Dans la vie des chroniqueurs littéraires, dans la vie des écrivains, il y a des hasards qui n’en sont pas. Je l’ai appris à chacun des livres de mon demi-dieu, Paul Auster, à qui je dois d’avoir osé persévéré dans l’art d’écrire… « Rien n’est réel sauf le hasard », dit-il, et je sais que c’est vrai. Je l’ai compris dans mon âme et dans ma plume.
C’est ainsi que j’ai reçu le même jour dans ma boîte aux lettres deux livres hors du commun, deux amis, deux empereurs de la solitude et du talent. « Les amis sont là pour cela, dit Auster dans Invisible, pour mettre les chagrins en commun. » Et dans Brooklyn Follies, il enfonce le clou : « Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des livres… »
Deux amis donc, deux livres, et une même logique qui me parle au cœur : deux personnages absolument immenses, libres, et qui campent toute la force incomparable de la littérature. On est ici à des années-lumière de la mièvrerie des rubriques culturelles de vos journaux. On est avec des fantômes et des mots qui nous embarquent dans l’au-delà de nos quotidiens.
Lucie et Simon, ce sont nos plus belles histoires d’amour, celles qu’on ne consume forcément dans un lit mais qui font de nous des créateurs assoiffés de perfection.
Je ne vais pas critiquer. Je ne vous résumerai rien. Je veux juste vous connecter – c’est cela la littérature, non ? – avec ces deux personnages. Lucie, Lucie d’enfer (éd. de Fallois), tout d’abord. C’est du tout grand Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2010, l’un des trois Romands avec Chessex et Borgeaud à avoir décroché un grand prix parisien… Lucie Miller, je l’aime à la folie et j’en ai eu une dans ma vie, quand j’étais le Simon de Jean-Michel, ce jeune écrivain happé par une femme magique, et ce, sa vie durant. Lucie et Simon, ce sont nos plus belles histoires d’amour, celles qu’on ne consume forcément dans un lit mais qui font de nous des créateurs assoiffés de perfection. Lucie, c’est une resplendissante sorcière blanche… Oui, une de ces sorcières qui incarnent la puissance invaincue des femmes… Lisez Sorcières (éd. Zones), de Mona Chollet, et vous comprendrez !
Lucie ou Lucifer, le porteur de lumière… Je dis ça, je ne dis rien. Suivez Jean-Michel Olivier dans ce conte fantastique, noir diront les uns, passionné et irréel rétorqueront les autres. Il y a peu de livres de cet acabit dans la littérature française. Je vous le garantis : parole d’ami !
Moeri, le double de Hohl
« Avec sa discrétion précieuse, il a fait de cette œuvre, jamais traduite jusqu’ici et datée des années trente, un monument d’efficacité, une symphonie de coups de fouet, un cours magistral où l’emphase et l’ellipse sont enseignées à tout bon écrivain. »
L’autre personnage qui trône sur ma table en ce moment s’échappe avec une aisance tout « einsteinienne » de L’étrange tournant de Ludwig Hohl (éd. Othello). Il était dans un coffret rose capitonné avec une magnifique cover de Frédéric Pajak, et son destin rayonnait, traduit par un écrivain magnifique et étrange, mon ami Antonin Moeri, le traducteur essentiel et unique de Hohl. Avec sa discrétion précieuse, il a fait de cette œuvre, jamais traduite jusqu’ici et datée des années trente, un monument d’efficacité, une symphonie de coups de fouet, un cours magistral où l’emphase et l’ellipse sont enseignées à tout bon écrivain. Moeri, là et maintenant, dans ces pages, n’est même plus le passeur : il est l’observateur de ce fascinant peintre sans le sou, affamé et imprégné d’alcools. Il est avec lui et avec moi sur ces terrasses de Montparnasse qui sont un décor fondamental de la littérature. Il est le boucher qui nous livre une écriture à l’os, qui transforme la langue allemande en un français qui rend un hommage définitif et indépassable à Ludwig Hohl. Ce livre est un ouragan, une trombe, une tempête, un abîme.
« Lorsque je me retourne et que l’attire vers moi / Pour l’étreindre, il devient mon pays / Où les épis mûrissent à présent / Et où le vent de la mer fait onduler les champs / Que couronnent des soleils d’un rouge éclatant. / Les autres disant alors que je pleure. »
J’ai pleuré de bonheur. Et vous ?
« Lucie d’enfer », conte noir, Jean-Michel Olivier, éditions de Fallois, Paris, 2020.
Fiche auteur Jean-Michel Olivier / Galerie Jean-Michel Olivier
« L’étrange tournant », Ludwig Hohl, traduction Antonin Moeri, éditions Othello, Paris, 2020.
Fiche auteur Antonin Moeri / Galerie auteur Antoni Moeri