LE PITCH Rien n’arrête l’écrivain canado-suisse – ou québéco-vaudois, c’est selon – qui enchaîne les romans à succès et les apparitions dans tous les médias possibles et imaginables. Déjà primé, adulé par des inconditionnels aussi remuants que lui, il marche à 30 ans sur les traces de Jacques Chessex, disent les Suisses, ou de Michel Houellebecq, assurent ses aficionados français.
Quentin, je vous ai connu à 4 ans, dans la forêt des Laurentides où vos parents vivaient loin du monde, près de Notre-Dame-de-la-Merci, titre d’ailleurs de votre deuxième roman… Maintenant, quand je lis la presse avant le Salon du livre, je vois en grand : « Mouron, le Houellebecq suisse »… Je n’ai donc plus aucune chance de vous tutoyer ?
Quentin Mouron : À l’instant « T », nous sommes en Valais, une terre alpine où le vouvoiement est interdit, non ? Cela dit, tu as été l’un des premiers écrivains que j’ai rencontrés et le premier journaliste à chroniquer mon premier roman, alors tu as droit au tutoiement à vie… Ces années québécoises ont été très formatrices pour moi : mes parents recevaient sur leurs terres, entre forêts et rivières, des écrivains, des peintres, des musiciens, des journalistes, de grands voyageurs et même des banquiers. Et ils m’associaient toujours aux conversations d’adultes. J’ai donc arrêté de jouer très tôt et me suis dès lors intéressé aux arts.
Je disais « Houellebecq » : vous êtes pour, contre ou bien au contraire ?
Pour, sans hésiter. J’ai adoré sa poésie. Ses romans, je les ai tous lus au moins deux fois, sauf Sérotonine, que j’ai moins aimé, même s’il fait quand même partie de ce qui s’est fait de mieux en 2019, et sa correspondance avec BHL, dont on peut aisément se passer. Houellebecq, c’est le raconteur d’une fin de quelque chose. Il peut le faire avec une puissance incroyable et des mots terriblement bien dosés, comme dans La Carte et le Territoire, mon préféré. J’espère qu’il a encore des choses à dire en dehors de jouer le méchant avec ses potes de « Valeurs actuelles ». Cela dit, je préfère encore des auteurs comme Aurélien Bellanger, que les médias qualifient de Baby Houellebecq, avec des titres comme La Théorie de l’information et L’Aménagement du territoire, ou comme Jérôme Ferrari, Goncourt 2016 avec Le Sermon sur la chute de Rome.
Votre père, Didier Mouron, est un artiste unique qui crée des tableaux oniriques à la pointe de sa seule mine HB… Il se dit : simple crayonneur. Or ce crayonneur a exposé jadis à la Trump Tower, dans les appartements privés du milliardaire, et dans plusieurs galeries qui lui appartenaient à travers les États-Unis. Si le président Donald T. le rappelait aujourd’hui pour de nouvelles expos, vous lui diriez quoi, à votre père ?
Didier est pour ainsi dire dépolitisé. Cela lui poserait donc bien moins de problèmes qu’à moi, qui suis un peu plus sensible à la politique. Je lui dirais ce que Wagner disait à Liszt : « J’ai besoin d’argent, le reste je l’ai déjà ». Et je l’encouragerais à accepter pour le bien de son porte-monnaie.
C’est l’Amérique du Nord et sa dureté ou ce sont les studieuses écoles suisses qui ont forgé votre plume si coupante ?
Clairement l’Amérique du Nord et ses étendues arides. Des forêts boréales canadiennes aux déserts américains… J’étais un mauvais élève qui passait ses années presque par miracle, ou qui les manquait, comme ma première année de gymnase en Suisse, ce qui a poussé mes parents à me traîner une année durant sur les routes des États-Unis, dans une caravane. Une expérience magnifique. Je me souviens par exemple d’avoir lu le Cousin Pons de Balzac dans le désert d’Arizona, près de Monument Valley, et d’avoir écrit encore et encore, beaucoup de poésie notamment, même si je ne montre qu’exceptionnellement cette partie de ma production. Mais à 16 ans, même quand on s’entend très bien avec ses parents, cette vie à trois dans quelques mètres carrés a eu une conséquence inattendue : à partir de l’année suivante, j’ai toujours étudié assez pour ne plus connaître d’échec.
