment rapide. Je survolais littéralement les objets, les paliers. Je m’arrêtai. Et je me rendis compte que le monde semblait s’être arrêté lui aussi. Il régnait un silence total, un silence de mort comme on le disait parfois. Le mot « mort » convenait également parfaitement à la situation, car autour de moi, il n’y avait âme qui vive. Même Gudule s’était volatilisé, alors que son gabarit ne lui permettait pas de se cacher et que sa gamelle vide l’aurait fait se manifester de façon extrêmement bruyante.
Les bruits de la vie étaient éteints à mon réveil.
***
« In fear every day, every evening,
He calls her aloud from above,
Carefully watched for a reason,
Painstaking devotion and love,
Surrendered to self preservation,
From others who care for themselves.
A blindness that touches perfection,
But hurts just like anything else.
Isolation, isolation, isolation.
Mother I tried please believe me,
I’m doing the best that I can.
I’m ashamed of the things
I’ve been put through,
I’m ashamed of the person I am.
Isolation, isolation, isolation.
But if you could just see the beauty,
These things I could never describe,
These pleasures a wayward distraction,
This is my one lucky prize.
Isolation, isolation, isolation, isolation, isolation. » Isolation, Joy Division
22 mars, un appartement de la banlieue genevoise
La nouvelle était tombée le 15 mars. Le couperet sur les libertés individuelles pour préserver l’intérêt général et essayer d’enrayer une hécatombe qui avait déjà commencé et éviter la surcharge des hôpitaux était tombé pour le bien de tous. Le gouvernement avait tranché. Face à la propagation de la maladie, nous devions tous prendre nos responsabilités, devenir moins égoïstes, penser à la collectivité. Le pays était confiné déjà depuis une semaine. 7014 cas et déjà 60 décès… et cela augmentait exponentiellement de jour en jour, le pic était loin d’être atteint.
J’étais là pour rendre compte des dernières informations. De la désolation, de l’impuissance face à une maladie qui nous dépassait, des découvertes médicales, comme la chloroquine qui alimentait les débats, des violences conjugales qui augmentaient dans les ménages, de la déprime des gens déjà fragiles, des survivants au virus, des miraculés, je racontais la détresse de ceux qui avaient perdu un être cher sans pouvoir lui dire au revoir, ni serrer leurs proches dans les bras. Des entreprises en faillite. Je décrivais comment de petits indépendants ne pouvaient plus manger, car ils ne touchaient plus de revenus. Je relatais les interrogations des musiciens, acteurs, écrivains et chanteurs ainsi que celles des metteurs en scène, des éclairagistes et ingénieurs du son, dont les livres, les concerts et les représentations avaient été annulés et reportés. Je parlais des couples séparés par le confinement aussi.
Comme le mien. Qui ne survivraient certainement pas à la crise. Il était mort avant. J’avais cru à tort que d’essayer de le maintenir serait la chose la plus confortable à faire. Je m’étais trompé.
Je racontais et écrivais sur tout, sauf sur « l’après », car l’après restait mystérieux. Personne ne savait ce qu’il y aurait après. Personne. Comme la mort. Personne ne savait. Guerre, paix, crise économique, désastre, ou au contraire une société transformée, plus altruiste et plus consciente, qui s’entraide plus, qui envisage de ne plus autant consommer, de produire plus localement, de voyager avec plus de conscience et qui s’engage à protéger l’environnement activement.
Je ne questionnais pas plus « l’avant » qui rassemblait autant de prédicateurs du grand n’importe quoi. Plein de charlatans avaient prédit l’épidémie, des extrémistes religieux affirmaient qu’il s’agissait d’un châtiment de dieu, d’autre d’un complot de la Chine pour abattre ses concurrents économiques et d’autres encore d’un attentat d’altermondialiste pour sauver la planète… Pour moi, les gens qui prétendaient savoir et connaître « l’avant » et « l’après » étaient très arrogants et bêtes, et ceux qui les croyaient, naïfs.
Le présent faisait apparaître les caractères les plus sombres de certains, comme les plus lumineux. Ceux qui se disaient en guerre avaient raison pour certains aspects. Pour les mauvais, la délation, la méfiance des uns vis-à-vis des autres, la peur et l’agressivité ainsi que la violence se manifestaient comme lors des conflits mondiaux et pour les meilleurs, des témoignages de solidarité, d’engagement, de persévérance, de don de soi, de générosité et de bienveillance surgissaient dans l’obscurité et l’incertitude. Il y avait aussi beaucoup d’experts autoproclamés… Dont parfois je m’étonnais, car j’en connaissais : politiciens, médecins, chroniqueurs, personnalités publiques qui soudain devenaient des spécialistes. Moi, j’étais journaliste et je prenais mon métier à cœur. Je ne relatais que les faits, vérifiables, contrôlables. J’allais sur le terrain, observais avec objectivité.
