LE PITCH Sa trilogie policière – L’ogre du Salève, Le mage noir et Les Ravines de sang – lui a valu les louanges de toute la communauté du polar. À 42 ans, la Genevoise trace sa route avec classe, discrétion et une empathie, qui en fait une authentique star des dédicaces. Clin d’œil d’une confinée aux talents multiples !
Il y a une angoisse que la plupart des écrivains partagent : tant qu’ils ne tiennent pas leur livre concrètement en main, ils ne sont jamais totalement rassurés quant à sa sortie. Il y a des années, dans un ou l’autre salon, nous en avions parlé entre deux séances de dédicace avec Olivia Gerig comme d’un fléau toujours possible, voir fatal. Avec l’arrivée du Covid-19, nombre d’écrivains se voient frappés par ce mal. Ladite Olivia en fait partie, à l’instar du plus célèbre des nôtres, Joël Dicker. Ce samedi 4 avril, Ravine de sang (éd. L’Âge d’Homme), le troisième tome de sa série polar, aurait dû paraître en librairie. Le voilà repoussé. À date sine die.
Miss Gerig nous appelle de sa chambre. Il n’y a pas que son livre qui est confiné. Consciente, comme beaucoup d’entre nous, que la seule contribution qu’elle peut apporter à cette crise est de sortir le moins possible, elle s’exécute et se limite au strict nécessaire, les courses en tête. D’ailleurs, ce sentiment d’incertitude et d’impuissance l’incommode davantage que ce contretemps livresque. « Mon roman sortira dans un moment plus propice. C’est mieux comme ça. Avec mon éditeur, nous avions donné un grand coup de collier sur les dernières corrections. Les épreuves allaient être mises sous presse. Mais voilà : elles restent dans les starting-blocks ! C’est une frustration, mais je comprends bien la nécessité d’attendre. Toute la chaîne du livre est bloquée en ce moment. Aussi parce que, parmi celles et ceux qui la font tourner, figurent des malades, aussi dans ma maison d’édition qui a fermé pour cette raison ! »
Cette semaine, ses journées sont bien remplies. Son fils, dont elle a la garde partagée, est là. Il faut suivre avec lui l’école à la maison. Mais d’un naturel anxieux, elle se sent oppressée par le contexte extérieur. « La crise du coronavirus reste abstraite. La menace, diffuse… La situation nous est surtout présentée sous forme de statistiques, et je préfère éviter les journaux télévisés qui montrent des images tournées dans les hôpitaux. Ils sont bien trop anxiogènes… » Un peu triste, elle ajoute : « Ce moment pourrait être une opportunité incroyable pour noircir des pages et des pages, mais sur ma table, il n’y en a qu’une, et elle reste blanche. » L’angoisse en est-elle la seule cause ? Non, le confinement en lui-même est un problème, elle le réalise. Parce qu’elle est, elle aussi, un écrivain du grand dehors, de ceux qui voyagent et s’asseyent des heures durant dans les cafés pour travailler.
L’ogre, le mage et les ravines
Elle a écrit trois polars, L’Ogre du Salève (Encre fraîche, 2014), Le Mage noir (L’Âge d’homme, 2018), Les ravines de sang (L’Âge d’homme, courant 2020), et un roman de littérature classique Impasse khmère (Encre fraîche, 2016). Ils sont tous liés à des lieux qu’elle a visités. Son premier opus, plusieurs fois réédité en Suisse romande, place la scène juste de l’autre côté de la frontière. « Je vis à Genève. Mon premier réflexe aurait été de placer l’intrigue dans la ville ou sa région. Mais après avoir parlé avec un ancien porte-parole de la police cantonale, j’ai décidé de la placer en France, où la présence d’un serial killer paraissait plus crédible et permettait aussi de créer un lien direct entre le passé de l’assassin et la Seconde Guerre mondiale. » Car l’inspiration, elle ne la puise pas seulement dans les espaces, mais dans leur Histoire aussi.
