

EXCLUSIF Notre chroniqueur Christophe Siébert, alias sur LPBP « L’Aigle fin », publie au Diable Vauvert Image de la fin du monde, le premier tome de son cycle des Chroniques de Mertvecgorod. Il nous offre ici un texte hors-série aussi toxique et visuel que son roman.
Deux ans et demi après cette histoire, dans la nuit du 12 au 13 avril 2029, une panne générale d’électricité plongera la totalité de la RIM dans un blackout absolu de six heures.
Ces temps-ci, Sofia avait des trous de mémoire – comme tout le kvartal, malgré les masques. Pourtant, les fumées que dégageaient les hauts-fourneaux, grises et volatiles, paraissaient moins toxiques que d’habitude. Le zavod Djarzinski brûlait depuis quelques mois des médicaments périmés en provenance d’Europe. Un bon indicateur, c’était les petites annonces : si un zavod recrutait de façon urgente et massive du personnel temporaire, ça signifiait en général que sous peu, l’air deviendrait encore plus irrespirable que d’habitude.
Depuis le début de l’hiver, les sans-logis squattaient par dizaines le prospekt 707. Ils dormaient serrés les uns contre les autres pour échapper au froid, se disputaient et se battaient continuellement. Ces dernières semaines, les riverains assistaient presque chaque jour au spectacle pitoyable d’un clochard subissant, à cause des vapeurs toxiques inhalées non-stop qui attaquaient le système nerveux, une crise d’épilepsie ou de rage. Les autres bomzi s’écartaient alors le plus vite possible du malheureux, transformé en pantin pitoyable ou au contraire en sauvage bondissant et hurlant, et un drone l’abattait dans les secondes qui suivaient. Au début, ils ne s’éloignaient pas assez vite et les drones tiraient dans le tas ; désormais tout le monde connaissait la procédure.
Beaucoup de ces exécutions, filmées par des passants ou des voisins, finissaient sur Rutube, où elles connaissaient un certain succès. Celles qui bénéficiaient d’un montage sophistiqué, d’une musique judicieusement choisie ou d’effets spéciaux amusants (le visage d’une kinosvezda ou d’une pornosvezda remplaçant celui du clochard abattu, par exemple, des tas de logiciels de deepfake permettaient de faire ça en un tournemain) cumulaient des centaines de milliers de vues avant d’être supprimées.
Quand les services techniques de la police parvenaient à établir l’identité du clochard exécuté, ils la communiquaient à la société de sécurité responsable de l’exécution, qui tentait alors de contacter la famille et de l’intimider suffisamment pour qu’elle prenne en charge les coûts – élevés, et déjà couverts par l’État – de l’opération. Ça marchait rarement, mais ça valait le coup d’essayer.
Sofia songeait à tout ça en empruntant le pont qui enjambait le prospekt 707 et marquait la séparation entre les rajoni 10 et 4, les mâchoires serrées à cause du vent glacial lui fouettant la gueule par rafales vicieuses, les yeux collés de sommeil, le palais englué par la saveur amère des médicaments qu’elle avalait pour lutter contre les dégâts neurologiques dus à la pollution, sans vraiment croire à leur efficacité.
Il était trois heures trente du matin, et elle était en retard – mais à cette heure-ci, quelle personne normalement constituée n’aurait pas été à la bourre pour se rendre au travail ? Sur l’avtostrada numéro 1, les camions fonçaient comme des dingues, pleins phares à travers la nuit gelée et la brume opaque. Chaque fois qu’ils dépassaient Sofia, la bourrasque de l’aspiration manquait l’emporter. Elle aurait pu prendre le bus pour se rendre à son travail en compagnie d’une horde de poivrots aux mains baladeuses ou acheter une voiture à demi morte en contractant un prêt auprès d’un usurier qui l’aurait saignée à blanc, mais elle préférait marcher et jouer à la russkaa ruletka avec des semi-remorques et des camions-citernes. Comme toujours sur la place Kisseliov, les deux seules sources de lumière, quand Sofia arrivait transie de froid après vingt minutes de marche, étaient l’hôtel de police et le KBV où elle travaillait. Piotr l’attendait devant le magasin en fumant une sigareta. À l’intérieur, le vigile discutait avec trois jeunes aux rayons spiritueux, l’ambiance semblait tendue.
