
LE PITCH Après le remarqué Aux noces de nos petites vertus (Cherche-Midi), Adrien Gygax, 30 ans, publie Se réjouir de la fin (Grasset), un livre qui nous laisse la mort aux trousses avec une esthétique digne de Hitchcock, mais évoque aussi les bonheurs méconnus des fins de vie. Rencontre avec un auteur obsessionnel et surprenant. Une plume adroite et promise à un grand avenir.
Il est né cent ans jour pour jour après un certain Hitler, Adolf de son prénom. Adrien Gygax n’y voit rien de symbolique, mais le détail cadre parfaitement avec son humour pince-sans-rire. Pourtant, en l’écoutant parler nonchalamment, adossé à un canapé cossu du Victoria de Glion, sur les hauteurs de Montreux, on note très vite une réalité qui résonne et dans la vie du Führer, et dans celle de l’écrivain vaudois : le suicide, la mort.
Hitler a été en effet profondément marqué par le suicide de la seule femme qu’il ait jamais aimée, sa nièce Angela Maria « Geli » Raubal, de dix-neuf ans sa cadette. Sa compagne Eva Braun tente, elle, de mettre fin à ses jours à deux reprises, au pistolet et en avalant des somnifères, avant d’absorber finalement une capsule fatale d’acide cyanhydrique dans le bunker de la Chancellerie, le 30 avril 1945, juste avant qu’Hitler ne se tire une balle dans la tête. « La mort est l’une de mes obsessions », assène Adrien le plus sérieusement du monde. « Gamin déjà, je rêvais très souvent de la mort. Ça pouvait durer des mois, toujours les mêmes cauchemars où je mourais. Et puis, au sortir de l’adolescence, cette fixation est devenue un questionnement plus général sur le sens de l’existence et la signification du suicide, notamment. Je baignais alors dans un climat expérimental entre prises de divers produits psychédéliques et lectures des Paradis artificiels. Il a fallu que je lise en même temps Le mythe de Sisyphe et L’étranger de Camus pour comprendre que je pouvais surfer sur une crête fragile sans basculer ni sur le versant du vide et du suicide ni sur celui de Dieu et des croyants qui me révoltaient, pour ne pas dire m’emmerdaient… »
« La mort m’intéresse et, quelque part, m’habite. C’est un sentiment souvent lumineux et grandiose. »
Pas question toutefois de psychologiser cette thématique à outrance. « Je n’ai rien à dire d’horrible sur ma famille. Ma vie n’a pas été plus tragique qu’une autre. Mais c’est comme ça : la mort m’intéresse et, quelque part, m’habite. C’est un sentiment souvent lumineux et grandiose, mais parfois plus angoissant. Il m’arrive, par exemple, de regarder mon amie s’endormir et d’avoir peur qu’elle ne meure durant la nuit, qu’elle ne soit plus là au matin. » Pour l’instant, ils vivent bel et bien là, tous les deux, à Glion, près du vieil hôtel « Righi vaudois » où se bousculent les fantômes littéraires : la famille d’Oscar Wilde durant le procès pour immoralité de l’écrivain ; Scott Fitzgerald, pendant que Zelda reçoit des soins psychiatriques tout près, à la clinique Val Mont, Scott qui y campe du reste les chapitres huit et neuf de Tendre est la nuit ; et enfin Hemingway, de l’autre côté du vallon, à Chamby et aux Avants, où il situe plusieurs épisodes de L’adieu aux armes.
