Dans la foulée de ma chronique d’il y a quinze jours, qui s’intéressait au dernier roman de Dominique Manotti, Marseille 73, j’ai décidé d’interviewer son éditeur, Aurélien Masson – tâche aisée : je connais le bougre pour l’avoir croisé à quelques reprises non loin d’un comptoir. Tâche passionnante, aussi – et c’est pour cette raison que je recommencerai l’expérience, avec d’autres éditeurs, pour voir un peu ce qu’ils ont dans le ventre.
Celui d’Aurélien Masson, en tout cas, est rempli de bonnes choses, si j’ose dire.
Aurélien, peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas ton parcours ?
Mon parcours est assez linéaire. J’ai fait des études d’histoire et de sociologie. En l’an 2000, je suis devenu lecteur pour la Série Noire avant de devenir assistant de Patrick Raynal en 2002. À son départ en 2004, j’ai pris sa suite à la tête de la SN que j’ai quittée à mon tour en 2017. En avril 2018, je lance avec Laurent Beccaria la collection EquinoX au sein des éditions Les Arènes.
Ce qui frappe quand on découvre le catalogue d’EquinoX, c’est sa très grande diversité. On y trouve aussi bien du gros thriller, du roman noir traditionnel, de l’ultra-violence à la limite de l’horreur, du néo-polar bien chargé en critique sociale et même des trucs totalement barrés et inclassables : je pense par exemple à l’étrange Triomphant, de Clément Millian, qui raconte une poursuite qui se transforme en interrogation métaphysique (mais avec de la bidoche) et se passe… en pleine guerre de Cent Ans. Les livres eux-mêmes se présentent sous des aspects très différents, puisque si j’examine ceux qui occupent ma bibliothèque, le plus petit mesure onze centimètres sur dix-huit et compte 122 pages, tandis que le plus maous, quinze centimètres sur vingt-deux, en compte 624 ! D’autre part, je constate que si le graphisme évoque l’esthétique « polar », cette mention (ni aucune autre rattachant les bouquins à ce genre) n’apparaît ni sur la couv ni ailleurs. Alors ma question est double : comment, à partir d’une telle diversité, crée-t-on de la cohérence ? Et quelle est la ligne directrice du catalogue ?
Alors ça, c’est toujours la grande question et elle me plonge toujours dans des gouffres de perplexité. Je me méfie toujours des intentions, je préfère les gestes, et je me méfie toujours des discours, je préfère les actes. La ligne éditoriale il y a deux façons de l’aborder : a priori, on définit un cadre et on cherche des livres qui rentrent dedans ou alors a posteriori on regarde ce qu’on a dans ses bottes et on trouve une forme générale qui les englobe et un discours qui les sert. J’ai été très marqué gamin par la fin de Guerre et Paix de Tolstoï et sa réflexion sur la philosophie de l’Histoire. On écrit l’histoire a posteriori, une fois que tout est fini.
Je crois peu à la volonté. Pour reprendre en les tordant les mots de Pearl Jam, les livres sont des papillons que nous asseyons d’attraper. Ces livres, pour des raisons esthétiques, politiques et commerciales, nous traversent et créent en nous un désir, un besoin (je dis souvent que je suis un junkie de papier qui a besoin de sa dose). Ensuite j’essaye de trouver un discours justifiant ces choix, mais c’est toujours après.
Mais bon si tu voulais une ligne directrice, je dirais que c’est simplement cette phrase que l’on trouve sur tous les livres d’EquinoX : « trouver du sens au chaos », j’aime le verbe « trouver » qui n’est pas le verbe « donner »… « trouver », c’est subjectif, personnel, c’est « faire comme on peut avec ce qu’on a et ce qu’on est », c’est un peu du bricolage et ça me renvoie à la boîte à outils de Foucault qui me fascinait quand j’étais plus jeune. L’idée chez EquinoX, c’est de s’attaquer au réel qui nous ceint et parfois nous enserre. Le roman noir pour moi est une œuvre d’art critique, ancrée dans le réel qui chamboule le regard que nous portiez sur les choses. Par exemple en février 2021, je sors Tous complices de Benoît Marchisio qui décrit une émeute ou disons une rébellion de livreur type Deliveroo et Uber Eats. En lisant ce livre, j’ai découvert en profondeur un microcosme que je n’appréhendais que superficiellement. Et depuis je regarde ces forçats à vélo avec un regard à la fois plus affûté, plus critique, mais aussi plus tendre. Je n’avais jamais utilisé ces applications, à présent je sais que je ne le ferais jamais.
Pour la taille des livres, là encore ce n’est pas l’expression de maaaaaa volonté. C’est juste que je reçois des textes et ces textes sont de taille diverse et donc les livres sont de tailles diverses pour mieux les servir (Le Triomphant par exemple ferait 40 pages en grand format et ce ne serait pas très joli, c’est bien de sentir le livre dans sa main). L’année prochaine, il y n’y aura qu’un texte en petit format (Milliame Vendetta de Bernard Munoz). Certains m’ont alors dit « vous arrêtez les petits formats » non c’est juste que cette année il n’y en avait qu’un tout simplement. Pareil pour la question, ô combien actuelle, du sexe des auteurs, l’année prochaine il n’y a qu’une femme dans le catalogue, mais c’est juste que cette année je n’ai rencontré que ce texte. Par contre en 2022 (j’aime travailler en avance, j’ai le cerveau lent), il y a déjà cinq femmes de prévues donc plus de la moitié.
