
LE PITCH Extraits exclusifs et explosifs du nouveau roman de Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2010. Pour les abonnés des Plus Belles Plumes.
Je n’ai jamais aimé les blondes platine. Elles m’ont toujours paru superficielles, artificielles – des filles en or plaqué. Au cinéma, elles captent la lumière au point qu’on ne voit qu’elles. Elles fascinent. Elles éblouissent. Jean Harlow, Loretta Young, Marilyn : même dans un film inepte, elles mènent le bal. Et il suffit qu’elles apparaissent pour que les hommes tombent comme des mouches.
Dans ma vie, j’ai aimé plusieurs fois, et j’y ai survécu.
C’est peut-être ambitieux — et même prétentieux — mais j’ai toujours cherché la vérité, dans mon travail comme dans mes amours. Pour cela, il faut poser le masque. Aimer le corps, la peau, la voix, passionnément, pour qu’un jour, à travers les failles, puisse apparaître, en pleine lumière, le secret dévoilé.
Certains l’appellent l’âme ou l’esprit. Je ne sais pas ce que ces mots veulent dire. Mais je cherche.
Lucie avait les cheveux sombres et longs, partagés, au sommet de son crâne, par une raie audacieuse. Selon l’humeur, toujours changeante, elle avait des airs de Françoise Hardy ou de Joan Baez, mais elle ne chantait pas : elle vivait en silence. Ses yeux couleur pervenche étaient brillants et clairs, comme s’ils sortaient d’un bain de larmes. Sa peau était celle d’une Indienne. Elle portait des jupes très courtes, le plus souvent en cuir, qui mettaient en valeur ses jambes bronzées. Quand je l’ai rencontrée, à la fin de l’été 1989, elle fumait des feuilles d’eucalyptus, finement roulées et nouées par un fil de couleur, qu’on appelle chez nous des beedies.
Avec Lucie, les masques tombent les uns après les autres.
Et sous le dernier masque il n’y a pas de visage.
Deuxième extrait
Les souvenirs remontent à la surface comme des noyés.
C’était l’été. Lucie était venue me rejoindre dans le chalet que possédaient mes parents au pied du Jura.
Nous avions entrepris de suivre une route forestière, tortueuse et déserte, qui menait aux grands pâturages du sommet. J’étais chargé comme un mulet avec mon sac à dos rempli de victuaille. Lucie marchait en tête et sifflotait. De temps à autre, elle ralentissait le pas pour que je la rejoigne. Nous avons franchi une première barrière qui marquait la fin de la route goudronnée, puis nous nous sommes enfoncés dans la forêt profonde.
Au bord d’un ruisseau, Lucie s’est arrêtée, a posé son index sur ses lèvres.
« Regarde, me dit-elle, une salamandre ! »
Je ne vis pas tout de suite ce petit monstre jaune et noir capable — à ce que disent les légendes — de traverser les flammes sans se brûler. La bête nous regardait avec ses petits yeux ronds et brillants. Elle était immobile. Lucie approcha sa main très lentement pour ne pas l’effrayer et la bête sauta sur sa paume. Ensuite, elle déposa la salamandre sur un rocher, quelques mètres plus loin. Et nous reprîmes notre ascension.
Lucie me désignait des plantes aux vertus singulières et des fleurs dont elle connaissait le nom.
« Il y a plein de lis martagon par ici ! »
C’étaient des fleurs assez grandes aux pétales retroussés, d’une belle couleur oscillant entre le rose, le violet et le pourpre. Cette fleur, qu’on trouve dans les contreforts du Jura, ne m’était pas inconnue, mais j’ignorais son nom, comme la plupart des fleurs que Lucie me montrait.
« C’est la saison des ancolies, regarde ! »
Les fleurs, les arbres, les plantes, pour un rat des villes comme moi, ce sont d’abord des mots. Une musique inconnue qui s’appelle la poésie.
Aussitôt je repensai aux vers d’Apollinaire :
L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain
Là-bas, tout au bout du sentier, la clairière du premier pâturage…
C’est le paysage que je préfère : des champs presque à perte de vue où paissent des vaches rousses ou noir et blanc, des bosquets de sapins et ce qu’on appelle ici des glacières — ces failles en forme d’entonnoir avec un orifice plus ou moins vaste qui se resserre progressivement. On raconte que des entreprises lausannoises, jusqu’au début du XXème siècle, venaient y chercher de quoi approvisionner les brasseries de la région. Le transport s’effectuait avec des chevaux, la nuit, pour éviter que la glace ne fonde.
Lucie voulut descendre dans la glacière profonde d’une dizaine de mètres. Mais il n’y avait pas d’échelle, et nous n’avions ni corde ni pitons.
Après nous être désaltérés, nous nous remîmes en marche.
Nous étions en vue du sommet, mais notre histoire n’avait pas vraiment commencé (avec Lucie, il n’y avait que des prémices). Je la connaissais depuis une année, j’essayais de me rapprocher d’elle, mais elle restait toujours, pour moi, derrière la vitre.
J’en étais là de mes pensées quand Lucie poussa un cri.
Une forme noire disparut entre les rochers.
Était-ce une vipère ? Une couleuvre à collier que Lucie avait dérangée pendant sa sieste ?
« Elle t’a mordue ? demandai-je.
Ce n’est rien. »
Pourtant, on distinguait l’entaille des dents et un filet de sang coulait de sa cheville.
« Attends, dis-je. Il faut aspirer le venin… »
Lucie s’assit dans l’herbe. Je me mis à genoux devant elle. Avec quelle passion je suçai, j’embrassai, je léchai la plaie ouverte ! J’aspirai le sang et le venin, si intimement mêlés. Lucie avait fermé les yeux. Souffrait-elle de sa morsure ? Elle restait silencieuse et j’éprouvais dans cette étrange intimité une émotion intense que je n’avais jamais connue encore.
J’avais du sang dans la bouche, du sang au goût amer et métallique, et ce sang n’était pas le mien.
Il était presque une heure quand nous arrivâmes au sommet — ce plateau désertique piqué de hautes gentianes.
Nous cherchâmes un endroit où pique-niquer. Nous étions les deux en nage. Lucie fut la première à se déshabiller. Je l’imitai sans demander mon reste. Nous nous assîmes sur un rocher, nus et luisants de sueur. Nous demeurâmes ainsi longtemps sans dire un mot, côte à côte, dans l’éblouissement de cet été particulier. Je voulus l’embrasser. Elle esquiva mon geste. À défaut de sa bouche, j’embrassai son épaule, sa peau mate et brûlante. Je caressai ses seins. Elle se laissa faire. J’étais submergé de désir — un désir visible, tangible, humiliant. Cela amusait Lucie. Je voulus l’embrasser de nouveau. Elle se détourna.
Un peu de sang coulait à nouveau de sa cheville.
Pour couper court, elle sortit de son sac un tube de crème solaire et enduisit soigneusement chaque partie de son corps, y compris l’entrejambe, comme pour me provoquer. Nous déjeunâmes sur le rocher, nus comme au premier jour, de sandwiches au jambon et de fruits secs. Le vent nous faisait frissonner. Des oiseaux traversaient le ciel pur.
Lucie jouait son meilleur rôle : celui de la statue de sel.
Et moi, quel était donc le mien ?
L’éternel amoureux ? Le chevalier-servant ? Ou l’esclave attaché au tyran comme le chien à sa maîtresse ?
* Extrait d’un roman à paraître en novembre 2020 aux éditions de Fallois, Paris.