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
J’ai plein de noms du XIXe qui me viennent à l’esprit, mais ils sont tous morts de la syphilis (réd. : comme 120’000 personnes dans la France d’alors, parmi lesquelles Flaubert, Maupassant, Baudelaire, Rimbaud, Feydeau)… Je dirais Théophile Gautier, parce que j’aime bien l’ampleur du personnage, capable d’osciller entre un ennui absolu et une puissance éternelle. J’aime son côté outsider brillant qui agit progressivement, son genre classique qu’on oublie pourtant aujourd’hui dans les écoles. Oui, c’est ça : Gautier pour sa préface fantastique de Mademoiselle de Maupin.
J’ai parlé de réincarnation, mais vous semblez en fait complètement indifférent à l’élément religieux… Je me trompe ?
Non. J’ai lu Maître Eckhart (réd. : philosophe dominicain, le premier des mystiques rhénans) dans le désert, pas loin de l’Utah, mais ça n’a pas suffi ! J’ai évacué le religieux dans mes livres parce que je n’ai pas eu la chance de devenir croyant. Je ne désespère pas : cela viendra peut-être un jour. Je fais des essais. Récemment, à Bergame, entre la haute et la basse ville, je me promenais avec ma compagne, et nous sommes tombés sur une petite église qui semblait m’appeler. Je suis entré, et là, la première chose que j’ai vue, c’est un sachet de thé qui infusait dans le bénitier. Il y a toujours quelque chose de léger ou de comique qui m’empêche d’accéder au religieux.
Quand on vous suit au travers des réseaux sociaux, où vous êtes très présent, ou comme chroniqueur de presse écrite et audiovisuelle, on vous découvre très vite drôle et méchant : si le génie de la dernière lampe que vous avez achetée aux puces vous promet le Goncourt en échange de l’abandon immédiat d’un de ces deux traits de caractère, vous en seriez capable ?
Je renoncerais plus facilement à la drôlerie qu’à la méchanceté. D’autant plus que tous ceux qui ont eu le Goncourt ont en commun d’avoir renoncé à la méchanceté. Au quotidien toutefois, je ne suis pas aussi féroce que sur les réseaux sociaux qui se prêtent très bien à l’exercice de la méchanceté. Et puis cette dernière constitue un très bon outil pour trier les gens qui vous suivent comme les informations qu’ils délivrent.
Un écrivain canado-suisse de 30 ans, ça rêve des grands prix littéraires parisiens ?
Je n’ai aucun dédain pour les prix littéraires. Mais s’ils me font rêver, c’est surtout en raison de la situation financière qu’ils améliorent immanquablement. Aujourd’hui, c’est moins important pour moi, car avec le temps, j’ai fini par me passionner pour mon travail d’enseignant qui me met à l’abri du besoin. S’il y a une recette pour les prix littéraires, je ne la connais pas, et c’est très bien ainsi. Eux aussi, ils passent. Je connais un Goncourt qui a vendu 200’000 exemplaires, mais à peine quelques milliers de son ouvrage suivant.
Vous êtes en couple et en « une » de la presse people avec Julie Bertholet, jeune, belle et talentueuse violoniste vedette du label Warner Classics : alors, émulation artistique dopante, guerre d’égos ou les deux ?
Émulation, sans hésiter. Elle est beaucoup plus médiatisée que moi, mais ça ne me gêne pas. Au contraire, depuis que nous sommes ensemble, j’écris plus vite, davantage et mieux. Je progresse, et nos échanges n’y sont pas pour rien. Si on parle des pianos de Sibelius ou qu’on se dispute au sujet de Glenn Gould, ça m’enrichit. Et puis moi, je peux lui parler de Thomas Mann, de Husserl ou de Nietzsche. Je crois que je lui ai apporté une liberté de ton que le monde de la musique classique ne connaît pas forcément.
L’affaire Polanski relance pour la énième fois le débat sur la dissociation ou non de l’artiste et de la personne… Si je glisse subrepticement Bagatelles pour un massacre de Céline ou Gilles de Drieu la Rochelle dans votre bibliothèque, que faites-vous ?
Mais ils y sont déjà, pas loin des derniers poèmes de Brasillach ! Enfin, il me semble. Difficile d’avoir toute ma bibliothèque en tête. On ne lit pas comme on organise une garden-party. Ces gens-là n’auraient jamais été mes potes. Mais la vérité, et je me disais ça au cœur de l’affaire Polanski, c’est qu’on lit mieux certaines œuvres à titre posthume que dans le flot de l’actualité.
Polanski, justement…
À son sujet, j’ai répondu récemment à un ami que j’étais tellement « réac » que je ne savais même pas que le cinéma était un art…
Le talent, ça justifie tout ?
Je le répète : à titre posthume sans doute, mais pas dans la vraie vie. Ce qui me pose problème avec Polanski, c’est qu’il a toujours été en fuite et qu’il n’a jamais eu le courage de répondre de ses actes.
