Confit comme un canard, coincé dans ma graisse qui enfle à chaque repas, je regarde l’autre côté de la rue. J’ai vu les cerisiers fleurir, les fleurs tomber, les feuilles pousser et les recouvrir. Ce sont les marronniers maintenant qui fleurissent, leurs grappes blanches dressées comme des cierges, leur feuillage d’un vert encore tendre qui virera au sombre pendant l’été quand les feuilles auront vécu et sauront se défendre. Assis sur mon balcon, si étroit que lorsque j’étends mes jambes mes pieds pendent dans le vide à travers la rambarde, je regarde pousser mon bambou. Heureusement la pousse est rapide, chaque jour c’est différent, je ne m’ennuie pas. Les petites pousses que je guettais à genoux, lunettes sur le nez, dépassent maintenant la rambarde, et se penchent au-dehors, en plein désir d’évasion. Voilà pour la nature autour de moi, elle est rare et bien délimitée, c’est la banlieue de Paris, où je ne vais plus. Mes promenades se réduisent à un regard sur le jardin du voisin et à une plante en pot, mais je rêve d’écrire sur la nature. Ce n’est pas d’hier mais ça s’exacerbe avec l’enfermement que j’essaie de conjurer par une scrutation minutieuse des quelques particules vertes qui sont à ma portée.
Plus que d’écrire « sur », j’aimerais faire œuvre d’« écriture de nature », pas moins. Ça m’a pris en lisant Rick Bass il y a quelques années, j’aimerais écrire sur cette sève qui monte dans mon bambou, mais à une plus grande échelle : arbre, forêt, montagne, la moitié du continent tant qu’à faire.
Il a fallu les Américains pour que j’en aie l’idée : en France on pense rural, ils pensent « wilderness », Grande Sauvagerie comme je l’ai traduit dans la bio de John Muir, mon premier pas dans le domaine. C’est sûr que nos espaces ne sont pas les mêmes, l’Europe est un jardin. J’ai grandi dans le Bugey où tout est vert, entouré de montagnes bleues, je l’ai parcouru à vélo dans tous les sens. C’est une nature un peu bonsaï si on la compare au Yosemite de Muir, mais c’est ce que la France offre : pas l’espace vierge mais l’intimité vibrante des arbres qui poussent depuis des siècles aux côtés des hommes. Ça me suffit bien. Dès que tout sera fini mon premier geste sera, si la police le permet, de mettre mon nez dans les feuillages, de toucher les branches, de courir sur la terre souple d’un sentier à l’ombre des charmais, et hors d’haleine m’effondrer sur un tapis de mousse. Couché sur le dos, je verrai les feuillages osciller, tamiser le soleil pour qu’il m’arrive en poudre d’or.
Tout en cherchant la voie pour écrire ça, je participe au jury du Prix du Roman d’Écologie, je déteste les jurys mais celui-là m’intéresse pour la matière qu’il essaie de mettre au jour. Il s’agit de rassembler des romans francophones qui ont une problématique écologique au centre de leur narration, d’identifier enfin une écriture de nature en français. En attendant je surveille mon bambou, et redresse parfois ses tiges, qu’il n’aille pas les coincer dans le grillage de la rambarde du balcon.