C’est toujours la même idée, je me plie face au réel et après j’essaye de lui trouver du sens.
Pour les couvertures, c’est assez simple. Dans le fond je suis un protestant, marxiste et matérialiste avec une pointe mystique. Pour moi le livre est un objet, j’aime avoir ces objets autour de moi et donc j’aime qu’ils soient les plus beaux possible. Quand j’étais à la SN – même si je suis amusé à changer légèrement la charte tous les 3-4 ans – il y avait une histoire une tradition qui me dépassait et on ne pouvait pas faire ce qu’on voulait. EquinoX, c’est une page blanche, c’est une histoire qui s’écrit jour après jour. Nous avions commencé par des couvertures noir et blanc assez sobres et peut-être arides. Je me suis aperçu, en écoutant les libraires, les blogueurs et lisant les comptes-rendus des représentants, que cette formule ne plaisait pas. On l’a donc faite évoluer vers une couverture en couleur tout en conservant une réelle originalité. Je n’ai pas de problèmes à changer, surtout les couvertures, moi je suis old-school, le texte avant tout, donc l’essentiel est de trouver le meilleur moyen de défendre le texte. Les gens veulent de la couleur, va pour la couleur, mais toujours à la manière EquinoX. C’est-à-dire tenter de s’éloigner un peu des codes polar et des grosses ficelles visuelles qui vous donnent parfois l’impression d’avoir déjà vu cette couverture une centaine de fois. Je bosse avec deux grands artistes Yann Legendre et Jessys Deshais. Chaque couverture d’EquinoX est unique, chez nous pas de banque d’images. Ça coûte plus cher, ça prend plus de temps, mais à l’arrivée on a des œuvres d’art. Petit j’ai été marqué au fer rouge par des vinyles (le Velvet, Sticky Fingers, Fun House, Unknow Pleasures, Heroes, Appetite for Destruction) et ça doit transparaître (aussi bien au niveau des couvertures que du logo d’ailleurs).
Bon papa Manchette disait à qui voulait l’entendre, dès le début des années quatre-vingt (dans des revues polar, dans les rubriques polar des journaux généralistes, dans ses propres polars – ce qui prouve bien à quel point il était de bonne foi) que le polar en tant que genre était mort, c’est-à-dire absorbé par la culture (qui n’est qu’un avatar du marché), vidé de sa charge subversive et, en tant que forme littéraire, stérile – condamné à se répéter sans plus jamais se dépasser. Quelle position selon toi occupe le roman noir dans la littérature actuelle ? Et quelle position occupe EquinoX dans cette grande famille ?
Houla, tu sais moi je suis un plutôt un barbare, mentalement. Toutes ces questions me dépassent un peu et comme je te disais les discours, moi, comment dire ça me passe parfois un peu au-dessus de la tête. Il y a du vrai, c’est vrai effectivement que le roman noir et le roman policier en général sont devenus extrêmement populaires à partir des années 90. Je crois que le polar est la catégorie qui se vend le mieux dans sa globalité donc oui si tu es une force commerciale comment être subversif ? Mais bon c’est un point de vue « verre à moitié vide ». Tu peux aussi avoir un point de vue « verre à moitié plein » (aimant bien boire un coup je préfère le moitié plein) en considérant que le champ du roman noir est extrêmement vaste. Il reste des maisons (EquinoX, La Manufacture du livre, Rouergue noir, parfois Au diable vauvert) qui assument toujours cette fonction critique que doit avoir le roman noir.
Je me méfie toujours des discours globalisants et définitifs, tout bouge, tout passe, tout mute.
Chez EquinoX, l’ambition est d’être comme un instantané de l’état du roman noir en France. J’aime qu’il y ait des thrillers commerciaux affirmés, mais honnêtes tout comme j’aime que ces livres cohabitent avec des livres plus complexes au premier abord. En fait j’ai toujours considéré qu’une collection devait être une micromaison d’édition. Il faut que le prisme soit large, que l’ensemble soit surprenant, intriguant. Comme dirait Arnold et Willy que je cite depuis mes débuts dans l’édition « faut de tout pour faire un monde ».
Question subsidiaire : découper tout ça en genres, littérature blanche, imaginaire, polar, horreur, que sais-je encore, a-t-il encore un sens aujourd’hui ?
Là aussi, vaste et éternelle question. Depuis que je lis du polar, j’entends ça. Évidemment personnellement je ne crois pas aux catégories. Pour paraphraser Duke Ellington et la musique : il y a les bons livres et les mauvais livres et j’ai tendance à aimer les bons livres.
