METIN ARDITI L’intellectuel, mécène et écrivain signe, avec Rachel et les siens (éd. Grasset), un nouveau roman plus large que le XXe siècle qu’il traverse d’une plume exceptionnelle : une histoire où l’humanisme, la paix et l’amour s’expriment avec la force d’une tempête.
Casse-tête journalistique qu’un entretien avec Metin Arditi. On pourrait poser une question, noter sa réponse et ainsi de suite. Mais c’est impossible sitôt qu’on l’aperçoit sous ce kiosque en hauteur, au fond du parc qui le protège des bruits et de la fureur de Genève. L’évidence est là – même si ça l’agacera sans doute : le monument, ce n’est pas sa superbe maison patricienne, ni même les belles frondaisons. L’évidence tranquille, c’est lui. Sa personne. Son personnage. Calme, souriant, le mécène et écrivain à succès incarne à 75 ans – sans jouer même s’il est un excellent comédien de théâtre – l’idéal de l’homme de lettres à cheval entre l’Orient et l’Occident, le judaïsme et la culture arabe, le culte de la belle langue française et le succès éditorial, la gentillesse et la détermination quand il s’agit de défendre des convictions. Bien sûr que nous sommes venus pour parler de Rachel et les siens (éd. Grasset), parce qu’il s’agit à coup sûr du livre majeur de la rentrée francophone (découvrez à ce sujet notre analyse du roman dans notre rubrique L’Aristarque), mais comment ne pas évoquer en sa compagnie cette actualité qu’il porte chevillée au corps ?
Rachel et les siens est dédié à la mémoire de Martin Buber, philosophe, conteur et pédagogue juif et autrichien qui a beaucoup œuvré pour la création d’un État binational judéo-arabe et le pacifisme en général… Un choix qui ne doit rien au hasard : vous êtes d’origine turque séfarade, votre père a vécu à Vienne, et depuis des années, vous défendez avec vigueur la paix au Moyen-Orient… La preuve par ce roman, non ?
Metin Arditi : Rachel n’est pas un manifeste ! C’est un roman d’un écrivain qui est depuis longtemps à la recherche d’une solution équitable en Palestine. L’essentiel n’est pas dans le « in memoriam », mais dans l’épigraphe de Buber : « Le Talmud raconte que la cigogne est appelée en hébreu Hasidah, la pieuse ou l’affectueuse, pour la raison qu’elle aime les siens. Pourquoi, alors, entre-t-elle dans la catégorie des oiseaux impurs ? – Parce que, répondit le Rabbi, elle ne dispense son amour qu’aux siens… » Ce que dit cette grande figure du judaïsme et de la philosophie européenne est d’une violence inouïe quand on le prend dans le contexte historique et politique d’aujourd’hui ! Qui ose encore le dire ? J’y ai pensé à Jaffa, dans la partie Sud et ancienne de Tel Aviv. J’étais à l’Hôtel Jaffa, bâti sur les ruines de l’ancien Hôpital français, devant le mur qui date du temps des croisades. Et ces lignes de Martin Buber m’ont donné la chair de poule…
Buber, Arditi, mais aussi Rachel, votre héroïne, partagent cette vision qui veut qu’on ne doive jamais aimer que les siens. Mais n’est-ce que pas une utopie ancienne au regard de l’histoire et de la situation politique actuelle ?
Pourquoi ne pas espérer ? Il n’y a que trois solutions. Primo, l’annexion pure et simple des territoires palestiniens. Secundo, la création de deux États totalement asymétriques, l’un vrai, l’autre État d’opérette – comment même envisager un État palestinien libéré de 700 000 colons ? Et tertio, adossé à une réalité préexistante de l’histoire, un État binational judéo-arabe.
