LE PITCH Elle écrit en allemand, mais avec son humour décalé et ses descriptions ubuesques du quotidien, elle a su chavirer le cœur des Français. En Suisse, d’où elle est originaire, elle a fait encore plus fort puisque les Alémaniques la revendiquent autant que les Romands. À 56 ans, Milena Moser est pourtant désormais une authentique Californienne, artiste, adepte du yoga et des réseaux sociaux. Zoom sur l’auteure de L’île des femmes de ménage, À quoi rêvent les blondes et Yoga, meurtres, etc. (Son œuvre traduite en français est chez Calmann-Lévy)
Milena, avant de parler littérature, les fans qui vous suivent sur les réseaux et au travers de vos chroniques dans les médias m’en voudraient de pas vous poser une double question relative à la santé : comment se porte votre compagnon, l’artiste mexicain Victor Zaballa, un génial touche-à-tout de la peinture, de la sculpture et de la musique ? Et comment allez-vous tous les deux aujourd’hui dans cette Californie durement touchée par le coronavirus ?
Milena Moser : Comme c’est gentil ! Victor va très bien, merci, c’est un vrai miracle. Il a passé les mois de janvier et février à l’hôpital et aux urgences, mais il va bien, il paraît qu’il n’a pas attrapé le virus – je touche du bois ! – et il récupère de ses dernières opérations… Pour nous la vie n’a pas tellement changé, on a l’habitude de rester à la maison, lui dans son atelier, moi dans ma cabane, travaillant tous les deux. Ce qui me manque, c’est les amis qui arrivent à toute heure pour un café, un verre de vin, une discussion, une party improvisée.
Vous avez fait le choix, il y a longtemps, de vivre en Amérique… Vous, l’écrivaine inspirées des petits détails du quotidien, quel regard portez-vous sur les États-Unis en cette année présidentielle marquée par une pandémie mondiale et un isolationnisme sans cesse croissant ? Sur ce pays où tout est toujours « trop » ?
Malheureusement, il y a ici des règles du jeu difficiles à contourner. Je ne peux donc parler politique pendant que ma Green Card Application est évaluée. (Réd. : la carte de résident permanent aux États-Unis, que les autorités américaines surveillent comme la prunelle de leurs yeux.)
Votre ville, San Francisco, The City of the bay, c’est la capitale du jean, de la contre-culture hippie, du mouvement gay militant, de Apple, de Google, de Facebook, des vins californiens, des Lakers, des 49ers, de Tesla et de tant d’autres choses géniales comme la mythique chanson française de Maxime Leforestier, avec sa maison bleue accrochée à la colline… Quel portrait intime de cette pourriez-vous nous dessiner ?
Hélas, aujourd’hui c’est plutôt la capitale des techies, autrement dit des technophiles, qui ont dévoré la ville. Un titre récent du New York Times disait : De nouveaux milliardaires dévorent San Francisco vivante… C’est aussi la vile des femmes qui se colorisent et se repeignent en cinquante nuances de gris… Pendant cette pandémie, c’est d’ailleurs encore plus évident : les « techie nerds » n’ont pas vraiment le sens de la communauté ou du sacrifice.
San Francisco en littérature, c’est la ville des deux Jack, London et Kerouac, celle des poètes aussi, Alan Watts, Kenneth Rexroth et d’autres encore. Ça vous parle ?
La ville a tellement changé. Je ne suis pas certaine que je la choisirais encore aujourd’hui. Je vis ici à cause de Victor, de la proximité de ses médecins et de l’hôpital universitaire. J’y ai toujours aussi quelques amies indispensables, et surtout, j’y trouve toujours des niches cachées où l’esprit indomptable de San Francisco a survécu.
Quand on voyage entre SF et LA, on est frappé, en traversant les parcs ou sur les bords de mer, du nombre de pratiquants du yoga. Vous dites : le yoga est à San Francisco ce qu’une psy est à New York. Cette activité a donc bouleversé votre vie et même donné naissance à un livre (Yoga, meurtres, etc. chez Calmann-Lévy en 2006)… Le yoghi Milena peut-il nous parler de cette approche qui est l’une des six écoles de la philosophie indienne ?
