Figurez-vous qu’au moment où j’écris ces lignes c’est tout à la fois la canicule (j’ignore comment ça se passe chez vous mais dans mon coin, tous les mois d’avril, depuis dix ans, les commerçants implorent les dieux, « pourvu qu’il n’y ait pas de canicule cette année », et le mois d’août venu hurlent de désespoir, « Nous sommes maudits ! Il n’a jamais fait aussi chaud depuis… — Depuis l’an dernier, imbécile ») et les prémisses de la rentrée. Celle des classes, qui aura lieu dans quelques semaines (enfin, si tout va bien – je me souviens, enfant, j’espérais très fort le surgissement d’une catastrophe assez puissante pour annuler ce putain de cours de math, il faut croire qu’elle est enfin arrivée, avec trente ans de retard, certes, mais Dieu est comme la Poste, un service public hors d’usage, il ne faut pas trop râler), et aussi la fameuse rentrée littéraire de septembre (j’espère que vous n’en avez pas marre des parenthèses, j’en ai encore quelques-unes en stock).
Bon, cette année, la rentrée est assez calme. Seulement 511 romans, dont 366 de langue française, 30 de plus que l’an dernier, nous précise « Livres-Hebdo », jamais avare de statistiques dont on ne sait que faire. Ouf. Nous voilà loin de la surproduction des années antérieures, 524 en 2019, rendez-vous compte. Tout le monde fait des efforts. Ça fait plaisir à voir.
N’écoutant que mon courage, j’ai arpenté les rayonnages de Darty – enfin, de la Fnac, enfin, c’est pareil, d’ailleurs je trouve ça pratique, ces fusions : pouvoir acheter dans le même magasin le dernier Muriel Barbery ET le robot ménager qui permettra d’en faire de la purée, voilà un plaisir moderne dont on aurait tort de se priver. Eh bien, accrochez-vous à votre masque anti Covid, c’est pas triste : « Certains êtres sont parfois des virtuoses involontaires de l’instrument que nous sommes », nous avertit l’invertébré Raphaël Enthoven, tandis qu’Isabelle Carré, elle aussi chez Grasset, relance de dix : « Comme les Indiens, ils se sont laissé surprendre ; comme eux, ils n’ont pas les bonnes armes. Leur imagination saura-t-elle changer le cours des choses ? » Pas assez mielleux à votre goût ? Soyez tranquille, Grégoire Delacourt vous attend au tournant. Ses câlinous littéraires développent la puissance d’une Tractopelle lancée à l’assaut d’un champ de betteraves (et je vous laisse imaginer, dans ma métaphore inepte, à qui se rapporte le rubescent légume) : « Fureurs, rêves et désirs s’entrechoquent dans une France révoltée. Et s’il suffisait d’un innocent pour que renaisse l’espoir ? » Vous allez me prendre pour un type méchant et injuste, qui ne s’acharne que sur Grasset, mais pas du tout, Flammarion aussi m’intéresse : dans Une fille de rêve, « Éric Laurrent met en scène Nicky en digne héritière de Nana et magnifie, par son style délicieusement raffiné, cette histoire de starlette ordinaire en conte de fées tragique », tandis que dans Comme un empire dans un empire « Juliette souffre de la “maladie des ondes”. Raison de son déménagement au cœur d’une zone blanche de Belgique. Fille de la ville, que va-t-il lui arriver dans ces paysages plats et mornes où la violence couve autant que l’humanité ? » Que de questions, mes amis, que de questions !
« La rentrée de septembre est une ” forêt joyeuse “. Nous pourrions filer la métaphore et en rajouter scabreusement sur les souches pourries, les champignons douteux et les flaques de boue malodorantes. »
Christophe Siébert
Alix Penent, directrice éditoriale de Flammarion, l’affirme et nous aurions tort de ne pas prendre sa menace au sérieux : la rentrée de septembre est une « forêt joyeuse ». Nous pourrions filer la métaphore et en rajouter scabreusement sur les souches pourries, les champignons douteux et les flaques de boue malodorantes, mais je préfère filer tout court et quitter une fois pour toute la forêt joyeuse – je n’aime ni Gargamel ni Winnie l’ourson et j’ai la flemme d’en rajouter des couches sur Gallimard ou le Seuil, après tout mes signes sont comptés et si je suis payé pour vous faire ricaner en crachant ma bile telle une hyène atrabilaire, j’ai aussi plaisir à vous faire découvrir deux ou trois trucs qui valent le détour, comme les éditions Rivière Blanche.
