Cela avait commencé par une alarme, surgie de nulle part ; une vague inquiétude. Qui au bout de quelques semaines de communiqués de presse toujours plus fréquents, d’abord soucieux et bienveillants, puis menaçants et alarmants, se transforma en psychose, puis s’éteignit en névrose. L’ensemble ne prit guère que deux mois.
Voici comment les choses se firent : on parla d’un virus, d’une maladie, d’une épidémie, puis d’une pandémie. On parla de tout cela à la fois, et bien malin qui pouvait dire à quoi tenait qu’on employât un terme plutôt qu’un autre. Ce qui est sûr, c’est que cela venait de loin, mais se rapprochait. À quel rythme, aucun algorithme ne savait encore l’expliquer. Séance tenante, délaissant mars, lune, IA, sida, lombricosphère et greffe de l’âme, les laboratoires du monde entier s’attaquèrent à l’épineuse question : quand, dans quelle proportion et pour combien de temps cela va-t-il nous tomber sur la gueule ? Habitués au temps long des bourses de recherche, les scientifiques étaient loin de pouvoir fournir la moindre réponse un peu sûre. Si bien que, dans cette incertitude, et l’optimisme qu’elle accordait aux cœurs les plus gazeux, il n’en alla pas autrement que ci-devant, sous nos latitudes qui commençaient tout juste à s’arracher à l’hiver : la majorité d’entre nous – celle qu’on pouvait dénombrer au début, du moins –, comptant bien profiter des séductions du printemps naissant, ignora toute admonestation et alla s’ébrouer, comme les années précédentes à peu près aux mêmes jours, aux terrasses des bars qui furent les derniers lieux où passa leur argent. C’est ainsi que dans tous les villes et villages, comme dans un tableau de Bosch, on vit dans une moitié du cadre, côté soleil, ceux qui sirotaient des cocktails en se frottant les genoux et riant, et ceux, dans l’autre moitié, qui tombaient à terre, pris de tétanie, puis y restaient pris de plus rien. À considérer de près ces frais cadavres – ce que firent nos plus braves au péril de leur vie – on voyait que tous s’étaient étouffés d’une paralysie de la langue, laquelle vous faisait un épais tapis sur la gorge, vous empêchant de rien dire de l’incommodant état de mourir.
Et c’est tout ce qu’on en savait. Jeunes et vieux, on mourait comme des mouches, d’un coup, et puis c’est tout. C’est vrai qu’il n’y avait d’abord eu que les vieux. Mais dès la deuxième semaine, quelques jeunes passèrent par la trappe, dont on dit qu’ils n’étaient pas si jeunes, presque vieux, ou faibles, ou déjà malades, pour contenter les autres qui n’étaient rien de cela. Mais quelques-uns des riens de cela finirent aussi par y passer, et tout ça finit par se savoir.
Si bien qu’il y eut la panique. Celle qui s’empare de l’esprit humain quand on lui dérange ses cases. Le virus était partout, ou pouvait l’être, partout – car il faut toujours l’invraisemblable espoir – hors des murs de nos maisons, de nos appartements. Alors on s’enferma. Ceux qui vécurent le mieux, qui survécurent même tous, à ce qu’on peut en juger, c’est les lâches, les vrais. Parce que la couardise était leur premier instinct, dès le premier jour d’annonce du virus ils avaient commencé à avoir peur, et à aller se munir de montagnes de boîtes de conserve, de sel, de sucre et de pâtes. Au bout de quelques jours, ils étaient là, derrière leur porte, prêts à tout, terrés sur leur butin, l’oreille et l’œil vissés à la presse. Incapable de risquer la perte d’un cheveu pour un dernier plaisir, leur couardise les sauva.
Tous, braves, lâches et apprentis peureux, suivirent en continu les chaînes d’information. Les plus tenaces le firent 24h sur 24, par un système de relais familial, ou se mettant en état d’hypnose, pour ne pas rater le scoop, une inversion soudaine de la courbe venue de l’autre côté du globe, la preuve que ce n’était qu’un bref cauchemar, une mauvaise blague chinoise. Ainsi beaucoup d’entrepreneurs prirent l’air de zombies, tandis que les autistes hypermnésiques eurent enfin leur heure de gloire, car ils pouvaient vous lister l’évolution des chiffres des infectés, des malades et des morts de chaque pays, chaque canton, chaque département et chaque continent, réactualisant les données à l’envi.
L’invisible des nombres avait toujours été leur domaine ; c’était maintenant celui de tous. Cette chose qui ne s’accompagnait ni de vent, ni de froid, ni d’aucune sorte d’odeur, cette chose abstraite qui jouait un quine mondial, égrenant des nombres, et il se trouvait toujours quelqu’un pour crier « Moi ! » et puis tomber, c’était une peste sans rats et sans saleté, c’était une pure abstraction qui travaillait à son insondable manière, balayant les différences et les injustices humaines.Il fallait rester chez soi, préconisa-t-on. Bien sûr, les sans-domiciles moururent les premiers. Puis ce fut au tour des drogués, poussés au-dehors par un instinct compulsif. Mais quand des hommes d’État furent touchés à leur tour, car un instant de trop ils menèrent leur vie ancienne, ne pouvant décidément pas s’empêcher de serrer des mains étrangères, on passa au stade de la psychose : bien avant que fût proclamée la fermeture jusqu’à nouvel ordre, les magasins furent dévalisés par des hordes de coureurs masqués et gantés.
