« – N’appelez jamais ceux d’en dessous…
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils sont en dessous… Ceux du dessus ne vous répondront pas.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils sont au-dessus, évidemment ! »
Goreng se réveille au 48e étage d’une prison verticale. Il apprend que pour se nourrir, il dispose de quelques minutes chaque jour pour trier parmi les restes des 47 étages supérieurs. Il en déduit que dans les niveaux inférieurs, très vite, il n’y a plus rien à manger. Voici en quelques mots rapides le synopsis de La plateforme, une production espagnole Netflix d’une rare violence, car… que mange-t-on quand il ne reste plus que son codétenu de comestible ?
Chaque prisonnier demeure un mois au même étage avant de se réveiller dans une nouvelle cellule. Son codétenu ne change que lorsqu’il meurt. Sa destination, elle, en revanche est aléatoire, même s’il y a mathématiquement plus de chance de tomber dans un étage où il ne reste rien. La faim devient donc très vite l’unique préoccupation à chaque étage, coupant court à toute morale. Ceux du sommet s’empiffrent, alors que ceux du fond s’entrebouffent.
Dans cette société, aucun des condamnés ne sait à quoi ressemble le système carcéral qu’il s’apprête à intégrer. Les employés mêmes de la prison ignorent son fonctionnement réel. Autrement dit : combien d’étages il y a vraiment dans cette tour ! Pourtant lorsqu’on leur propose d’emmener un objet, n’importe lequel, la plupart d’entre eux choisissent une arme. Un couteau. Un pistolet. Un fusil. De quoi se défendre… Sauf Goreng, le cœur pur, qui emporte un livre : le Don Quichotte de Cervantès.
Le livre, en soi, l’aidera-t-il à se sortir d’affaire ? Non, bien au contraire, il apparaît même comme une faiblesse qui accroît la prédation… Mais la posture intellectuelle qu’implique le choix prioritaire d’un vecteur d’idées sur un vecteur de violence induit une différence de comportement majeure ensuite : si, dans un cas comme dans l’autre, l’instinct de survie finit par prendre le dessus sur la morale quand la faim rend fou, l’un s’en révolte et espère une nouvelle réalité où personne ne serait jamais réduit à de telles extrémités, une réalité où nous ne partirions pas tous coupables au départ, quand l’autre épouse les dernières formes de sa condition d’animal.
Dans une crise comme aujourd’hui, alors que les plus fragiles meurent du gâteau qu’on refuse de leur partager plus facilement encore que d’habitude (je pense aux vieux, aux SDF, aux migrants, à tous ceux qui sont obligés de sortir pour travailler et qui s’exposent en même temps que leurs proches. Je pense aussi aux habitants de pays pauvres, entassés dans des taudis, délaissés par leurs gouvernements, parfois sans nourriture, ou pire, sans eau…), il peut paraître aussi ridicule de défendre la littérature et ses écrivains que d’emmener un livre en prison quand on peut prendre un revolver.
Pourtant, et même la culture populaire le comprend, les idées sont les seules choses au monde que l’on peut partager et qui se multiplient quand tout le reste s’amenuise en inégalités. Le livre, parce qu’il les véhicule, est donc la seule bataille qu’il ne faut pas perdre. Parce qu’il est la culture, la connaissance, l’éducation, la compréhension de l’autre et de soi. Les graines de toutes sagesses. L’espoir de meilleurs mondes possibles. Au moment où la pandémie met le livre et les auteurs à genou, il importe d’autant plus de s’engager à leurs côtés. Dans leur coin, toutes petites, Les plus belles plumes n’ont pas d’autre ambition. En nous soutenant, vous faites plus que de vous abonner à un magazine, vous vous engagez vous aussi pour l’avenir des lettres et de leurs acteurs les plus essentiels, les écrivains.