Quinze ans après La Horde du Contrevent – roman aux multiples facettes qui m’avait déjà soufflée par son originalité et sa singularité –, Alain Damasio revient avec une dystopie percutante et, encore une fois, d’une originalité sans pareille: Les Furtifs.
Nous sommes en 2041, à Orange. Les villes, désormais privatisées, sont tombées sous le joug de multinationales comme Salt, Nestlé ou LVMH. Elles sont réparties en zones réservées aux citoyens « Privilège », « Premium » ou « Standard », en fonction de leur revenu. Et pour contrôler qu’ils respectent bien les droits qui leur sont attribués selon leur statut, les individus sont bagués, leurs moindres mouvements, traqués. Bienvenue dans Big Brother puissance 1000. Dans cette société, il reste néanmoins des antisystèmes qui refusent toute « citoyenneté », donnant naissance à des groupuscules plus ou moins anarchistes aux quatre coins de la France. Lorca Varèse est l’un d’eux. Sociologue, la quarantaine, il ne porte pas de bague. Il tient à son anonymat. Pourtant, il s’est reconverti dans l’armée dans l’espoir de retrouver Tishka, sa fille disparue 2 ans plus tôt, à l’âge de 4 ans. Il intègre le Récif – Recherche, Études, Chasse et Investigations Furtives –, une unité consacrée à la chasse des furtifs, des créatures quasi mythiques qui vivent dans les angles morts, changent de forme et métabolisent leur environnement pour se fondre dans le décor, comme des caméléons, et tromper l’œil humain. Car, si on les voit, ils se figent en céramique, sorte de suicide pour préserver l’espèce.
Lorca est convaincu que sa fille n’est pas morte, persuadé qu’elle a été enlevée par un furtif. Le prenant pour un fou, Sahar, sa femme – proferrante –, s’est séparée de lui et essaie de faire son deuil, comme elle peut. Pourtant, Lorca finira par la rallier, elle aussi, à sa cause.
Le roman dépeint la quête de Lorca, accompagné de sa meute de chasseurs, sous la houlette de l’amiral Arshavin. Une ode à l’amour parental qui ne connaît aucune limite. Un roman qui donne aussi la parole aux minorités qui refusent d’accepter le système en place. La satire d’un état policier qui pousse l’être humain à ne plus penser par lui-même. Mais c’est aussi un message de tolérance, d’acceptation de l’autre, alors que les gouvernements ne cherchent qu’à attiser la peur.
Comme dans La Horde du Contrevent, j’ai retrouvé ce style très propre à Damasio, qui jongle avec les mots, les sons, le rythme. Chaque personne a son phrasé et ses particularités typographiques qui permettent au lecteur de comprendre à qui il a affaire. J’ai également retrouvé toute la poésie de l’auteur. J’aime sa façon de jouer avec la syntaxe et la grammaire pour donner du corps à son récit, le rendre vivant. Moi qui suis traductrice et relectrice, je suis fascinée par son écriture unique – et même très technique. Sa plume est d’une telle richesse, tout comme son inventivité. J’ai savouré chacune des 704 pages de ce pavé. On entend souvent que la langue française stagne et n’évolue pas. Alain Damasio nous prouve bien le contraire.
Extraits
- […]Dans la venelle qui mène place de Lenche, une kyrielle de filles bataillent sous la mitraille des balles brise-pupilles. Elles ne s’égaillent pas, plus abeilles que gazelles, plus gorilles que femmelettes, les oiselles. Les tristes drilles déferlent pour les cueillir et les étriller. Sauf que jaillissent des furtives : les psylles, les squilles, les judelles ; les goélandes outillées de plumes de linoléum ; les foulques aux ailes de lamellé-collé ; les libellules de paille aux yeux de myrtille, les gerbilles de crécelle, les zorilles écaillées de chanterelle et d’arolle. Elles pépient et pétillent, piaillent et grésillent, elles leurs grêlent les oreilles, à cette caillera des colonels… lesquels ont la trouille ! Si bien qu’ils s’éparpillent au fil des escaliers, en un brouillard de tesselles […]
- […] Je prends le risque de me retourner et je devine en contrebas le fusil du flic pivoter vers le portail du gîte. Il y aurait alors comme une suspension du temps. Une pâte gluide, diluée au lait, serait devenue la durée, filante entre mes doigts ou recompactée en houle, dès que j’en aurais eu le goût ou l’envie. Malgré la distance, pénombre niée, j’aurais su l’angle percis de la visée d’Agüero sur le poignet tremblant du flic et l’œil répricoque du flic rivé sur sa cuisse pour le taser. […] la furtivité/vitesse est exprimée par un récit qui passe tout un coup au conditionnel, l’ordre des lettres de certains mots est chamboulé.
- […] Je te paume, tu m’épaules, tu m’épelles, je t’effeuille, tu me perds, tu me dévisages, je te courbe, je me lèvres, tu me joues, nous attendons la fonte des neiges, un doigt dans la feinte, Apprends ma langue – parle, perle… Tu bouches ma fuite, je te bruine, tu me hanches, tu fonds, je t’avalanche […]
- […] Là j’écoute juste, chavirée, j’écoute du plus pointu de ma propre perception. J’entends les carillons qu’on atomise, qui jouent en contrepointe tissé (ensemble et décalés) (ensemble et dissociés) (comme s’ils avaient voulu partitionner la partition) (à l’extrême) (en séquences minuscules) (donc aucune (en soi) n’est techniquement exigeante) pour que toute la grâce (éminemment virtuose) du jeu ne tienne plus à un individu (fût-il brillantissime). Non : qu’elle tienne seulement à l’autocoordination vertigineuse du collectif. Sans chef d’orchestre, sans type à la baguette ! L’excellence est relationnelle. […]
Information sur le livre :
Les Furtifs, Damasio Alain, La Volte,
704 pages, ISBN 9782370490742