D’abord, on dit: « la yogini »… (Réd. : la force féminine incarnée sacrée.) Le yoga m’a inspiré plusieurs romans et un livre non-fictionnel qui ne sont hélas pas encore traduits en français. Il m’a permis de développer un sens de l’équilibre, un certain stoïcisme. J’aime en particulier le Yoga Sutra de Patanjali, une série de brèves déclarations sur l’art de vivre et de rester sain. Il ne concerne pas vraiment l’aspect physique (Asana) du yoga, mais plutôt des règles de conduite, le comportement en rapport à soi-même et aux autres, et à la méditation. Le yoga de Patanjali m’a vraiment préparée pour le bouddhisme. De plus en plus intriguée par la méditation, je me suis d’ailleurs convertie au bouddhisme zen, mais je continue à pratiquer les aspect non-spirituels du yoga (Asana et Pranayama) plus ou moins tous les jours. Je les trouve en effet très complémentaires.
« C’est plutôt les femmes que je décris avec une certaine sévérité, sans filtre rose, parce je me connais. »
Milena Moser
Dans tous vos livres, il y a quelque chose de particulière jouissif pour les lectrices ou les lecteurs mâles qui ont le sens de l’autodérision : vos portraits des hommes sont en effet ravageurs, caustiques, cyniques, drôles, qu’ils soient maris, pères, amants ou rencontres de passage… On a même l’impression que cette distance critique avec les hommes, c’est un peu votre marque de fabrique en tant qu’écrivaine… Vrai ou faux ? Et pourquoi diable cette critique acide – même si elle est parfois enrobée de tendresse ?
Faux ! J’ai créé au contraire les plus charmants des princes littéraires : Eugen dans L’île des femmes de ménage, Antonin dans Stutenbiss, Dante dans Das wahre Leben… C’est vrai que dans mes tout premiers volumes des Histoires de meurtres, 60% des victimes sont des hommes. Ce qui veut dire a contrario : 40% sont des femmes. Néanmoins, ces histoires m’ont collé une réputation de Männerhasserin (Réd. : femme qui hait les hommes) que je n’ai jamais bien comprise. Mais après tout, ce n’est pas à moi de comprendre ce qu’on dit de moi… C’est plutôt les femmes que je décris avec une certaine sévérité, sans filtre rose, parce je me connais, parce que je ne me donne pas le bénéfice du doute. C’est vrai aussi que j’ai beaucoup de tendresse pour mes personnages défectueux et pour l’humanité en général.
Comment, où et quand écrivez-vous en ce moment ? Et surtout quoi ? Quels sont vos projets ? Vos envies littéraires ?
Depuis mon départ de la Suisse, je me permets le luxe de l’expérimentation… Avec mon dernier roman, Land der Söhne, j’ai ainsi accompagné mes personnages à travers plusieurs générations. Avant, peut-être manquais-je de courage ou de temps pour une telle entreprise. Mais cela a changé. Le roman que je suis en train de finir maintenant est une expérience similaire, une histoire de réalité parallèle, une seule vie vécue en deux versions différentes. En fait, je suis assez certaine que c’est l’âge et la méditation qui me donnent la confiance, le courage d’aller plus loin, d’expérimenter, d’oser…
Vous avez aimé Zurich, vous avez aimé Paris : pourriez-vous vivre à nouveau dans l’une de ces deux villes ?
Je n’ai jamais aimé Zurich, mais Paris, oui, certainement. Aarau aussi. Et puis Santa Fe. New York. Je suis assez sûre que je pourrais vivre n’importe où. Mon amie, l’écrivain Katharina Faber, m’a dit : « Il y’a des colons et des nomades. Et toi, tu es une nomade. » Je porte mes racines avec moi, je les plonge et les replonge selon mes circonstances.