Dans votre narration, vous utilisez aussi les formes épistolaire et théâtrale. Or il y a une lettre de l’un de vos personnages-clé, Mounir, qui est terrible pour les Occidentaux…
Oui, la lettre de Mounir à ses deux sœurs est une analyse féroce de la responsabilité des Occidentaux. Elle souligne le regard prétentieux et simpliste que les Européens portent sur l’Orient. Cette lettre, c’est MA lettre : je l’ai écrite souvent et sous de nombreuses formes. Je n’exprime pas beaucoup de rancunes dans ma vie, mais je ne pardonnerai jamais aux Anglais les accords secrets Sykes-Picot du 16 mai 1916 qui dépècent l’Empire ottoman et constituent le point de départ de tous les malheurs du Proche-Orient.
« C’est si important de comprendre que cette vie commune et imbriquée entre Juifs de Palestine et Palestiniens n’a rien d’une vue de l’esprit ou d’une utopie. Cela a existé. Cela a fonctionné. »
Metin Arditi
Votre livre raconte des itinéraires de vie magnifiques, mais il est aussi un travail d’historien, sans concession, dérangeant…
J’ai beaucoup échangé avec mes amis historiens, écrivains et intellectuels qui vivent et connaissent cette région comme personne, mais Rachel n’est en aucun cas un essai politique. Ce n’est pas « la Palestine rêvée de Metin Arditi » comme l’a écrit une chroniqueuse ! Ce n’est pas du roman : c’est un roman ! Et j’insiste là-dessus : c’est si important de comprendre que cette vie commune et imbriquée entre Juifs de Palestine et Palestiniens n’a rien d’une vue de l’esprit ou d’une utopie. Cela a existé. Cela a fonctionné. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai choisi la forme romanesque. Un essai politique polarise les réactions, les analyses, les sentiments. Le roman, lui, a la force d’ébranler les convictions les plus ancrées et les extrémistes de toutes les obédiences. Le roman dépasse l’abstraction, qui est la porte ouverte sur le négationnisme d’où qu’il vienne.
Dans Rachel, on sent la montée du sentiment de puissance chez les Juifs, l’émergence de ce qu’on appelle le « Juif nouveau » à l’époque du grand partage effectué par les Européens avec la bénédiction des Russes. On perçoit l’agonie de ce modèle où Juifs palestiniens et Palestiniens cohabitaient. Vous ne craignez pas que vos coreligionnaires juifs de 2020 vous reprochent ce roman historique d’un autre temps ? Qu’on dise : « mais Rachel, cette femme de l’exil et de la critique, c’est lui, Metin Arditi ! » ?
Je sais qu’il y aura des réactions très fortes dans tous les milieux évoqués, sans exception ! Mais je ne m’en soucie pas outre mesure : bien sûr que Rachel, c’est moi ! Ce sont aussi mes exils, toutes ces villes où j’ai vécu, toutes mes questions… Pas que, mais aussi… Au nom de quoi un Juif n’aurait-il pas le droit de critiquer aujourd’hui la politique de l’État d’Israël ou de défendre un modèle de paix, ce que je fais dans mes différents engagements ? Je suis un écrivain libre et ça ne m’empêche pas d’être très admiratif de ce que les Ashkénazes ont fait de bien pour Israël, ni de saluer tous les succès incontestables de cet État. Mais la vérité est bel et bien dans le théâtre qu’écrit Rachel avec tant de passion : le problème des territoires est latent depuis près d’un siècle. Vous pouvez tourner et retourner le problème dans tous les sens : il y avait un peuple en Palestine bien avant la création d’Israël !
C’est étonnant à quel point la religion est peu présente dans votre roman… Un choix volontaire ?
Non, c’est une réalité historique : les débuts de l’histoire d’Israël sont en effet très largement laïcs. Il a fallu une impulsion personnelle de Moshe Dayan, le 7 juin 1967, pour prendre le contrôle de toute la rive occidentale du Jourdain et de tout Jérusalem pour que cela change. Avec la prise du Mur des Lamentations, c’est le début du messianisme politique et d’un processus qui, peu à peu, a fini par tresser intimement le politique et le religieux. Je le regrette : cela nous éloigne de la paix.
