LE PITCH Né en 1956 en Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso, Frédéric Schiffter, écrivain et philosophe, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont Le bluff éthique (Flammarion, 2008), Traité du cafard (Finitude, 2007) et Le philosophe sans qualités (Flammarion, 2006). Il y a du Montaigne ou du Schopenhauer chez ce penseur original qui s’efforce de démystifier les croyances en tous genres. Son dernier bouquin et premier roman, Jamais la même vague (Flammarion, 2020), est un petit bijou qui surfe entre mélancolie et tristesse.
« Jamais la même vague ou la littérature désenchantée », souffle une critique. « À mi-chemin entre Maupassant et Houellebecq », complète un autre. Vous reconnaissez-vous dans ces étiquettes ?
Frédéric Schiffter : Pourquoi pas ? Ces deux écrivains appartiennent à l’école dite naturaliste, qui cherche à raconter avec véracité les destinées de personnages dans leur cadre social. Mon naturalisme est impressionniste. Je ne vise pas à tout décrire dans le détail, mais à suggérer par des touches les situations, les paysages, le physique et la psychologie des personnages.
L’un des thèmes principaux de votre roman, c’est le temps qui passe, un classique de la littérature, de Buzzati à Lamartine, en passant par Beckett, Paul Morand ou d’Ormesson. Qu’est-ce qui vous a amené à traiter cette thématique ? Votre travail philosophique ou plus simplement votre parcours quotidien ?
Pour parodier une chanson, je dirais que tout romancier a quelque chose en lui de Proust. Je ne parle pas du génie de ce dernier, mais de son désir de partir à la recherche du temps perdu. Jamais la même vague est un roman qui évoque les quatre décennies qui nous séparent des années 70 à travers la vie d’Alice, une jeune fille de bonne famille du Pays basque, contemporaine du passage du surf bohème au surf-business, mais, plus largement, du passage de l’insouciance à l’obsession de la performance. Les autres personnages du roman, masculins, éprouvent aussi le passage du temps. Je n’ai pas eu l’intention de faire un roman philosophique, mais de raconter une histoire tissée de trajectoires individuelles qui parcourent les étapes de la vie.
« La religion est un blabla, mais, aussi, nombre de philosophies qui s’évertuent à faire croire que la vie n’est pas tragique et que les humains sont des dieux pour eux-mêmes. »
Il y a trois concepts-clés dans votre philosophie : le chichi, le blabla et le gnangnan… On pourrait croire à une farce de potache dans l’un des lycées basques où vous avez enseigné, mais il n’en est rien. Vous leur donnez une épaisseur et une dimension étonnantes… Vous nous expliquez, professeur ?
Le chichi est l’attitude consistant à ne pas voir et à accepter le tragique de la vie. Je dois ce concept à Clément Rosset. Le blabla désigne tout discours qui procède de ce chichi. La religion est un blabla, mais, aussi, nombre de philosophies qui s’évertuent à faire croire que la vie n’est pas tragique et que les humains sont des dieux pour eux-mêmes. Quant au gnangnan, il englobe les idéologies moralisatrices fondées sur de bons sentiments qui, le plus souvent, quand elles sont suivies, mènent au pire.
Vous êtes très agacé par la sensiblerie ambiante et les bons sentiments, par la morale positive. Comment faites-vous donc pour survivre dans ce monde intellectuel et littéraire où il n’y a bientôt plus que ça ?
Vivant sur la côte basque, je me tiens à l’écart du monde littéraire.
Vous avez eu des mots très durs sur les philosophes qui, je cite, nous enseignent à vivre. « Ils bluffent », dites-vous…
Autant est-il possible d’apprendre à surfer, à conduire une voiture, à piloter un avion, autant nul homme ne peut apprendre d’un autre homme comment vivre. Le hasard, le temps, mais aussi notre complexion affective, déjouent les préceptes des sagesses épicuriennes, stoïciennes, ou existentialistes. C’est Schopenhauer qui a raison : nous nous croyons maîtres de notre vie alors que nous dansons dans les bras de la mort.
