
LE PITCH Comédien et metteur en scène Lorenzo Malaguerra participe activement au développement culturel en Suisse. Il est le Directeur du Théâtre du Crochetan et le Chef du service culture et tourisme de la Ville de Monthey. Il a également fondé l’association « 20 ans 100 francs », qu’il préside, pour créer un abonnement général culturel afin de promouvoir la scène artistique suisse auprès des jeunes générations. Il anime, enfin, la Conférence des délégués culturels du Canton du Valais.
Je regarde depuis le balcon la terrasse du bar, déjà pleine. Nous sommes le vendredi 22 mai et jusqu’ici tout va bien, certains disent même que tout ira bien, que le virus est derrière nous maintenant. Tu te souviens alors de la célèbre réplique : « Mais jusqu’ici tout va bien, ce qui est dur, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » Tu te rappelles que pendant que l’acteur raconte de sa voix monocorde l’histoire du gars qui chute d’un immeuble de 50 étages, il y a l’image de ce cocktail Molotov qui tombe sur la terre et fait tout exploser.
Puis, tu repenses à l’humoriste qui avait écrit l’autre jour assez justement sur Facebook : « Le plus dur, c’est de se rendre compte qu’on exerce une activité non essentielle. »
Le théâtre est la somme un peu grotesque de ces deux phrases : nous chutons collectivement sans savoir jusqu’où – et plus longue sera la chute, plus dur sera l’atterrissage ; nous ne sommes pas essentiels, disons que pour la plupart des gens nous ne le sommes pas. Voici donc pour l’aspect économique de la chose. Une activité en chute libre et non essentielle est mal partie dans la vie.
Des réactions irrationnelles
Il y a des phénomènes psychologiques que tous les fans de films catastrophe connaissent bien : les réactions irrationnelles devant un danger extrême. Ceux qui nient l’évidence – ce bateau ne peut pas couler ; ceux qui tentent d’oublier – s’il coule alors autant se soûler ; ceux qui pensent que quelque chose va les sauver – ils prient ; ceux qui paniquent – ils ont raison ; ceux qui ont été payés pour accompagner le naufrage – ils font preuve d’une belle conscience professionnelle, mais jouer un quatuor de Schubert alors que tout le monde court dans tous les sens est inutile ; ceux qui sont créatifs – ne pourrions-nous pas assembler une montgolfière avec cette nappe ? Les faux courageux qui flirtent du côté des salopards – ils donnent des coups de rame autour d’eux tout en criant de monter à bord du canot de sauvetage ; les vrais courageux – il y en a très peu, ils restent anonymes et meurent toujours avant la fin ; les chanceux – ils n’ont rien fait pour être en vie ; les optimistes – la côte n’est qu’à 2’000 kilomètres ; les pessimistes – eux aussi ont raison, mais on ne les aime pas. La liste est longue, mais elle correspond assez bien à ce à quoi on a assisté dans le domaine qui m’intéresse, le théâtre et les gens de théâtre.
Je ne vais pas faire l’inventaire de toutes les réactions que j’ai vu passer sur les réseaux sociaux ou dans les conversations d’apéro Skype, de séances de crise et de non-crise depuis deux mois maintenant. Mais je dois quand même avouer que, moi y compris, on y a vu passer pas mal de bêtises et pas moins de petites lâchetés du quotidien. De belles choses aussi et même certaines très belles.
Tout d’abord, j’ai adoré le passage entre l’arrivée de la pandémie et la fermeture des théâtres. D’un discours assez corona-friendly, on prend les numéros de téléphone des 1500 spectateurs au cas où on devrait rappeler tout le monde, mais on sait bien que ça n’arrivera jamais, on est passé à quelque chose du type « Brûlez les sièges, le virus est partout, il vole et il aime le sang ! » (je me range plutôt dans cette catégorie). Il y a bien eu quelques vieux briscards, des Tabarly des coulisses à qui on ne la fait pas et qui ont assuré à tout le monde que c’était l’affaire de quelques jours. Pas de panique, ton spectacle tu le joueras début avril petit. Comme on sait, Tabarly est tombé à l’eau et personne ne l’a revu.
Désert des plateaux, néant des cerveaux
Puis ce fut la désolation. Le désert des plateaux entraînant le néant des cerveaux. On a vu apparaître les fameuses captations de spectacles très longs. Ou des spectacles annoncés comme d’immenses succès, mais qui – était-ce l’effet de la vidéo ou des journées de désœuvrement ? – se sont révélés très nuls. Les captés ont dû sentir le vent tourner, car assez vite on ne les a plus vus et on a même commencé à voir des choses pas mal entre deux épisodes de « Séduction haute tension ».