Vous tenez chronique dans le « Blick », un des plus grands journaux européens. Vous avez vendu beaucoup, connu les honneurs médiatiques. Vous êtes un auteur populaire, très populaire même, mais, car il y a toujours un mais dans les histoires de femmes et d’hommes. Vous avez un problème avec la critique littéraire qui ne vous a pas fait de cadeau… J’ai même retrouvé une critique de la prestigieuse « Frankfurter Allgemeine » qui disait en résumé que votre littérature était juste bonne pour de jeunes mères perdues entre deux couches-culottes… C’est injuste, évidemment, alors comment vit-on cette réalité ?
Je me rappelle très bien avoir été moi-même une jeune mère perdue – et je sais que lire un livre entier dans cet état peut sembler une chose impossible. Si on a une minute à soi, on rêve de dormir, pas de lire. Donc, il faut qu’un livre soit assez unique, captivant, irrésistible même pour mériter l’attention d’une jeune mère perdue. Si c’est le cas, je considère son verdict comme un grand honneur.
Parlez-nous du rapport entre la presse et les écrivains… Vous avez même vécu « embeded » une année durant dans un grand quotidien pour écrire un vrai feuilleton… L’écriture, le style, peuvent donc cohabiter dans un roman et dans un journal ?
L’année que j’ai passé au « Tagi » était peut-être la plus simple et la plus « gérable » de toute ma vie professionnelle. C’était la seule période de ma vie où il existait une frontière claire entre ma vie de famille et mon travail. J’avais carte blanche absolue pour mon roman-feuilleton, alors oui, la cohabitation était possible. Mais c’était aussi un expérience unique. Et qui n’a jamais été reprise, à ma connaissance…
Souvent dans la littérature, on s’extasie devant les héros jaillis de l’imaginaire des écrivains, mais vos personnages n’ont rien de superhéros à la Marvel ; ce sont des gens comme tout le monde, à qui il arrive des choses souvent un peu déprimantes… Vous revendiquez cette proximité avec vos lecteurs ? Ou plutôt : la préférez-vous au milieu littéraire où tout fonctionne avec des liens qui ne sont pas toujours naturels et spontanés, voire carrément autocentrés ?
Parce que j’ai grandi dans ce milieu littéraire, je l’ai vu de tout près et avec les yeux incorruptibles d’un enfant. Toute petite, avant même de pouvoir l’articuler, j’y ai senti un grand malaise. Quelque chose qui clochait. Je savais instinctivement que ce n’était pas la vie que je voulais pour moi-même. J’ai toujours été plus concernée par l’écriture elle-même que par l’accueil de mon « œuvre ». Je n’ai qu’une seule amie écrivaine avec qui je parle du processus d’écriture, mais jamais du cirque littéraire… Je continue d’en payer le prix, évidemment. On ne peut pas, d’un côté éviter, le milieu littéraire et, de l’autre, espérer en profiter. Les bourses et les prix littéraires ne sont évidemment pas distribués « en dehors » de ce milieu. Mais c’est mon choix, c’est ma vie, et j’en suis très contente.
Est-ce que vous êtes une fille drôle comme la prose de vos livres ou une fille sérieuse comme votre parcours « so swiss » ?
Mon « parcours so swiss » ? Je ne comprends pas vraiment la question, sorry ! Mais avec un peu de chance, nous sommes tous drôles et sérieux, non ? Qui plus est avec une multitude d’attributs très personnels et de contradictions.
« Les Suisses en général se plaignent trop, de tout, de rien. Je préfère de loin l’attitude américaine, souvent décrite comme superficielle, mais qui a du cœur et qui est tellement courageuse. »
Milena Moser
C’est important la légèreté dans la vie ?
