Allez, parlons argent puisque c’est dégoûtant. Les livres sont une merveilleuse œuvre de l’esprit humain, on est bien d’accord. Par ailleurs l’édition est aussi une industrie, puisqu’on y vend des livres, cela occupe un peuple de libraires et des rayons entiers chez Leclerc. Mais l’économie du secteur reste aussi mal connue que le principe de l’imposition progressive par tranche ou la notion de taux de change. Quand j’étais récipiendaire couronné, on m’a invité souvent à perpète pour donner une conférence, gracieusement bien sûr, et parfois le transport à mes frais. Pour m’appâter, on me disait d’un ton gourmand : « Vous pourrez vendre vos livres ! »
On m’imaginait avec un petit pliant, une table de camping, et une grosse valise contenant mon œuvre, ramenant un beau pactole puisqu’alors j’étais célèbre, les gens allaient se précipiter. C’était n’y rien connaître : non, les gens ne se précipitent pas, et non je ne possède pas mes livres. Le livre appartient à l’éditeur, qui le vend au libraire, qui le vend au lecteur. Pour venir avec ma valise de livres, il faudrait m’auto-éditer, ce qui me condamnerait à une vente à la criée, jamais en librairie.
« Les écrivains sont petits producteurs, éleveurs de betteraves qui font tourner la grande sucrerie qui, elle, fait du chiffre. »
Alexis Jenni
Quand l’éditeur vend un livre, il verse un droit d’auteur, dix pour cent, qui est ce que l’agriculteur gagne dans la filière agroalimentaire. Les écrivains sont petits producteurs, éleveurs de betteraves qui font tourner la grande sucrerie qui, elle, fait du chiffre. Quand on sait que deux mille exemplaires vendus est le score qui rend tout le monde content, que l’écrivain en tirera trois mille euros et qu’il a mis deux ans à l’écrire, on voit qu’écrire n’est pas un gros business. Sinon, l’édition va bien, les diffuseurs vont bien, la librairie vacille, mais tient, merci pour eux.
Mais ce n’est pas un métier ! Oui, betteravier non plus, c’est la passion du produit qui l’anime, et le bonheur de voir gonfler ses petites racines, il ferait même ça gratuitement tellement il est content. Écrivain est un métier étrange, entre sacerdoce, addiction et dinguerie douce, mais c’est un métier au sens où il produit des contenus qui sont ensuite vendus au profit d’un secteur industriel. Il ne s’agit pas d’avoir le droit de vivre de son art, comme le revendique maladroitement une frange du métier, demande adolescente à laquelle on peut répondre simplement : non. Ce n’est pas un droit, comme pour toute activité ; il s’agit d’une question de répartition des richesses. Par ces contenus, une richesse est produite, il convient qu’elle soit équitablement répartie. Ce qui n’est pas tout à fait le cas, car tout le complexe scripto-industriel tâche d’obtenir des contenus au moindre coût, voire gratuitement, sous prétexte que ce n’est pas un métier, mais une passion. Voire même un luxe, de quoi ils se plaignent. Ah, le nombre de gens qui m’ont demandé de leur donner un texte qu’ils vendent par la suite ! Et qui ne comprennent pas mon refus, me trouvant radin de ne pas travailler pour eux, me laissant porter la culpabilité d’avoir à argumenter un refus. Du coup, je me demande si ce flou quant au statut professionnel de l’écrivain est vraiment de la naïveté ; parce que ça arrange bien du monde que de croire ça.