Ravines de sang entraîne, quant à lui, ses deux héros, le lieutenant Aurore Pellet et le commissaire Claude Rouiller, dans une enquête qui les mène d’une ferme sur les versants du Salève à la Réunion. « Mon fils a du sang réunionnais. Nous y sommes allés deux fois. L’île est intrigante. Elle s’est fondée sur une communauté de prisonniers et de bagnards. Elle a ses problèmes, ses habitants ont le sang chaud, boivent beaucoup et fument le zamal, le cannabis local, à longueur de journée. Mais toutes les religions y cohabitent sans violence. »
Sa trame, cette fois, elle la lie au scandale des enfants de la Creuse. De 1963 à 1982, plus de 2000 enfants réunionnais sont envoyés dans les départements métropolitains comme la Creuse, mais aussi le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales, pour les repeupler. Parmi eux, on compte des pupilles de l’État, mais d’autres sont enlevés de force à leur famille. « Parfois, tout simplement, en leur faisant signer des documents qu’ils ne pouvaient pas lire. Certains pensaient ainsi qu’ils retrouveraient un jour leur enfant », explique l’auteure qui a mené des recherches approfondies sur le sujet. « Ce qui m’intéresse et me fascine dans le polar, ce sont les racines du mal. Or, de tels faits historiques peuvent parfois générer, me semble-t-il, le passage à l’acte d’un meurtrier. Ils nous permettent également de réfléchir à notre histoire collective. »
Le poids du génocide khmer
Dans ce sens, elle est allée plus loin avec son unique roman de littérature classique, Impasse khmère. La narratrice, une Genevoise en pleins déboires amoureux, part en mission humanitaire au Cambodge. Elle y découvre une nation ravagée par son passé khmer rouge, ce génocide dont on ne parle jamais, et par la misère. En perte de repères, elle essaie d’y survivre et de s’y reconstruire. Deux histoires de résilience qui se superposent donc. L’auteure a vécu une expérience similaire. Elle est partie là-bas, elle aussi en mission humanitaire, et y a tenu un blog où elle racontait au quotidien ses impressions, ses sensations, ses émotions. C’est sur cette somme de considérations qu’elle fonde la trame de son roman à son retour en Suisse. « Un travail plus proche du journalisme, cette fois », la profession dont elle rêve, alors qu’elle travaille dans la communication institutionnelle.
« Je planche en ce moment – enfin, pas en ce moment précis, puisque je n’arrive pas à écrire dans ce contexte ! s’agace-t-elle – sur un nouveau bouquin dont l’action se déroulera au Chili. J’y ai voyagé l’an dernier. Pas un polar, mais un récit beaucoup plus proche de moi, à la manière d’Impasse khmère, et basé avant tout sur mes impressions… » Et de facto, le public l’attend dans les deux directions. « Ce ne sont pas les mêmes fans, sourit-elle, mais j’ai la chance d’avoir un joli groupe d’aficionados qui me suit dans ces deux directions. » Olivia Gerig connaît bien son public. Elle collectionne les salons, les dédicaces et les rencontres. « J’aime ce lien avec les lecteurs. Avoir leur retour. Ce sont eux qui me donnent l’envie de continuer. »
J’ai assisté en 2016 à l’une de ces rencontres spontanées avec une lectrice, ou, en l’occurrence, une future lectrice. C’était « Au livre sur les quais », le très beau festival lacustre de Morges (Suisse). La badaude, une Asiatique, remarque le titre Impasse khmère sur la pile devant l’auteur. Elle l’interpelle : comment l’écrivaine connaît-elle son pays ? Olivia lui raconte son voyage, ses impressions. La dame lui confirme cette loi du silence. Elle appartient à la première génération d’après génocide. Ses parents l’ont vécu et n’en disent rien. Elle évoque alors cette volonté d’être malgré tout tourné vers la vie, une attitude qu’elle juge contraire à celle qu’affiche la France après les attentats, avec son indéniable volonté de mémoire. Et de fondre en larmes. Olivia la prend dans les bras. Moment suspendu.
Si le polar reste sa première passion, c’est que, lectrice précoce, elle dévorait à cinq-six ans déjà Le club des cinq. Puis passe aux classiques d’Agatha Christie. Découvre ensuite Les racines du mal de Dantec ou encore Un tueur sur la route de James Ellroy. Aujourd’hui, elle est plutôt branchée auteurs français contemporains : Bourgoin, Thilliez, Norek. Pourtant, le style policier surgit sur le tard, dans la trentaine. Petite fille, elle écrit d’abord des histoires de chevaux et crée avec une voisine la feuille de chou de son village natal, Chancy (Genève). À l’adolescence, elle planche sur des poèmes et… des essais politiques ! « La question du style n’est pas centrale dans mon œuvre, même si je pense en avoir un qui évolue et s’affirme au fil des textes. Je soigne mon écriture, sa fluidité avant tout. Et pour que ça se lise bien, il faut que ça reste simple. »
Cette efficacité, elle rêve comme tout écrivain qu’elle l’entraîne dans une grande maison d’édition, mais ce qui lui paraît le plus important, c’est de garder la liberté d’écrire ce qu’elle veut. « Nous avons de la chance en Suisse romande. Les éditeurs choisissent au départ des ouvrages qu’elles imaginent vendeurs. Au contraire, des grands groupes français réputés dans le milieu pour transformer en profondeur les textes et en faire des produits. » Elle espère enfin garder longtemps cette proximité avec le public. Car Miss Gerig est un de ces écrivains du grand dehors et des gens vrais. Fascinée par le mal, certes, mais terriblement empathique.