— Tout va bien, là-dedans ? demanda Sofia à son kollega.
— Oui, oui, ils ont essayé de piquer de la vodka premier prix, mais Tapa leur explique qu’ici il faut payer, que s’ils veulent faucher, ils peuvent aller demain matin au Dixy.
— La routine, quoi. À part ça, la nuit s’est bien passée ? T’en as une pour moi ?
— Hm-hm, répondit Piotr aux deux questions.
Il s’alluma une nouvelle sigareta pour l’accompagner tandis qu’elle fumait celle qu’il venait de lui donner, l’avant-dernière du paquet. Ils bavardèrent quelques minutes, regardant sans le voir le ballet habituel des véhicules de police déchargeant à deux cent mètres d’eux leurs cargaisons de victimes et de malfaiteurs. Les kopi passaient souvent en début ou en fin de service en griller une, boire un coup, manger des belyachi ou simplement récupérer un peu de chaleur humaine.
Les trois jeunes quittèrent le magasin sans dire au revoir, les mains vides finalement. Tapa se posta à son tour sur le seuil pour fumer. Piotr les salua et enfonça les mains dans ses poches avant de s’éloigner. Une demi-heure de marche l’attendait jusqu’au métro, et une chance sur deux pour que les rames circulent sans lumière ni chauffage pour faire des économies.
— Ah, au fait, dit-il en partant, c’est tout à l’heure qu’il passe, non, le type du kontrolʹ za kacestvom ?
— Ah, putain, merde, oui, répondit Sofia. Fait chier.
Elle éjecta son mégot d’une pichenette et alla prendre son poste, derrière le comptoir qui servait de caisse.
Les épiceries KBV, comme leur nom l’indiquait (KBV voulait dire kruglosutocno bez vyhodnyh), ne fermaient jamais. Depuis trois ans, Sofia occupait la tranche 3h45-11h45, la moins convoitée de toutes, celle qui, en plus d’une sécurité de l’emploi à peu près totale (quand tu bossais à ces horaires-là, tu pouvais aussi bien te piquer à la geroin à ton comptoir, tant que le magasin tournait plus ou moins les patrons n’en avaient rien à foutre), te garantissait les nerfs et l’organisme bousillés, deux ou trois agressions sans importance chaque mois et bien sûr la traditionnelle attaque annuelle à main armée. La proximité des kopi ne représentait pas du tout un gage de sécurité, puisque même si on se faisait égorger devant le commissariat, ils n’avaient aucun droit d’intervenir tant qu’une compagnie de sécurité ne les saisissait pas officiellement, sous peine d’être poursuivis pour « exercice illégal de la sécurité » – c’est les oligarques qui l’avaient trouvée, celle-là, juste après avoir remplacé les patrouilles de flics par des drones que pilotaient des agents dont la seule activité physique consistait à traîner leurs gros culs jusqu’à la machine à café.
La nuit passa calmement. Tapa, posé dans un coin, jouait sur sa console portable. Sofia discutait avec les quelques égarés s’aventurant jusqu’ici pour acheter une bouteille de vodka, une cartouche de sigareti ou de quoi combler la fringale du narkoman ou de l’alcoolique : les clients de la tranche quatre-cinq, yeux explosés, gestes au ralenti. Après cette escouade, un moment creux s’installait, parfois choisi par ceux qui trouvaient que brandir un fusil de chasse et réclamer la caisse était une bonne idée. Même si ça n’arrivait pas souvent, Tapa et Sofia n’étaient jamais tranquilles à ces heures-là, considérant chaque individu franchissant le seuil comme un détrousseur potentiel. Enfin arrivaient l’aube et son brassage toujours curieux de travailleurs voulant avaler en vitesse un truc chaud et de teufeurs trop déchirés pour se rendre compte qu’ils avaient raté l’heure de se coucher.
Le type du contrôle-qualité débarqua un peu avant six heures. Avec son kostum jaune moutarde fraîchement repassé, il faisait franchement tâche – à cette heure-ci, c’était plutôt des loques paramilitaires et de gros pulls bouffés aux mites.
— Je ne vous attendais pas aussi tôt, vous êtes bien matinal !