Vous êtes prolifique, talentueux, édité en France, mais tentaculaire d’un bout à l’autre de la Suisse romande, omniprésent dans les médias à tout propos et professeur de littérature française : mais, cher Quentin, vous copiez Jacques Chessex, le Goncourt historique des Suisses romands ?
On me l’a dit parfois. J’aime le Chessex baroque des débuts, mais je trouve que nous n’avons pas les mêmes préoccupations dans nos livres. En revanche, nous avons en commun l’ambition, l’intransigeance et le fait d’être très susceptibles.
Vous avez eu des mots très durs sur le monde de l’édition et de la littérature française. Attention, on sait ce qui est advenu des grands cuisiniers qui ont critiqué le Michelin et le GaultMillau…
Les éditeurs comme les critiques ne lisent plus. La culture littéraire fait défaut à tout ce milieu. Dans les salons comme dans les librairies ou les médias, on mélange désormais la littérature avec des genres qui n’ont rien à voir avec elle, comme la fantaisie, la bande dessinée ou que sais-je encore. Ce sont des faits. Je ne joue pas le jeu de ce biotope : je n’y vais que quand j’en ai vraiment envie.
Dans un milieu littéraire où il n’y a plus ni mouvements ni échanges, avec qui aimez-vous parler littérature ?
(Réd. : il réfléchit longuement.) Il y a évidemment mon éditeur, Olivier Morattel, qui est quelqu’un de rare. Et puis, je m’en rends compte en vous parlant, la quasi-totalité de mes confidents sont – je ne me l’explique pas – des musiciens de tous bords. Pour les grands débats sur l’esthétique littéraire, je suis intarissable avec moi-même, ou à présent, avec ma compagne. Ça me suffit.
Bret Easton Ellis vient de déclarer qu’il ne pourrait plus écrire American Psycho aujourd’hui : l’heure est grave, non ?
Je ne crois pas. Je connais suffisamment l’Amérique pour savoir qu’on peut encore y développer une littérature sans concession et jusqu’au-boutiste. J’aime bien le Ellis de Moins que zéro et de Lunar Park, mais il évolue aujourd’hui dans un monde trop hollywoodien pour être dans la réalité. Je crois qu’il tweete beaucoup et qu’il passe un temps fou sur ses jeux vidéo. Il devrait retrouver le goût du risque.
Et si la bien-pensance n’était pas l’antidote, mais la cause de la crise intellectuelle, politique et sociale que traverse l’Occident ?
C’est exactement ça. Je me méfie des tendances dominantes. Elles se résument souvent à des hypothèses émises un jour par un chercheur dans une université américaine lambda, sous l’effet de différentes drogues, et abandonnées par lui depuis.
Comment écrivez-vous ? Par vagues déferlantes ou par petits paragraphes peaufinés ? Avec la tête ou avec les tripes ? À la main ou sur votre portable ?
Par déferlantes et sur mon portable que j’ouvre chaque fois que j’ai un moment de libre, que ce soit en attendant un bus ou un train, ou pendant que mes élèves travaillent sur une composition. J’ai abandonné tous mes rituels du début et j’écris beaucoup par impulsions, puis je laisse reposer le texte, et enfin, je reconstruis tout de manière très cérébrale et presque maniaque.
Une bonne et une mauvaise raison de lire votre dernier roman, Vesoul, le 7 janvier 2015 (édition Olivier Morattel, France) ?
La mauvaise, c’est que les médias en ont beaucoup parlé. La bonne, c’est qu’il s’agit vraiment de mon meilleur roman, le plus abouti, le plus méchant.
« lesplusbellesplumes » exigent évidemment un scoop des auteurs qu’elles mettent sur le gril : de quoi parlera donc votre prochain roman ?
Si je n’ai pas tout effacé d’ici là, ce qui n’est pas impossible, il sera question de la fabrication des images et de ces réseaux sociaux qui qualifient l’époque. D’amour aussi. Cela faisait longtemps que je n’en avais pas parlé et j’en ai à nouveau envie.
À quoi ressemblera l’écrivain Quentin Mouron dans vingt ans ?
J’espère qu’au contraire de Théophile Gautier, je ne m’embourgeoiserai pas trop en prenant de la bouteille. Je peux m’imaginer dans dix ans, mais pas plus loin. Je serai heureux de détester encore les jeux de société et les marchés de Noël.
Le livre qu’il faudra glisser dans votre cercueil ?
Mort à crédit de Céline ou Le Temps retrouvé de Proust.