De la forêt à la rivière, la transition était toute trouvée, mais c’est pas parce que cette rivière-ci est blanche qu’il faut vous attendre à barboter dans de la littérature confortable et tiède comme le légendaire lait d’ânesse où trempait Cléopâtre. Ici, en fait de Cléopâtre on a plutôt affaire à des auteurs qui ont trop sniffé, durant leurs vertes années, la colle à papier du même nom. (Et ceux qui prétendent n’avoir jamais goûté ce délice : fieffés menteurs.)
Si vous avez spontanément établi un rapport entre Rivière Blanche et Fleuve Noir, vous gagnez un paquet de nouilles (écrire à la rédaction, qui transmettra). Car, oui, l’une est bien le prolongement de l’autre. Comme le rappelle le site, « Rivière Blanche publie des manuscrits dans l’optique résolument nostalgique des années 1970. Les maquettes de couverture de nos collections ont été d’ailleurs volontairement conçues en tant qu’hommages aux anciennes collections “blanche” et “bleue” d’Anticipation et “noire” d’Angoisse du Fleuve Noir, indiquant par là même nos préférences éditoriales. » Co-créée en 2004 par Philippe Ward (pseudonyme de Philippe Laguerre, et quand on sait que son associé s’appelle Jean-Marc Lofficier, Lofficier et Laguerre, moi ce genre de truc ça suffit à me rendre heureux pour le reste de la journée), qui a obtenu le prix Masterton en 2000 pour son roman Irrintzina – il en a publié un bon paquet d’autres, dans à peu près tous les mauvais genres, dont le thriller Manhattan Marilyn, chez Critic en 2016, qui a connu un certain succès –, Rivière Blanche est une maison résolument alternative, autrement dit sans diffuseur ni distributeur, presque absente des librairies et dont les éditeurs, directeurs de collection et autres intervenants bossent bénévolement. Ainsi, les deux bouquins dont je vais parler aujourd’hui ont rapporté à leurs auteurs, en une année d’exploitation, moins de pognon que cette chronique à votre serviteur. Ce sont des étrangetés dont il faudra rendre compte quand la révolution éclatera enfin.
Mais toutes ces difficultés n’empêchent pas le catalogue de Rivière Blanche, au bout de près de quinze ans, de compter plus de 450 volumes répartis dans les collections principales – calmez-vous, les gars ! – ni surtout de proposer au lecteur curieux et fouineur pas mal de petites perles et même quelques chefs-d’œuvre. Évidemment, mes goûts scabreux me portant surtout sur le sang, la tripaille, le caca dans la tête et autres cochonneries qui n’ont guère leur place dans la joyeuse forêt de l’édition mainstream, c’est de la collection Noire dont je voudrais vous parler aujourd’hui, plus particulièrement de Galerie Noir, le deuxième roman de Sébastien Gayraud.
Le livre, construit comme un parcours au sein d’un espace labyrinthique à la réalité mal définie, commence en toute logique par un chapitre intitulé « Entrée », et se termine par « Sortie ». Entre-temps, le personnage principal, nommé Le Voyeur, aura exploré la tour Antenna, bâtie dans un quartier d’affaire anonyme par un architecte à propos de qui on sait peu de choses et dont le nom, Christian J. Christian, fournit une première indication quant à l’aspect équivoque de l’histoire que nous nous apprêtons à découvrir – et c’est d’ailleurs cette ambivalence généralisée qui justifie la présence du Voyeur dans ces lieux :
« La tour Antenna avait un secret, lié à un des pactes les plus étranges jamais négociés dans le monde de l’architecture. Ce secret non dissimulé, visible à tous les regards, Christian J. Christian y avait consacré toutes ses connaissances, son génie, utilisé toutes les failles juridiques pour l’implanter dans les fondations de son bâtiment, sans la moindre interférence des autorités extérieures, dans le silence des entreprises qui en surplombaient les étages. Il avait imposé, en toute légalité, sa création définitive, sa propriété privée, ce défi ultime à toutes les consignes de sécurité. Il avait donné vie à son œuvre occulte, ouvert une brèche dans le sous-sol de l’immeuble. Car c’était là son secret.