— J’ai des problèmes de sommeil. Vu que vous étiez sur place, je me suis dit…
— Vous avez bien fait ! Vous voulez un thé ou on s’y met direct ?
— Je veux bien un thé, s’il vous plaît.
Sofia s’en servit un aussi, noyé d’eau chaude puisée au samovar. Le kontroler but le sien aussi épais et noir que du café. Pas étonnant qu’il soit insomniaque.
Ils se pointèrent vingt minutes plus tard. Il faisait encore nuit – à cette période de l’année, inutile d’espérer un peu de lumière diurne avant huit heures du matin – et il n’y avait aucun client. Le kontroler venait de terminer les entretiens individuels avec Tapa et Sofia. Il explorait les rayons en examinant des produits, en regardant sous les gondoles et en prenant des notes.
La sonnette ne tinta pas – en fait, Sofia ne se rappela pas les avoir vus entrer. Ils étaient six, maigres comme des clous, le crâne rasé à blanc, les yeux éteints au fond des orbites creusées, couverts de haillons grisâtres, au pied des chaussures partant en lambeaux. Sofia se figea. Elle donna un coup de coude au kontroler qui leva la tête.
— Ho put…
— Chht.
Dans le fond du magasin, au rayon des articles pour animaux de compagnie (litière et bouffe pour chat, bouffe et jouets pour chiens, etc.), Tapa ne bougeait pas non plus. Il pointait son arme en direction des intrus.
À travers leur peau dépourvue de muscle, blanche et froissée comme du papier, on distinguait l’ombre des os de leurs poignets, de leurs doigts auxquels manquaient des phalanges, de leurs bras squelettiques, de leurs jambes décharnées. On voyait parfaitement, comme en ombre chinoise, le sternum, les côtes, les hanches.
Ils disparurent.
Sofia et Tapa poussèrent un cri – le kontroler, muet de terreur, leva les yeux vers la caméra. Le voyant rouge indiquait que quelqu’un, quelque part dans un sous-sol puant le vestiaire, assistait à la scène.
Ils réapparurent dans les rayonnages, dispersés. Cherchaient-ils à manger, peut-être à boire ? Sofia hésita à leur poser la question. Tapa, en hurlant d’épouvante, tira sur le plus proche de lui, qui se trouvait aux desserts. La balle lui passa à travers comme si c’était un gologramma et explosa la vitrine, projetant des éclats de verre sur le trottoir et dans les casiers de fruits et légumes.
— Merde, merde, merde, merde ! hurla le vigile d’une voix hystérique.
Il tomba à genoux.
Les zeks clignotèrent encore.
Le manège se répéta deux ou trois fois. Au bout d’une minute entière sans qu’ils réapparaissent, il parut évident qu’ils ne reviendraient pas – pas cette nuit, en tout cas.
— Bordel de merde, c’était quoi ? demanda le kontroler.
— Des fantomi.
Il regarda Sofia, interloqué, tandis qu’elle se dirigeait vers Tapa, chopant au passage une bouteille de vodka.
— Des… des quoi ?
— Des spectres ! Vous regardez pas les infos sur internet ? Ça arrive, des fois. Dans la Zona, ou aux abords de la Zona.
— Mais qu’est-ce que vous racontez, putain ?
Elle s’offrit une longue rasade avant de tendre la bouteille à son kollega, plus livide que les zombies qui venaient de leur rendre visite.
— Ouais, moi aussi je pensais que c’était des conneries. J’en avais vu en vidéo sur Rutube, mais je me disais que c’était des conneries, jusqu’à ce que j’en aperçoive depuis ma fenêtre, un soir.
Quelques minutes plus tard, tous les trois se tenaient dehors et fumaient une sigareta. La rumeur de la ville devenait plus sourde, plus soutenue. Il était six heures et demie. Sur le parvis du commissariat, trois kopi déchaînés dérouillaient un type recroquevillé au sol. On l’entendait gueuler d’ici.
— Putain, j’ai cru que j’allais chier dans mon froc, dit Tapa.
— Et moi, j’en ai les jambes qui tremblent encore.
Le vigile leur expliqua que son grand-père lui racontait souvent des histoires de goulag. Son grand-père à lui – l’arrière-arrière-grand-père de Tapa, donc – était un zek.