Alors ont commencé à fleurir comme un pré après la neige de timides tentatives de redonner quelques couleurs à l’art du théâtre. Cela a débuté très doucement, une petite histoire racontée depuis chez soi, une tirade sur un balcon, un joli poème sur un dessin. J’ai aimé cela, je n’ai même pas réussi à trouver une petite moquerie, car ces propositions, aussi modestes fussent-elles, avaient le mérite et la beauté de leur modestie. Elles se sont enrichies, multipliées et sont devenues foisonnantes, chacune d’elle rebondissant sur l’autre et retombant en bouquet fleuri sur l’insomniaque des réseaux. Mais comme le sait bien celui qui entretient un pâturage, il faut faire attention aux ronces. Les ronces se sont dit que puisque la situation risquait de durer et qu’il fallait reconquérir le terrain laissé là en friche, ils ont eu un coup de génie.
Je suis gentil en appelant génial une opération de communication assez classique en pareille situation. Ils ont inventé le terme «corona-compatible» et l’ont décliné sous toutes les formes imaginables : le spectacle corona-compatible (sans public), la saison corona-compatible (celle qui coûte cher et qui ne rapporte rien), la répétition corona-compatible (à deux mètres de distance en regardant le public), l’équipe corona-compatible (celle qui liquide tous les collaborateurs «inutiles» pour ne garder que les deux acteurs qu’on aime bien), la buvette corona-compatible (jus végans servis à table pour renforcer les défenses immunitaires). La juxtaposition du terme « corona », cette grippette qui a fait à ce jour 340 000 morts à travers le monde, et cet autre, « compatible », qui dit qu’avec le premier on peut sans souci s’administrer du théâtre, a quelque chose de troublant. Pourquoi les mêmes n’ont-ils jamais utilisé le terme de radio-compatible après Fukushima ? Distribuer des pilules d’iode aux acteurs et au public serait-elle une attitude moins cool que de jouer les héros distanciés contre le méchant virus (et puis le Japon c’est loin) ?
Je dois ici faire une parenthèse. Certains pratiquaient déjà un théâtre corona-compatible avant même l’apparition du coronavirus. Leur art a été en quelque sorte adoubé par la nature.
« Cette pandémie me rend noir et à part attendre Godot, je ne vois rien venir. »
Lorenzo Malaguerra
Les ronces, donc. Elles ont déjà envahi le pâturage. Le rouleau compresseur d’une communication bien sentie, la novlangue créative du monde d’après fonctionne à plein régime. « Il faut se réinventer », « vous êtes des créatifs, vous allez trouver une solution », « le changement est dans votre ADN ». Oui, mais la créativité est un peu comme la chloroquine, elle ne fonctionne pas pour toutes les maladies. Or le problème de toute cette affaire est que le théâtre n’est pas hygiénique. On peut tourner les choses dans tous les sens, distancier à tire-larigot, commander du plexy, ne jamais regarder sa camarade de jeu, ne pas faire loge commune, ne pas boire un coup, désinfecter toutes les poignées de porte et les 1500 sièges entre chaque représentation, on se demandera toujours comment empêcher ce Bon Dieu de trapéziste de saisir la main de sa partenaire, dire aux danseurs de se tenir à distance ou contraindre Juliette à ne pas embrasser Roméo.
Ce qui ressort des normes hospitalières est une espèce de théâtre sans théâtre, une chose où des acteurs (mais est-ce encore bien nécessaire ?) parlent à personne ou alors juste à quelqu’un, de loin. Il y a les tenants du tout numérique, mais le numérique ça marche pour télétravailler, pour faire ses courses, pour lire un livre à la rigueur, pour transpirer sur des tutos de CrossFit, mais pas pour le théâtre. Et puis il y en a aussi qui se prennent à rêver de la liquidation pure et simple des théâtres : « libérons les momies de ces pyramides ringardes et rendons au théâtre la liberté du plein air ! » Oui, mais en hiver on fera comment ? D’autres enfin appellent au confinement définitif. Je me rappelle avoir assisté à des réunions d’avant le théâtre d’après, où certains collègues considéraient le public comme un mal nécessaire. Dans ces moments, je me répétais la phrase sur la chute et l’atterrissage, ne sachant plus très bien qui était en train de tomber, eux ou moi. Ils ont donc l’occasion, là, de résoudre avantageusement le problème en liquidant les spectateurs pour jouer à huis clos, comme le Championnat de foot allemand, mais sans retransmission directe et sans que personne ne s’intéresse aux résultats.
Le meilleur et plus drôle pied de nez que le virus puisse nous faire serait de disparaître, laissant en plan les adeptes de la tabula rasa et de la réinvention permanente. Je descendrais alors sur la terrasse bondée pour siroter ma bière et, paraphrasant Friedrich Dürrenmatt, quelques jours avant sa mort, qui parlait de l’âme d’Ulysse errante et cherchant le repos dans ce fabuleux petit texte intitulé « Pour Vaclav Havel », je te dirais : « Je suis sûr que le virus a choisi d’être Suisse. »