

LE PITCH Roger Jaunin raconte Michel Bühler
LA PENTE est rude ; on a quitté la plaine, le trafic, et maintenant la route se faufile entre les forêts déjà rougies par l’automne. Le village est là, comme figé, posé sur le replat. Dernier chemin à droite, derrière la scierie.
Une maison aux murs blancs, Bühler, Michel, à la porte.
François, le grand-père, a jeté la première pierre contre le mur de l’usine, un soir où la canaille s’en était venue protester. Les yeux malins, dans son cadre en bois, on l’entendrait presque houspiller le monde, les nantis. Et, « pour gueuler contre les chefs, cracher sur l’atelier », l’oncle Albert était bien le premier. C’est une tradition : chez les Bühler, les hommes gueulent. Michel est le dernier, il a choisi de le faire à travers ses livres, ses disques, sur les scènes de théâtre. Mais le pays n’aime pas trop ceux qui gueulent. Le pays est « propre en ordre », sourd, le pays dort. Il a soixante-dix ans passés, Michel Bühler, dont trente, quarante peut-être, à s’user la voix pour quelques-uns, pour ceux qui savent encore écouter, rire, boire et chanter. François disait que « cinquante ans de vie, c’est cinquante ans d’espoir ».
Bühler, donc. Des avant-bras de forgeron, le reste à l’avenant. « Un solide gaillard », dirait-on dans ce coin de Jura qui est le sien, pays d’hommes durs à la tâche et de femmes aux yeux pétillant de malice. Et j’imagine que c’est là-haut, au milieu de tous ces gens et de ces forêts qui s’étendent à perte de vue, qu’il a puisé la force, l’énergie qui le porte depuis plus d’un demi-siècle. Depuis…
C’était au lendemain d’une révolution manquée. Paris s’était tu, j’avais vingt ans, la tignasse en bataille et, déjà, des copains sans particules. Le travail nous tendait les bras, il ne tenait qu’à nous d’entrer de plain-pied dans ce que ceux qui nous avaient précédés appelaient « la vie ». Et qui était « leur vie ». On écoutait la Radio romande, celle de Kohler et de Gardaz, en se disant que ce coin de pays à jamais épargné́ par les turbulences avait somme toute bien de la chance. Et nous avec.
Et puis Bühler a chanté. Il devait s’agir d’une chanson qui, à l’époque, allait faire un bien joli tapage et dans laquelle il était question de nos rêves et de ces envies que l’on sentait sourdre en nous :
J’ai vingt et un ans, c’est donc le moment De participer à la vie du temps
Mais comment le faire lorsque l’on n’est pas Riche ou bien célèbre, et que l’on n’a pas
Le poids des années qui, dans mon pays, Avec de la chance m’aurait permis
De me faire entendre ? Mais écoutez-moi, Car, comme vous…
J’aime nos montagnes, nos Alpes de neige…
Oh je sais déjà ce qu’on va me dire :
Tais-toi, tu ne sais pas ce que c’est que souffrir ! Comment oses-tu parler ? Tu n’as pas
Comme nous gagné la guerre, tu n’as pas
La force des ans, tu n’es pas lieutenant,
Tu n’es pas comptable ni même révérend !
Tu es encore jeune, tais-toi, ca passera, Contente-toi…
D’aimer nos montagnes, nos Alpes de neige…
Je n’ai jamais gagné la moindre guerre, j’aurais fait un piètre comptable, et si un jour je m’adresse à Dieu, ce sera à lui et à lui seul, pas à ceux que Brel appelait « les larbins du ciel », mais j’ai conservé, gravées dans ma mémoire, ces quelques rimes. Et avec elles une bonne partie de celles que, depuis, le chantre de l’Auberson a bien voulu nous livrer.
On ne parcourt pas l’œuvre de Bühler, on la visite. Nuance. Oh, bien sûr, il faut savoir, avec lui, prendre la route. C’est que, Vaudois « d’en haut », et par périodes, exilé volontaire à Paris, Bühler a arpenté le monde. Il est allé́ au Québec – à l’invitation de Gilles Vigneault, son frère –, au Nicaragua, au Pérou, en Bolivie, en Haïti, au Zaïre, en Ethiopie, en Inde, a traversé les Etats-Unis d’Amérique et le Sahara, d’Alger à Ouagadougou, visité le golfe du Siam, s’est rendu en Israël et dans les territoires occupes, à Beyrouth.