En dépit des apparences, le chemin vers l’écriture n’a rien eu d’une rectiligne pour Adrien Gygax : « Dans mon entourage, on lisait beaucoup de romans populaires, Marc Lévy et compagnie, mais ça ne me touchait pas. Ado, je préférais nettement les BD de mon père, d’autant que s’y cachaient parfois, çà et là, des héroïnes dénudées agréables à dénicher. » C’est donc un peu par hasard qu’il dégaine sa plume, en créant avec un pote un blog consacré aux costumes et à l’élégance masculine. Mais c’est in fine au sortir d’un bad trip que les mots lui viennent, qui ne le lâcheront plus – transposée sous opium, l’expérience servira même de texte fondateur à son premier roman, un périple balkano-stambouliote aux jolis airs de Jules et Jim. « J’ai adoré mélanger les odeurs, les couleurs et les sentiments. J’ai su alors que j’aimais écrire. »
L’ivresse du Café de Flore
Le parcours professionnel d’Adrien est évidemment tout aussi tarabiscoté que ses quêtes littéraires. Sa mère l’encourageait, lui le footballeur, à devenir professeur de sport. Il trouve les examens d’entrée ubuesques, avec leurs sauts périlleux du haut du grand plongeoir, et cherche aussitôt son bonheur ailleurs, dans la même Faculté, en sociologie et en psychologie. Il finit par devenir cadre dans une société suisse de conseil, où il exerce encore un jour par semaine, histoire de payer quelques factures. C’est en y auditant un EMS (EHPAD en France) qu’il est rattrapé par ces images de temps qui passe, de finitude et de mort qui donnent tant de corps à Se réjouir de la fin. Après le Cherche-Midi, c’est donc un autre éditeur parisien, Grasset, qui mise sur ce jeune Suisse si atypique qui vient de décrocher une résidence d’écriture dans l’un des sept modules d’habitation de la prestigieuse Fondation Jan Michalski. Gygax sourit quand on évoque à ce moment T de sa carrière Itinéraire d’un enfant gâté : « J’ai eu de la chance, du culot et sans doute un peu de talent. Je m’y habitue peu à peu, mais c’est vrai que pour un provincial – ce que nous sommes nous les Suisses à Paris – le rêve de s’enivrer au Café de Flore, en plein Saint-Germain-des-Prés, pour fêter un contrat d’édition, est quelque chose de fort. J’ai voulu Paris : je vais essayer d’y rester. »
« Chez Lucrèce et Cicéron, on mourrait avec son âme. C’est carré et ça me plaît davantage que tout ce qui s’est passé après que Constantin nous ait tous convertis de gré ou de force. »
Histoire de s’y sentir bien, il a donc commencé par lire l’intégrale de l’autre Vaudois de chez Grasset, Jacques Chessex, seul Goncourt suisse (en 73, pour L’ogre). « Même si son obsession de Calvin m’agace, son style, notamment dans les nouvelles, m’apparaît comme une référence. Presque autant pour moi que Céline, qui nous donne à chacun l’envie de devenir écrivain. Ou que Jean Bloch-Michel, dont j’aime relire L’évanouie. » Les racines d’Adrien Gygax sont cependant bien plus anciennes : les épicuriens et stoïciens grecs, et surtout, leurs successeurs romains, Lucrèce, Cicéron. « Chez la plupart d’entre eux, on mourrait avec son âme. C’est carré et ça me plaît davantage que tout ce qui s’est passé après que Constantin nous ait tous convertis de gré ou de force. »
Il est comme ça, le jeune homme. Il se fiche de la littérature de genres et des bouquins de développement personnel. Il n’est pas fan de la doxa, de Greta, des faux-semblants et des préjugés populaires. Certains journalistes ont censuré son premier roman, taxé de misogynie sans qu’il ait pu faire valoir son point de vue. Mais il s’en remet. Il relit le De rerum natura de Lucrèce. Voyage de par le monde et s’en forge une vision bien à lui. Son prochain roman sera foisonnant et pas forcément politiquement correct, peut-être « bêtement jugé climatosceptique ? » Oui, sa mémoire est indisciplinée. Et si on lui demande ce qu’il pense de la littérature actuelle, il confirme son indocilité : « La littérature n’est pas morte : elle est juste un peu trop souvent idiote ! »
Parole d’Épicure ou d’un Lucrèce réincarné en Comte-Sponville deux mille ans plus tard. Lucrèce que Saint-Jérôme, au IVe siècle, décrivait comme fou et coupable de suicide. Dans le monde d’Adrien Gygax, la boucle est ainsi bouclée.