Oui, la légèreté dans la vie c’est un art ! Les Suisses en général se plaignent trop, de tout, de rien. Je préfère de loin l’attitude américaine, souvent décrite comme superficielle, mais qui a du cœur et qui est tellement courageuse. Même maintenant, quand tout semble tomber en ruines, mes voisins, mes amies montrent une résilience, une volonté d’aider, de faire le nécessaire, de « roll up their sleeves » (Réd. : retrousser leurs manches), qui me soutient et me réconforte.
Et le désir ? On peut s’en passer ?
Non. Pourquoi devrait-on ?
Les droits de la femme ont gagné du terrain – un peu au moins – et il y a eu la vague du mouvement #metoo ; comment voyez-vous la réalité de la femme dans nos sociétés occidentales ?
Franchement, je ne pense pas qu’on ait gagné tellement de terrain. On est loin d’avoir les mêmes droits, les mêmes salaires que les hommes. Et il ne faut pas oublier que les droits conquis peuvent être perdus à tout moment. Je n’oublierai jamais un déjeuner au Caire, avec des femmes écrivaines, journalistes, cinéastes. Ma voisine de table m’a gentiment remise à ma place. Si jamais je m’imaginais supérieure aux « pauvres femmes musulmanes opprimées », elle me rappelait qu’elle avait conduit des comités de soutien à son université pour les pauvres femmes suisses qui n’avaient même pas le droit de vote ! Leçon reçue cinq sur cinq !
Vous lisez quoi en ce moment ? Qu’est-ce que vous nous conseillez comme lecture de confinement en ces temps de Covid-19 ?
J’ai toujours une montagne de livres près de mon lit, du sofa, dans ma cabine à écrire dans le jardin. Je lis toujours plusieurs livres en même temps. Pendant ce confinement, je préfère l’escapisme (Réd. : attitude qui consiste à se retirer du monde), les histoires qui me sortent de ma propre réalité. Mais j’aime aussi les livres qui me donnent du courage. Tenez, j’ai un favori absolu, toujours d’un grand réconfort, Arbeit und Struktur de Wolfgang Herrndorf. Ou Fremde Signale de mon amie Katharina Faber. Voire enfin Mein Name ist Eugen, le classique suisse de Klaus Schädelin.
Vous avez dit un jour : le métier d’écrivain ressemble à celui de la femme de ménage qui à son tour ressemble à celui d’un détective privé. Vous nous expliquez ?
La femme de ménage peut imaginer une version de la vie de ses clients en interprétant les fragments, les débris de leur vie quotidienne. Les draps froissés, les vêtements tachés, les emballages déchirés racontent une histoire, composent un puzzle qui ne correspond peut-être pas à la réalité, mais constitue une version de la réalité toute aussi valable. Je ne peux pas voir un étranger attendant le bus, une jeune fille traversant la rue au feu rouge, je ne peux pas entendre une demi-phrase dans la queue devant la caisse au supermarché sans imaginer toute une histoire, toute une vie autour de ces mots, de ces expressions, de ces regards perdus…
« J’aimerais goûter un jour l’expérience d’écrire sans interruption, d’être complètement prise en main, soignée. Donc pour ce faire, il faudra que je sois réincarnée en homme… »
Milena Moser
Si vous pouviez vous réincarner dans un écrivain, de jadis, d’autrefois ou d’aujourd’hui, qui serait-ce et pour quelle raison ?
Je ne peux pas imaginer écrire comme quelqu’un d’autre que moi. Mais pour être honnête, j’aimerais bien goûter un jour l’expérience d’écrire sans interruption, sans m’occuper de tâches quotidiennes, d’être complètement prise en main, soignée. Donc pour ce faire, il faudra que je sois réincarnée en homme…
Quel livre aimeriez-vous que l’on glisse dans votre cercueil ?
Un ! Un seul livre pour passer l’éternité ? Are you kidding ? (Réd. : Mais vous plaisantez ?) Heureusement, selon Victor-Mario Zaballa, l’éternité est tout ce qu’on désire, alors il y aura certainement là-bas une bibliothèque énorme où je trouverai même des livres parus après ma mort…