Cependant, quand on annonça enfin l’interdiction formelle de sortir de chez soi, comme un avis de fin du monde, il se trouva encore des rebelles, sous l’espèce, cette fois, de jeunes filles en jean, baskets, t-shirt au-dessus du nombril et masque tailladé, qui se retrouvaient dans les surfaces d’approvisionnement, pour discuter entre elles et se faire des bises discrètes au-dessus des étals. Elles n’avaient pas été informées qu’elles s’embrassaient là pour la dernière fois. Mais cela aussi finit par se savoir. Ce qui poussa les rebelles à faire un bref calcul, et remiser « jusqu’à nouvel ordre » baskets et besoin de bisous.
Et les derniers soignants sur qui on mettait la main avaient depuis longtemps cessé de soigner, ayant compris de leurs pairs que c’était justement en se penchant sur ces corps insoignables qu’ils mouraient. Le virus agissait encore, plusieurs heures, plusieurs jours peut-être, sur les corps foudroyés. Alors on les laissait là, insoignables et soignants, où le hasard les avait fait finir. Ainsi, si les secours cessèrent de secourir, c’est que les secours étaient morts. Ils restaient donc tous là, ceux qui tombaient, que le poison avait eu la mauvaise idée de terminer sur un trottoir, ou carrément tandis qu’ils traversaient la chaussée, de sorte qu’on puisse bien les voir, d’en haut, des deux côtés de la rue.
D’abord, on se scandalisa. Arrachés à nos habitudes, au tracas commun des élections à venir, des horaires des crèches, des cours de ceci et de cela, des courses, du yo-yo du pétrole, des soldes saisonnières, et des quelques autres habillements de nos vies, nous ne savions plus que faire. Qu’allons-nous faire ? criions-nous. Quelques-uns ont encore voulu faire les héros, sont sortis, et sont morts.
Et on commença à comprendre. Le pape, dernier plus vieil homme vivant du monde, dit des âneries, chanta un Te Deum, et la superstition s’empara de tous ceux qui l’avaient vu. Puisque, jusqu’à preuve du contraire, jamais personne n’était tombé dans son foyer ni sur son balcon, on se calfeutra chez soi, ne sortant que sur son balcon. De là, des familles entières se prirent à haranguer celles des balcons d’en face pour fonder une communauté réalo-virtuelle, une sorte de nouvelle espèce survivante. Jour après jour, on s’y comptait secrètement. Et d’entonner en chœur, à heure fixe, des chants sincères comme des messes, en louange aux chercheurs de vaccin et aux feux héros brancardiers.
Assez vite, par une sorte d’atavisme, on a fait ce qu’on avait déjà essayé par le passé, des réunions zoom, des apéros-skype, des repas-skype, des conférences-skype, passant ces moments à s’échanger des stat’s et des news et s’entre-demander, jusqu’à quand cela va-t-il durer, combien de temps encore faudra-t-il se frustrer de ce qui fait n’est-ce pas le sel de notre vie, l’amitié, les voyages, le sport, et autres dadas du même type, il y en avait quand même beaucoup, mine de rien, qui faisaient qu’auparavant on ne baignait pas exactement tous dans le même bain. Maintenant, inutile de se demander des nouvelles, sachant que tous autour de vous faisaient exactement comme vous, avec ces quelques variantes fixes : les gens avec enfants faisaient des gâteaux, des modelages et des bricolages, les couples sans enfants faisaient soit l’amour soit la guerre, soit l’un et l’autre par alternance, les solitaires faisaient de la lecture, du Netflix et du rangement, pris d’une commune passion de chérir les murs qui protègent. Comme les livreuses n’enlevaient jamais leur scaphandre, les solitaires du sexe masculin se résolurent à mourir sans descendance. Même les meurtriers ne pouvaient plus aller s’offrir de victime. Beaucoup se rongeaient les sangs et les ongles. Et puis tous s’habituèrent. Ça les prit d’un coup, comme ça, la stupéfaction disparut comme elle était venue. Ils ont rangé, rangé et encore rangé et ont trouvé quelque manière de s’occuper, dans leurs quelques mètres carrés chauffés sous les pieds, comme si ç’avait toujours été leur façon de vivre. Ils ont tout abandonné des plaisirs auxquels ils avaient paru tant tenir. Ils se sont terrés. Comme des taupes. Ils ont vécu entre soi, sans plus sortir, n’ouvrant leur porte avec judas qu’aux livreurs de survie. Ils n’en ont plus parlé, n’ont plus commenté, ne se sont plus inquiétés des chiffres. Ils vivaient traqués, rampaient dans une cage, mais ne voyaient plus la cage : la cage était devenue leur biotope. On ne parle pas de son biotope, on y est, c’est tout.
La nécessité rendit ainsi le peuple philosophe. Il chanta quelques semaines encore aux balcons, mais le cœur n’y était plus. Et puis il ne chanta plus. Le fatalisme était devenu son système digestif. Tout y passait. Aux rares récalcitrants qui encore, la gorge crispée, les yeux hagards, ne pouvaient penser à tel objet, telle action, telle chose ou telle personne du monde extérieur sans murmurer : ça va manquer…, on fit voir qu’il fallait s’y faire. Qu’il n’y avait vraiment pas de quoi s’indigner. Et puis finalement on n’en manquait pas tellement, de cette chose, ou de cette personne.
Ce qu’il y eut d’incontestablement positif, c’est que la population s’instruisit beaucoup, car le télétravail de certains faisait rougir les oisifs, qui se tournèrent, étonnamment, vers l’apprentissage en ligne des langues étrangères. Sans doute voulait-on pouvoir parler à tous les confinés du monde : maintenant qu’on était bien sûr que nul ne vivait rien de différent, que personne ne viendrait ouvrir votre porte, autrui ne faisait plus peur…