Une brèche au cœur de l’architecture.
La Galerie Noir. »
Là, si vous ne vous êtes pas rué sur un site de vente en ligne pour vous procurer le bouquin, je ne peux pas faire grand-chose pour vous. Mais si vous voulez que j’enfonce le clou, je peux attirer votre attention sur cette langue à la fois grandiloquente et rigoureuse, c’est-à-dire qui doit aussi bien aux voix off des mondo movies, dont l’auteur est un spécialiste reconnu, qu’à cette écriture classique et faussement blanche qui caractérise la SF sociale des années 70-80 (de Dick à Ballard en passant par Thomas Dish avec mes sabots, dondaine). Je peux aussi, je n’ai peur de rien, vous mettre sous les yeux les indices dont ces quelques lignes sont déjà parsemées : la répétition du mot « brèche », doublonnée avec « faille », le champ lexical froidement paranoïaque, le tranquille coup de pied dans les couilles à mamie syntaxe (Galerie Noir).
Et si ça ne suffit toujours pas, je suis même prêt à vous résumer le bouquin. C’est à la fois pas dur et impossible : le Voyeur visite la Galerie Noir et nous le suivons. Mais c’est quoi, exactement, cette galerie qui donne son titre au livre ? Un espace d’art contemporain dégénéré dédié à « l’apocalypse culture » (d’après le bouquin d’Adam Parfrey) ? Un labyrinthe ? Une hallucination ? Un parcours initiatique ? Une collection de fantasmes bizarres et d’anecdotes (parfois données pour vraies) issue de l’improbable croisement entre un situationniste dépressif et un William Burroughs en plein sevrage ? Un lieu hanté ? Autre chose encore ? Moi, sans trop m’avancer, j’y vois surtout – c’est mon côté intello, mais je suis alcoolique, ça rééquilibre – un espace aussi ambigu que l’est le livre lui-même, car au fond c’est quoi, un livre ? Un objet physique constitué d’encre et de papier, un produit économique (et donc un rapport social), du texte, un accès direct à ce qui se trame dans la tête de l’auteur, autant de réalités simultanées que le lecteur traverse.
Mais c’est aussi un roman-monde, ou un roman mental, qui aborde, sous couvert de l’exploration menée par son héros, toutes sortes de sujets, depuis les tueurs en série jusqu’aux paraphilies les plus méconnues, en passant par le cinéma d’exploitation ou les différents camps de concentration qui ont émaillé l’Histoire. Toutes ces obsessions ont en commun la fascination de l’auteur pour le dérèglement du monde et dressent le catalogue désespéré et goguenard d’une fin du monde démarrée voici un bon moment. Ils structurent un livre qui peut tout aussi bien se lire de façon linéaire qu’en l’ouvrant au hasard, en quête d’un électrochoc ou d’une prophétie forcément pessimiste.
Bon, vous m’avez compris. Si vous êtes amateurs d’énigmes (plutôt que de mystères : dans Galerie Noir, aucun Rouletabille ne surgira à la fin pour tout vous expliquer. Par contre vous croiserez d’autres personnages, tel que Sébastien, le prof de cinéma – tiens, tiens – et la psychiatre Nathalie de Salvo qui se chargeront d’épaissir la sauce tout en renforçant cette impression de cohérence cheloue, comme si la clef de tout ça flottait en permanence à la lisière de votre champ de vision), si vous aimez la noirceur, le fétichisme, l’étrangeté, allez donc explorer la tour Antenna, vous n’en reviendrez pas – au sens propre du terme, éventuellement.
