La page blanche. J’appelle le chien. Autant le promener ! Nous partons dans le village. J’aperçois au loin les copains qui lisent devant leur maison. On va rigoler. On rigole toujours, même si on ne parle jamais vraiment bouquins : eux sont polars et thrillers, moi pas…
J’approche. Ils ont ce même sérieux sur le visage. Le rire sera jaune cette fois. Elle doit reprendre le travail la semaine prochaine. Femme de ménage dans les écoles, les institutrices de la municipalité voudraient qu’avec ses collègues, elles désinfectent les classes à longueur de journée, au milieu des enfants. Une absurdité qu’elle vit comme une mise en danger réelle, bien qu’elle doute encore de la reprise même des cours. Lui, il ironise, mais ne dit rien de plus. Il sillonne le canton en camion pour livrer des boissons dans les bars, les cafés et les restaurants. Il dépend donc aussi de leur réouverture. Et du chômage technique qui arrive aussi vite – c’est-à-dire lentement – que les décisions et directives de nos autorités concernant la branche.
« On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter », disait Kant. En France, alors que les familles monoparentales et les étudiants privés de leurs petits boulots crèvent de faim, des banlieues brûlent… On dira que leur révolte est stupide, comme son expression. Eux, pourtant, ce sont les certitudes qui les suffoquent : on retrouvera sous peu le même monde, mais il sera encore plus injuste et plus surveillé.
À chaque crise économique majeure, c’est la même histoire : les précaires deviennent pauvres et les pauvres, miséreux ! Et il faudra se réjouir une fois de plus de ne pas vivre en Afrique, en Équateur, en Syrie, aux États-Unis, autant d’endroits où l’on crève tout bonnement plus vite…
Alors la littérature ? Quel rôle peut-elle bien tenir dans tout cela ? Des philosophes, à l’instar de Comte-Sponville, passent à la télé pour prôner un retour au raisonnable et donc à la libre économie. La plupart des auteurs évoquent leur confinement petit bourgeois et souhaitent naturellement un retour rapide à ce quotidien qui garantit leur état. Les écrivains pauvres, comme tous les pauvres, on ne les entend pas. Et les rebelles qui remettent en question les valeurs débridées de nos sociétés, ce sont désormais les médecins, de très nombreux médecins en tout cas.
La page reste blanche quand je rentre. Je voudrais pourtant qu’elle prenne la couleur d’une voiture qui brûle le soir venu.