Je m’étais rendu à l’hôpital à plusieurs reprises pour interviewer les soignants et les patients, j’avais essayé de couvrir l’actualité au mieux, me rendant chez des personnes atteintes. La contamination avait semblé inévitable, même si j’avais pris toutes les précautions nécessaires : masques, gants, distance, désinfection, lavage de mes vêtements. Me voilà en quarantaine.
Julie m’avait fait des scènes incroyables sur Facetime à propos de mon métier. La moitié de la rédaction se trouvait en confinement et télétravaillait. Pourquoi étais-je l’un des seuls à couvrir le sujet dehors ? Je le faisais exprès d’après elle. L’idiote n’avait jamais compris ma passion et mon engagement. Lors d’un de ses derniers appels, elle avait hurlé :
– Tu l’as fait exprès. Pour qu’on ne se voie plus ! Tu as gagné. Je ne passerai pas chez toi. Garde-le pour toi, ton putain de virus !
Comme d’habitude, elle ne m’avait pas laissé le temps de m’exprimer. Elle avait raccroché. Ma voix s’était éteinte. Oui, je le garde pour moi ce virus et tu sais quoi, je te reprends aussi mon cœur et je retrouve ma liberté. C’est ça que j’avais eu envie de lui dire. Mais aucun son ne l’avait atteint et même si mes mots ne s’étaient pas confrontés au silence des limbes du réseau, elle ne les aurait pas entendus, ni écoutés.
De toute façon, ces querelles n’avaient que très peu d’importance, depuis deux jours, j’attendais chez moi la sentence, fiévreux et faible. Le test était revenu positif ce matin.
25 mars, 18h21
Je m’étais soudain senti comme propulsé dans la cuisine. Étrange sentiment. J’avais survolé l’appartement en une fraction de seconde. Il n’y avait toujours pas de bruit. Sauf le Tong clic, Tong clic, au-dessus de ma tête, de cet imbécile de néon.
– Oui.
J’entendais ce mot, clair, qui sortait soudainement de ma bouche. Mais il me paraissait plus comme un murmure, un râle qui sortait de ma bouche, mais qui ne venait pas de moi, mais de mon inconscient. Je n’entendais plus rien d’ailleurs. Je ne sentais plus rien après ce choc violent qui m’avait projeté sur le sol. Un voile noir devant mes yeux. Ma main qui se crispe sur le téléphone. Après, le silence et toujours le Tong clic, Tong clic. C’est tout. Un voile noir, le néant.
18h45
Un poids sur ma poitrine. Similaire à cette sensation qui m’étreignait lorsqu’ à cause de la maladie je ne pouvais plus respirer. Cette chose est sur moi, et pas dans moi, et elle est chaude, pas comme cette pieuvre qui étreignait mes poumons depuis quelques jours.
Tong clic, Tong clic. Puis, toujours ce silence et l’obscurité dans laquelle je sombre à nouveau. Néant.
25 mars, 19h30, unité de soins intensifs, Hôpitaux universitaires de Genève
Le poids sur mes poumons a changé, il n’y a plus de chaleur, plus de pression. Je ne ressens plus rien. Juste quelque chose qui enserre ma tête et qui fait mal sur les oreilles, sur mes tempes, sur mon front et mon menton. Et il y a toujours cet insupportable bruit. Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic. Quoiqu’un peu différent… Il résonne tout autour de mon crâne. Il ne s’arrêtera donc jamais. Plus régulier, plus sonore, plus insistant, il a pénétré à l’intérieur de ma tête.
Je parviens difficilement à ouvrir les yeux. Aïe. Une lumière crue m’aveugle. Je sens une pression sur mon poignet.
Penché sur moi, un visage étrange me dévisage à travers un masque de plongée.
– Monsieur, monsieur, respirez, respirez !
Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic, Tong clic
La main lâche mon poignet et j’entends la voix à qui elle appartient, à travers le Tong clic, Tong clic, Tong clic qui n’arrête pas et, venant de très loin, comme si mes oreilles étaient bouchées par du coton :
– C’est bon, il est revenu ! Il est revenu !
J’essaie d’approcher les mains de mon visage pour faire enfin cesser ce bruit. Impossible. Je ne peux pas voir le néon. Je ne vois que des appareils flous.
– Non, non ! Surtout pas monsieur ! C’est ce qui vous permet de respirer , crie la voix.