Je reviens sur l’exil, l’étranger, deux notions omniprésentes dans Rachel et les siens …
Les villes qui égrènent le parcours de Rachel sont celles qui ont marqué ma vie. Rachel, vous avez raison de le souligner, est un personnage qui est, à elle seule, l’incarnation de l’exil. Au fond d’elle-même, elle ne peut pas se cantonner à une seule communauté. Elle ne peut pas s’empêcher d’apprendre des autres. En toute liberté. Là encore, je suis elle… Quand j’ai été nommé ambassadeur de l’Unesco, j’ai cité dans mon discours de récipiendaire une phrase d’un moine saxon du XIIe siècle : Hugh de Saint-Victor. Une pensée qui recoupe ce que je ressens profondément : « Si un homme, dans son pays, se sent à l’aise, cet homme est un naïf. Si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent à l’aise, cet homme est fort. Mais si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent étranger, cet homme est parfait. » Je connais dans mon intimité ce sentiment à la fois si vrai et tellement puissant de « l’étranger », cette force qui est capable de nous faire découvrir le monde, le monde entier, sans a priori.
« Je suis un exilé de luxe. Ma réussite professionnelle et mon parcours font de moi un exilé qui a toujours le plaisir et même la fascination de la découverte, mais aussi le secours de la richesse qui le met à l’abri. »
Metin Arditi
L’ancrage de l’écrivain Metin Arditi dans le monde de ses personnages est donc aussi réel que les vérités historiques ?
Si vous voulez, mais ce n’est pas le plus important dans le processus littéraire : car je dois dire et souligner que si je suis effectivement cet exilé, et que je comprends ce que vivent les réfugiés aux tréfonds d’eux-mêmes. Je suis un exilé de luxe. Ma réussite professionnelle et mon parcours font de moi un exilé qui a toujours le plaisir et même la fascination de la découverte, mais aussi le secours de la richesse qui le met à l’abri. J’ai de la chance et cette situation me permet de me confronter avec le hasard de la vie. En ce sens, l’identité de Rachel et la proximité avec elle ne sont pas seulement un choix littéraire : c’est le cœur même de ce roman et de ce qu’il a l’ambition de transmettre.
On touche là la dimension théâtrale de votre œuvre. Dans votre récit, on peut parcourir les pièces de Rachel, et le monde du théâtre est une dimension fondamentale de votre travail… C’est loin d’être un hasard, non ?
Le théâtre, c’est la vie, ma vie, peut-être même ma vie manquée parce que je crois que j’ai peut-être un petit talent dans ce domaine. J’éprouve du chagrin lorsque j’imagine parfois que j’aurais pu en faire ma profession… À sept ans je me suis retrouvé à l’internat ; il m’a sauvé la vie. J’ai aimé le théâtre tout de suite et lui aussi m’a aimé ! (Réd. : rires) Vous savez, à l’internat, on éprouve la solitude, une sorte de solitude honteuse, et voilà que grâce au théâtre, je me retrouve dans la lumière, avec un public devant moi qui réagit, qui applaudit, qui de me dit son affection. J’ai oublié cette idée qu’on m’avait abandonné puisque là, devant moi, on m’encourageait. La solitude honteuse devenait glorieuse. C’était ça la magie du théâtre pour moi ! Et c’est pour cette raison que j’ai aussi écrit du théâtre, que j’ai aimé lire des textes personnels en public ou au micro de la radio, comme je l’ai fait pour le monologue de la Dernière lettre à Théo (éd. Actes Sud).
C’est une écriture très particulière : vous y retournez souvent ?
Oui, je viens d’écrire une pièce qui raconte la dernière heure du Dr Sigmund Freud. Il est au bout de sa vie. Il vient de recevoir trois injections de morphine pour affronter la mort sans trop de douleurs. Et il retrouve alors ses démons : Lou Andreas-Salomé, son père, Nietzsche… On pourra découvrir ce texte à la RTS dans quelques jours.
« Quand je décris les relations humaines, je pense, je pèse, je choisis chaque mot. C’est du travail ” à la petite pointe “.»