Vous semblez avoir parfois une définition de la philosophie presque modeste, qui ne serait pas là pour donner du sens. Vrai ou faux ?
« Philosopher est une activité qui consiste à élucider des notions », disait Ludwig Wittgenstein — et à décrire la condition humaine, ajouterais-je, même si la littérature me semble mieux accomplir cette vocation.
À la sortie de son dernier roman, Bret Easton Ellis a dit qu’il ne pourrait plus écrire aujourd’hui American Psycho ou Lunar Park. La littérature est tentée par les flics de la pensée. Les auteurs eux-mêmes semblent en quête d’autorités. Ça vous inquiète ? Vous sentez-vous résistant, hors circuit ou indifférent dans ce débat ?
Je n’ai jamais lu cet auteur. Je ne saisis pas ce qu’il veut dire par « en quête d’autorités »… Peut-être fait-il allusion à la vie dure que les ligues de vertus, représentant des minorités de toutes sortes, font subir aux écrivains. Si la littérature ne doit plus « vexer » personne, elle va mourir.
Les écrivains qui cartonnent aujourd’hui ont souvent un style sec, coupant, dépouillé. On parle de littérature blanche. Vous, au contraire, vous avez une écriture apaisée, tranquille, presque classique. D’où vient-elle ? Quelles sont ses influences ?
J’ai beaucoup lu et lis encore les auteurs français du XVIIe siècle. Ceci explique sans doute cela.
« Je me suis mis à surfer sur le tard, à l’âge de quarante ans, pour les beaux yeux d’une femme. »
Le surf est un véritable personnage de votre roman. On vous doit même une Petite Philosophie du surf, (éd. Milan, 2005 ; réédition Éditions Atlantica, 2014). Est-ce un avatar de votre « basquitude » de cœur ? Parlez-nous de cette passion qui vous accompagne depuis si longtemps…
Je me suis mis à surfer sur le tard, à l’âge de quarante ans, pour les beaux yeux d’une femme — ce n’est pas, en l’occurrence, qu’une expression — qui a inspiré Alice, le personnage central de mon roman. Aimer cette femme m’obligeait à aimer le surf. J’ai écrit il y a quinze ans, sur ce sujet, une petite méditation à la fois sérieuse et désinvolte. Sérieuse parce que j’ai tenté de penser le geste du surfeur et son rapport à l’élément océanique. Désinvolte, car je ne fais rien sans le souci d’être distrayant. Je surfe toujours, mais l’été, quand la houle est petite. Mon surf est à l’image de mon écriture. Je m’applique à condition de ne pas m’ennuyer.
Vous êtes né en 1956 dans l’ancienne Haute-Volta, devenue Burkina Faso. Vous y avez vécu jusqu’à l’âge de dix ans. Que vous reste-t-il de l’Afrique ?
J’ai vécu au Sénégal jusqu’à l’âge de neuf ans, au bord des plages. À la mort de mon père, ma mère a voulu que nous vivions à Biarritz, au bord d’autres plages. Les vagues basques m’ont consolé de l’Afrique où j’avais laissé mon enfance. J’ai grandi avec le souvenir d’un paradis perdu, une première expérience des effets du temps qui rompt les attaches. Mais je crois que le sentiment de la perte d’un paradis, lié à la mort de mon père, a déterminé mon goût pour la philosophie et l’écriture.
Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi ?
Je n’éprouve pas pareil désir…
« LPBP – Les plus belles plumes » exige un scoop des auteurs qu’il met sur le gril : de quoi parlera donc votre prochain livre ?
J’ai beau m’interroger moi-même, je reste mutique…
Le livre qu’il faudra glisser dans votre cercueil ?
Je n’ai pas le fétichisme des livres. Ce qui ne m’empêchera pas de léguer toute ma bibliothèque à mon fils.