— Il était ici, au le camp de la Zona, dans les années quarante, à pelleter des ordures. Il y a passé huit ans. Il avait volé deux pommes de terre pour nourrir sa femme – mon arrière-arrière grand-mère –, qui était enceinte. Ils l’ont condamné à huit ans de travaux forcés. Il a chopé le scorbut et perdu toutes ses dents et aussi un pied, gelé par le froid, qu’il a fallu amputer. Mais il a réussi à survivre. Et il a témoigné de tout ce qu’il a vécu là-bas, de tout ce qu’il a vu, dans un carnet, sous forme de croquis. Ils ont été plusieurs, du temps des camps, à avoir fait ça, y en a même quelques-uns qui ont terminé au musée. Le sien, non. Il s’est contenté de le léguer à son fils, et son fils au sien, etc. Maintenant il est à moi. Ça fait des années que je l’ai pas ouvert, mais ce qui est sûr, c’est que les spectres, ce soir, c’était des crevards. Des zeks trop faibles pour travailler, trop malades, des mourants même pas capables de se procurer de la nourriture, laissés à l’abandon. C’est comme ça qu’ils les surnommaient : les crevards.
Il ralluma une sigareta.
— Vous ne dites rien, vous ? demanda Sofia au kontroler.
Il secoua la tête.
— Vous allez en parler dans votre rapport ?
— Je pense pas. Vous croyez que la Sokol va venir vous interroger ?
— Ça m’étonnerait. À l’heure qu’il est, un chef quelconque a dû appuyer sur un bouton pour effacer les images du disque dur. J’ai lu un fait divers en décembre dernier, l’histoire d’un type qui s’est fait piquer son ordinateur, ça s’est passé vers le zavod Papanine. Il a prétendu que c’était des spectres. Les kopi se sont foutus de sa gueule et ont refusé d’enregistrer sa plainte, le mec a insisté, a fait du scandale, et ils ont fini par le boucler chez les dingues, à Khrouchtchev. Pour autant que je sache, il s’y trouve encore.
Tapa et le kontroler opinèrent. Le reste de la matinée s’écoula sans incident. Il fallut nettoyer les débris de verre et scotcher de grands bouts de carton pour remplacer provisoirement la vitrine explosée. Le kontroler les quitta vers huit heures du matin. Au moment du changement de service, ni Sofia ni Tapa ne parlèrent de l’incident aux kollegi qui les remplaçaient. Pour la vitrine, ils racontèrent que des gamins du quartier avaient balancé des caillasses pour s’amuser. Ça arrivait parfois, aucune raison de ne pas les croire.
En 1933, sur ordre de Staline, le gouvernement de la RSSM transforma la Zona de Mertvecgorod en goulag. Sur les vingt millions de prisonniers condamnés aux travaux forcés par la justice soviétique au cours des vingt années suivantes, deux millions y purgèrent une partie de leur peine, ce qui fait de ce camp, surnommé « l’océan de merde », l’un des plus importants de toute l’URSS. Jusqu’à cinq cent mille prisonniers y séjournèrent en même temps.
Une faible partie des condamnés tombait sous le coup de l’article 58 du Code pénal soviétique, qui réprimait « tout acte visant à abattre ou affaiblir le pouvoir des soviets ouvriers et paysans établis par la révolution prolétarienne », mais la majorité était simplement coupable de vol selon les termes de la loi du 4 juin 1947, qui sanctionnait tout larcin, quelle qu’en soit la nature ou l’importance, d’une peine de cinq à vingt ans de camp.
Sur les deux millions de zeks qui, pendant deux décennies, trièrent, incinérèrent et recyclèrent une grande partie des ordures produites par l’Union soviétique, environ cent mille moururent sur place, principalement de maladie et de sous-nutrition, mais aussi d’accidents du travail ou bien de mauvais traitements infligés par les gardiens ou les ourki.
Ce texte inédit appartient au cycle des Chronique de Mertvecgorod, édité au Diable vauvert. Premier titre paru : Images de la fin du monde (mars 2020). Infos et détails : https://mertvecgorod.home.blog/
Information sur le livre :
Image de la fin du monde : Chroniques de Mervecgorod , Siébert Christophe, Au Diable Vauvert,
384 pages, ISBN 1030703256