Metin Arditi
Rachel et les siens n’a rien d’une fresque historique désincarnée : la passion, la sensualité, la sexualité irradient vos pages… Mais pas trace chez vous de ce côté « trash » en vogue dans l’édition contemporaine !
Je vous remercie de le souligner. Mon écriture me demande du temps, beaucoup de temps. Je réécris chaque page quarante, cinquante fois. J’enquête, je me documente, et quand je décris les relations humaines, je pense, je pèse, je choisis chaque mot. C’est du travail « à la petite pointe ».
Le cercle amoureux de vos personnages principaux – qui se prolonge plus tard dans la vie de leurs enfants – comporte une dimension clairement incestueuse. Et pourtant, cela ne choque pas le lecteur car votre description de l’amour est tellement intense qu’on ne voit plus qu’elle… Même finesse quand vous traitez des secrets de famille, du suicide, de la mort d’un enfant, du terrorisme, de l’antisémitisme, certains des thèmes complexes qui traversent votre livre…
Je sais pertinemment que tel ou tel aspect du roman peut choquer tel ou tel public. Mais je n’écris pas pour être politiquement correct. J’écris comme je suis et je l’assume. Oui, c’est vrai, il y a beaucoup d’amour dans Rachel. Sans doute parce qu’il y a beaucoup d’amour dans ma vie… Mais à y réfléchir, même en littérature, qu’y a-t-il de plus important que l’amour ?
Il y a un passage très fort où vous décrivez l’ignominie de l’antisémitisme et son processus d’émergence. Une manière de souligner qu’aujourd’hui aussi il gagne les esprits ?
Qui peut nier la résurgence de l’antisémitisme dans notre société ? À un point tel d’ailleurs que cela en devient préoccupant… Dans le livre, j’ai voulu montrer le rôle fondamental de l’éducation et de la culture sociale dans la naissance du sentiment antisémite. L’équation « antisionisme égal antisémitisme » est une grande bêtise : on doit évidemment pouvoir critiquer la politique de l’État d’Israël et cela ne fait pas du critique un anti-Juif. Les racines de l’antisémitisme résident dans ce qu’on apprend dès le plus jeune âge et se développe dans une culture favorable. Dans ce domaine, je ne suis hélas pas certain qu’on fasse tout pour diminuer ce mal. Être antisémite aujourd’hui, c’est sans risque ! Il n’y a pas de condamnation assez forte. Même Israël a fini par baisser les bras d’une certaine façon. Après l’attentat de Munich en 1972, ordre a été donné aux agents du Mossad d’éliminer les terroristes, tous les terroristes. Et c’est ce qui fut fait durant l’opération Colère de Dieu. Le signal politique était des plus clairs : ce genre de crime odieux contre les Juifs sera châtié quoi qu’il arrive. Qu’a fait Israël lors des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015, des crimes islamistes et antisémites ? Netanyahu a joué perdant. Il a défilé, et à la Grande Synagogue, il s’est contenté de dire aux Juifs : « Venez ! Réfugiez-vous chez nous en Israël ! »
L’espoir, vous le résumez dans votre livre d’une superbe formule : la loi du Café de la Paix ! Autrement dit : un Juif doit prendre un café par jour avec un Arabe pour que tout aille mieux…
Mais autrefois, cela se faisait tous les jours, et naturellement, sur cette terre où Palestiniens et Juifs palestiniens vivaient en harmonie, avant que les Anglais ne s’en mêlent. Cela n’a rien à voir, je le redis, avec « la Palestine rêvée de Metin Arditi ». Ça n’a rien d’un rêve : c’était une réalité fantastique et cela demeure un fond historique indiscutable. Rachel et les siens ne dit rien d’autre : il y avait autre chose avant, autre chose de beau et de puissant. Rachel incarne à elle toute seule toute cette Histoire avec un « H » majuscule. Rachel, c’est l’espoir.
Information sur le livre :
Rachel et les siens, Arditi Metin, Grasset,
512 pages, ISBN 9782246825999