Il a rencontré des hommes bons, il en a connu de moins bons. Il est allé́ là où la folie des hommes affame, tue, mutile. De ces mille et un voyages, Bühler a rapporté autant de pépites qui, à elles seules, ont valeur de témoignage. Du Faubourg de Buenos Aires jusqu’En Haïti, en passant par le Fleuve Casamance et le Sahara, ou encore En Palestine, du fond de l’Afrique – Chanson nécessaire –, de Guantanamo, il n’a de cesse de dénoncer, de crier. Et forcement de déranger.
Ce chemin parcouru, il faut aussi savoir s’arrêter. S’asseoir là, avec lui, sur le bord de la roche, et contempler le monde en bas. C’est ce que j’appelle « la visite ». Oui, prendre le temps d’observer ce pays et ces gens, petits pays et petites gens qu’il nous dépeint avec à la fois une précision de portraitiste et une tendresse infinie. Certains de ceux d’ici, des compagnons de route, sont déjà partis, qui comme Ivan Leyvraz sur la terre rouge du Nicaragua, qui, plus sereinement, comme Marthe, Otto, Albert, Jean-Claude, Frank et quelques autres, simplement parce que c’est ainsi… quand bien même ce n’est pas juste.
Où que je sois, quoi que je fasse, j’emporte toujours avec moi un peu de Bühler. Un refrain, quelques mots. Il m’arrive souvent de croiser le regard de La Vieille Dame, celle « qui sait les mots qui consolent un peu », celui d’un étranger aux mains « comme des outils », ou encore de poser un coude sur le zinc du Kabyle. Toutes les villes du monde ont leur « Rue de la Roquette », tous les « Paquebots » du monde et de par chez nous se pose aujourd’hui la question de savoir ce que sera leur demain. Et, quand il me prend de « partir pour boire », c’est aussi non par désespoir, mais pour espérer. C’est cela, en somme, la force de Bühler : nous rappeler sans concession aucune notre quotidien et entretenir ce feu qui brule en nous et qu’il appelle l’espoir.
Bühler partage avec Brassens, Renaud et quelques autres privilégiés l’art de faire de gros mots des mots jolis. Il dit bite et con, salauds et – pire ! – militaires, banquiers, et tout cela fait des phrases qui sonnent clair et qui vous dessinent des paysages ouverts, infinis, joyeux.
Il fait aussi, Bühler, des rimes où
L’espoir c’est l’évidence belle
Que l’on est là mille et cent mille Sans peur aucune, debout, rebelles Et que ca n’est pas inutile
Et encore
L’espoir c’est plus fort que la mort
La fleur qui perce le goudron
Le soleil qui s’lèvera encore
Sur les futs rouilles des canons
C’est cette flamme qui vacille
Ce feu que je tiens dans ma main
Fragile et fort comme ma vie
C’est tout ce qui me fait humain L’espoir
et, quand il lui arrive de déposer « une pomme de pin sur un rayon / Un coquillage l’air un peu con », c’est pour, du bout des doigts, écrire la plus pudique des chansons d’amour.
Tout cela, pourtant, ne ferait pas une œuvre s’il n’y avait là tant et tant d’obstination à convaincre. C’est aussi simple que cela : Bühler est un laboureur. Il connait la terre et trace son sillon pareil à « ces dos courbes » dont on nous dit qu’ils sont d’un autre temps et qui, pourtant, savent tout des saisons, du bruit du vent dans les feuillus, des autres. Bühler a choisi d’écrire pour ceux qui, comme Otto, son père, savent encore sortir un violon, rire, boire et chanter. Et recommencer cent fois, mille, parce que c’est leur vie. La vie.
C’est beaucoup et c’est largement suffisant pour que les textes et les chansons de Bühler soient d’ores et déjà assures de lui survivre et de continuer de tenailler les bonnes consciences de ce pays trop beau, trop riche, trop… petit. Et, quand il s’agira pour lui et quelques-uns d’entre nous de s’en aller voir là-haut s’il y a des bistros où boire le gros rouge avec Dimey, de tordre le cou à quelque « précaution » avec Menétrey, il s’agira aussi de savoir que, aussi vrai que les linceuls n’ont pas de poches, les poètes, eux, ont l’élégance de laisser leurs écrits derrière eux.