Encore quelques mots sur la collection Noire : presque contemporaine de la création de la maison (les premiers titres paraissent dès 2006 et rééditent les classiques depuis longtemps introuvables des excellents Gilles Bergal et André Caroff, ce dernier ayant été l’auteur de dizaines de romans de gare pour (justement) le Fleuve Noir – et il faudra à l’occasion que je consacre une chronique à expliquer ce qu’est le roman de gare et pourquoi je l’aime), cette collection est désormais dirigée par Antoine Dumont, également auteur, sous les noms de plume d’Artikel Unbekannt et Schweinhund, de textes aussi étonnants que ses pseudonymes sont illisibles, ce qui me permet de parler d’un autre bouquin très intéressant et presque aussi inclassable, écrit par Claire Von Corda et paru hors collection, mais dirigé toujours par Antoine Dumont – lequel semble donc, dans la vaste boutique de Monsieur Ward, préposé aux livres bizarroïdes.
Claire Von Corda, pour l’instant passée sous les radars de la plupart des critiques, se partage entre musique, poésie et nouvelles. Son écriture – et le recueil de textes courts qui nous occupe ici, Du délire, exprime pleinement cette tendance – s’intéresse surtout à la forme et à la langue. Portées par un travail précis (et parfois précieux) de sonorités, d’assonances, d’allitération, soutenues par un intérêt très marqué pour la métrique, la répétition, la circularité et le lexique, les histoires macabres, intimistes, névrosées de Claire Von Corda, parfois teintées de fantastique ou de surnaturel, embarqueront dans un trip inquiétant et réjouissant l’amateur de curiosité, pour peu qu’il soit plus intéressés par la découverte d’une voix, d’un style en devenir et en construction, que par des mécaniques narratives rigoureuses (il ne serait pas étonnant, d’ailleurs, que l’expression « mécanique narrative rigoureuse » sonne comme une insulte aux oreilles de l’auteure).
« Littérature de l’absence, littérature de l’attente, les histoires de Von Corda sont souvent construites autour d’un manque, sans qu’on ne sache toujours, ni ne comprenne, ce qui manque exactement. »
Christophe Siébert
Littérature de l’absence, littérature de l’attente, les histoires de Von Corda sont souvent construites autour d’un manque, sans qu’on ne sache toujours, ni ne comprenne, ce qui manque exactement. Si cette écrivaine se débarrasse de quelques maniérismes, affûte son sens du rythme, travaille sa technique et met un peu de narration dans son vin, elle va sans aucun doute nous jeter au visage, dans les années qui viennent, quelques bouquins pas piqués des vers. Dans son ouvrage Du délire, je mettrais une mention spéciale à Softly, nouvelle diablement efficace et émouvante, d’une plus grande rigueur que le reste du recueil, travaillée par une noirceur douce et une violence poignante. Ce texte parvient à un bel équilibre entre l’atmosphère poétique et onirique (voire cauchemardesque) recherchée par l’auteure, et la nécessité d’ancrer cette ambiance dans un récit – et c’est donc par un extrait Softly qu’on va terminer cette chronique, sans avoir eu le temps de parler du formidable Walter Kurtz était à pied, publié par Emmanuel Brault chez Mu, ni du génial Méfiez-vous du chien qui dort, de Nancy Kress, chez Hélios, et que je vous avais promis la dernière fois – tant pis !
« Corps creux sans artifice d’une laideur à tomber par terre, à couper le souffle, à couper au couteau, ma carcasse s’effrite et se déplace sur les pas déjà tracés. Je cherche l’orthographe des mots et perds les valeurs sûres de la communication.
Je n’ai pas de haine, pas de violence, pas de direction, pas de chose à qui, à quoi en vouloir.
Je suis dépouillé, cambriolé, vidé. Comme quelque chose de neuf sans attente d’être comblé.
Dites-moi comment être souriant. Dites-moi comment ne pas faire peur aux enfants.
Je fais la sortie des écoles.
Je ne fais rien d’autre que faire la sortie des écoles et emporter avec moi les souvenirs de ces corps en devenir. Je m’enveloppe dans mon grand imperméable gris, près de la grille et je regarde en coin. Non, je n’attends personne. »
Bon, vous voyez, quoi. Ce qui est sûr, c’est que c’est pas en publiant des désaxés du calibre de Gayraud ou Von Corda que Schweinhund finira directeur de collection chez Gallimard. Encore un effort, bon sang, arpente un peu plus souvent la joyeuse forêt de la rentrée littéraire – ressaisis-toi, camarade, on compte tous sur toi pour nous feelgooder la life.