« S’il n’y avait pas eu en moi cette trace sombre, écrit Amélie Nothomb dans Soif (Albin Michel, 2019), je n’aurais jamais pu tomber amoureux. L’état amoureux ne guette pas les êtres étrangers au mal. Non qu’il y ait quoi que ce soit de mal dans cet état, mais il faut, pour le connaître, receler les gouffres qui permettront l’apparition d’un si profond vertige. » C’est beau, non ? Je vous fais cadeau de cette citation, parce que je suis tombé en arrêt, comme un chien de chasse, et amoureux du talent d’un mystérieux Anglais de 46 ans, Mr. David Szalay.
J’étais prévenu en me plongeant dans son tout-nouveau-tout-beau-tout-chaud Turbulences (Albin Michel, 2020). Le « Washington Post » avait titré : « un livre magistral, d’une intensité saisissante. » « Élégant et impressionnant », soulignait le « Financial Times ». « Profond et étonnamment bouleversant », lui emboîtait le pas « The Times ». Quand on fait le métier de journaliste depuis 34 ans, on se méfie des envolées lyriques des confrères. Mais là, rien à dire ! Tout est vrai ! Le talent du bonhomme est époustouflant, prodigieux. Comment Dieu peut-on dire tant de belles et grandes choses avec une telle économie de moyens, une épure absolue qui rappelle le génie de Léonard de Vinci en ce qu’elle allie le regard total et scientifique des plus grands chroniqueurs, et le verbe, et le style, parfaits. Difficile de trouver une équivalence. Philip Roth peut-être…
J’appelle au secours mon cher Georges Bataille pour vous décrire mon état d’esprit au sortir de Turbulences : « J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus… » Sauf que chez Szalay, le trou est dans le ciel. Il s’écrit et se décrit en codes : LGW, MAD, DSS, GRU, YYZ, SEA, HKG, SGN, BKK, DEL, COK, DOH, BUD et LGW. En codes d’aéroports. Londres, Madrid, Dakar, Sao Paulo, Toronto, Seattle, Hong Kong, Ho Chi Minh-Ville, Bangkok, Delhi, Kochi, Doha, Budapest, et retour à Londres. Douze vols, douze passagers liés les uns aux autres à travers la planète, mais c’est en fait l’humanité dans son intimité la plus profonde que croque l’auteur…
Les rapports mère-fils, mère-fille, père-fille, père-fils, la sororité, la fraternité, le couple, les amants, la violence familiale, la trahison, l’abandon, le cancer, le handicap, les accidents de la route, l’éducation, la richesse, le dénuement, la réussite, les esclaves modernes, les réfugiés, les classes sociales, les castes, la littérature, l’aviation, la médecine, le journalisme, l’enseignement, le sexe vite fait, le sexe qu’on ne fait pas, la tendresse, les larmes amères ou la consolation, la mort surtout, oui, la mort, et l’amour tout autour.
David Szalay, par magie, donne une âme a tout ce qui n’en a pas. Et un sens à des vies qui errent. Comme les nôtres. Comme la mienne. Parce que le talent de ce gentleman des lettres, c’est précisément de nous parler tout doucement, à la deuxième personne du singulier et avec une infinie bienveillance qu’on ne soupçonnerait jamais dans un petit livre de 184 pages. « Toi là ! Écoute-moi : j’ai tant de belles choses à te dire ! »