Dans mon monde idéal, les livres auraient tous la même gueule avec le nom de l’auteur et le titre du livre. Mais je m’aperçois que les gens aiment bien les catégories, on ne vit pas dans une époque extrêmement aventureuse et les catégories (et les sous-catégories et les sous-sous-catégories) et ben ça rassure les gens. Comme s’ils étaient déjà un peu chez eux. Et puis c’est vrai qu’il y a maintenant des milliers de livres qui sortent chaque année, donc peut-être y-a-t-il un besoin de balise d’accompagnement, je ne sais pas. En tout cas, quoiqu’il en soit, que le monde de l’édition soit divisé en catégorie ne m’empêche pas de dormir. J’aime bien les contraintes et les cadres, les accepter, jouer avec, les tordre, les contourner… Et puis l’air de rien, j’aime bien le ghetto du roman noir, on est pas toujours considérés et puis d’un coup un auteur sort du lot et déchire tout et d’un coup c’est comme si tout le monde se réveillait et découvrait que le roman noir existe, qu’il existe depuis toujours et qu’il existera toujours. Pour tordre les mots de Neil Young : Hey Hey My My, roman noir will never die…
Traditionnellement, le roman noir est plutôt de gauche, voire gauchiste, et les exemples de grands polareux de « l’autre bord » ne sont pas si nombreux, en tout cas en France (une fois qu’on a cité ADG, il reste qui ?). Partant de ce constat, plusieurs questions entremêlées : est-ce que tu es d’accord avec l’idée que les romans noirs doivent contenir une part de critique sociale (qui peut d’ailleurs très bien être réactionnaire plutôt que progressiste) ? (Mais d’une certaine manière, est-ce que ça ne devrait pas être la fonction de toute littérature, que de porter un regard critique ou mécontent sur le monde ? Ou bien ce genre de préoccupation ne n’intéresse pas ?) Et, question subsidiaire, est-ce que tu pourrais publier un roman raciste, ou homophobe (par exemple – et je ne parle pas d’un roman qui aborde ces notions-là, comme le fait par exemple La Meute, mais qui est marqué par ces idéologies, ou dont l’auteur serait notoirement imprégné de ces idées – je citerais bien une maison d’édition en exemple, mais leur avocat est classé premier dans la catégorie « je vais te croquer les oreilles si tu prononces mon nom » (Cherchez sur Google, les amis)), dès l’instant où tu kiffes le texte ?
Comme je te le disais plus haut, pour moi toute œuvre d’art digne de ce nom possède une dimension de critique sociale ou politique. Que ce soit L’éducation sentimentale, Guerre et paix, Le Bruit et la fureur ou les romans d’Ellroy et de Manchette pour revenir dans la case polar. Toute œuvre d’art, aussi bien un livre qu’une toile de peinture, doit être un choc esthétique qui vous oblige à repenser votre regard sur le monde, à réévaluer votre échelle de valeurs, à vous faire sortir de votre « entre-soi mental ». C’est vrai que dans le cas du polar, une vision de gauche primait pendant un certain temps. Mais avant de critiquer cet état de fait, il faut poser un regard historique sur le genre. Le roman noir est né de la crise du capitalisme américain de la fin des années vingt. Tout comme c’est vrai que le polar français des années soixante à quatre-vingts a combattu une vision droitière puis giscardiste de la société qui était à l’époque la norme. C’était une marque du temps, une force disruptive.
À présent la situation est tout autre, nous voyons bien que les grandes structurations politiques ainsi que le sentiment d’appartenance collective (le fameux « choisis ton camp ») ont laissé place à un champ de ruines où l’individu essaye d’évoluer tant bien que mal. La critique est toujours là, mais elle est plus chaotique, fractale. En un sens elle est plus individuelle. C’est pour ça que je parle de « punk » quand je parle de la scène du roman noir. Le mouvement punk est un mouvement critique, mais c’est surtout un mouvement ultra-individualiste (et c’est en ça qu’il est la continuité non avouée du mouvement hippie). Ce qui est important à mes yeux aujourd’hui, c’est d’arriver à exprimer au cœur d’un livre une dimension critique dépouillée de toutes intentions. Que ce soit des intentions de gauche ou de droite ou de l’extrême centre macroniste. L’idée est de présenter au mieux le champ de ruines qui est notre monde sans pour autant donner de guide de conduite, de carte pour se repérer. C’est au lecteur de se repérer et de tracer son chemin, c’est à lui d’élaborer sa boîte à outils intellectuelle pour affronter le réel. Je suis pour une littérature du constat, la réponse à ce constat se trouve à mon avis plus dans le grand bordel de la rue que dans un livre. C’est moins les idées de l’auteur sur la société qui m’intéressent que sa vision esthétique. Un roman noir est fait pour mettre en branle pas pour apporter des réponses…
Tous les bouquins publiés par EquinoX sont disponibles en librairie, et le catalogue est à découvrir sur le site de l’éditeur (plus fonctionnel que beau – les gars, faites quelque chose !) : http://www.arenes.fr/tag/equinox/